La civilisation de l’avant-dernière planète de Sirius était considérée de droit comme la plus ancienne de la Galactique.
Kron Four était un vrai fils du Troisième niveau. Il ne communiquait pas avec les habitants des deux premiers niveaux, ces veinards qui savaient ce que c’est que l’air libre, embaumé du souffle de la véritable verdure.
Il n’avait jamais vu le soleil, ne connaissant que l’éclairage artificiel. Pas étonnant, puisque le Troisième niveau se situait à des milles sous la terre. Le magma bouillonnait derrière les épaisses dalles de neutrite. Les dalles étaient constamment refroidies par l’hélium liquide, qui circulait nuit et jour dans les tubes, noyés dans les abouts des blocs protecteurs. Au demeurant, les notions de « jour » et de « nuit » étaient purement conventionnelles au Troisième niveau. La journée y était dosée par des machines ; il est vrai que, disait-on, elles le faisaient en stricte conformité avec ce qui se passait là-haut, à la surface.
Tôt le matin, les panneaux rosissaient. Un coup de gong strident faisait voler en éclats le silence épais qui n’éxiste que sous la terre. Les tapis roulants, qui couraient tous dans le même sens, se remplissaient rapidement. Les habitants du Troisième niveau étaient pressés. Les insatiables robots protéiques les attendaient. Au repos de nuit, ils réclamaient des « aliments » toujours nouveaux, que seul l’homme pouvait leur donner. Dans la journée, ils engloutiront l’information qui s’était accumulée durant la nuit dans le cerveau de ces hommes pressés, couleur de brique à cause des panneaux de quartz et tous recouverts de peau synthétique bleue.
Cet habit antiradiation accompagnait les habitants du Troisième niveau de la naissance à la mort.
La veille, Kron eut quatorze ans. C’est ce que le Maître lui apprit en grand secret.
Ceux du haut estimaient que les habitants du Troisième niveau n’avaient pas à connaître leur âge, de même que bien d’autres choses. Dans l’idéal, ils ne devaient rien savoir du tout, ni sur eux, ni sur les autres.
En somme, cela avait un sens. Moins l’habitant du souterrain serait informé sur lui-même, et mieux cela vaudrait. « L’habitant du souterrain ne s’appartient pas », était l’axiome que l’on répétait depuis leur enfance aux habitants du Troisième niveau. Ces derniers n’avaient pas à chercher leur raison d’être, puisqu’elle était claire dès le début : élever son biofrère protéique, qui sera envoyé vers d’autres planètes, les préparer pour les futurs colons. L’homme ne supportera pas les formidables fluctuations de pression et de température, les orages magnétiques de millions d’œrsteds, les averses de positrons… et tant d’autres surprises désagréables du cosmos. Les manipulateurs ne seront pas d’un grand secours en l’occurrence parce qu’il est impossible de prévoir tout ce qui peut arriver. Et puis, ils coûtent assez cher. C’est une autre chose que les robots protéiques de quatre mètres de haut, érigés dans les tours de synthèse. Quoique, au bout du cours d’éducation, ils ressemblent beaucoup à l’homme, c’est, bien sûr. dans une tout autre argile qu’ils étaient pétris. Leur force et leur endurance étaient de loin supérieures à celles de l’homme.
Certes, dans le cosmos, des protéiques périssaient aussi, mais comme ils n’étaient pas des hommes, ni même des animaux, aucune des multiples sociétés de protection des animaux ne protestait.
En fin de compte, la destruction d’une machine, si sophistiquée et coûteuse soit-elle, est une chose inévitable lors de l’exploration des planètes nouvelles.
La population du Troisième niveau ignorait la vie privée. Tout était subordonné à une seule occupation, l’éducation des biofrères. La nuit, quand les hommes plongeaient dans un sommeil agité, leur cerveau, à l’aide d’appareils hypnopédiques, étaient remplis d’informations variées, des documentaires relatant des expéditions dans l’espace aux instructions sur la soudure des métaux dans le vide.
Les songes… C’était, semble-t-il, la partie la plus vivante de l’existence des habitants du Troisième niveau. Et, parfois, il leur était difficile d’établir où finissait le songe et où commençait la réalité. Que faire ? Les savants avaient depuis longtemps prouvé que dans son sommeil l’homme assimile mieux l’information.
La nuit passait, venait le matin, et, médiatisée par l’homme, l’information était transmise à son biofrère.
C’est que les biofrères ne pouvaient pas assimiler de manière critique l’information qui leur était transmise directement, par exemple sur microfilms. Ils l’enregistraient tout simplement, la retenaient comme une bande magnétique « mémorise » un motif mélodique. Or, tout homme, même le plus borné, ne fera pas qu’entendre et retenir même une mélodie primitive. Cette mélodie peut lui plaire ou lui déplaire, elle appellera inévitablement chez lui un enchaînement plus ou moins complexe d’associations d’idées, fussent-elles inconscientes, éveillera des souvenirs, inspirera des pensées, gaies ou tristes…
C’est ce qui manquait au protéique et c’est ce que l’homme seul pouvait lui donner.
Les habitants du souterrain étaient comme ces fourmis ouvrières qui mâchent la nourriture des reines. Mais ils n’en avaient pas conscience. Ceux d’en haut, tels des dieux, le savaient, eux.
Ayant donné au biofrère tout ce qu’il avait appris durant la nuit, l’habitant du souterrain oubliait aussitôt ce qui, il y a une heure encore, lui apparaissait avec des couleurs vives. Après que le biofrère eut « copié » l’information de son éducateur du souterrain, le cerveau de celui-ci redevenait net comme un tableau d’école essuyé. Le soir, ses cellules cérébrales étaient absolument vides.
Puis, la nuit tombait, et tout recommençait…
Ceux d’en haut organisèrent les choses de telle sorte qu’après la séance de communication avec le biofrère, l’homme devait oublier complètement ce qu’il avait vu en rêve la nuit précédente ; sinon, il se produirait, chose inadmissible, une confusion d’informations. Le cerveau protéique ne pouvait absorber l’information qu’à des doses strictement calculées.
Pour la même raison, celui du souterrain devait en savoir le moins possible tant sur lui-même que sur les autres. En aurait-il besoin ? Il n’était qu’un informateur, et les données superflues ne feraient que surcharger son cerveau.
Et puis, l’information sur soi-même est difficile à effacer, elle peut rester pour toujours.
Les habitants du souterrain ne se souvenaient pas les uns des autres, les liens de parenté leur étaient inconnus. Ils formaient une masse compacte et impersonnelle qui quittait le matin et regagnait le soir ses « cellules » aseptisées.
Il était donc étonnant que Kron Four eût remarqué depuis un moment ce personnage de grande taille et légèrement voûté. Il y avait dans le regard de cet homme quelque chose qui attirait l’attention. Ses yeux n’étaient pas vides et inexpressifs comme ceux des autres hôtes du souterrain. Le garçon sentait confusément que l’homme le captivait. Et est-ce que le fait qu’il se souvenait de ce vieillard n’était pas déjà extraordinaire en soi ?
Plusieurs jours de suite, ils se rencontrèrent de bon matin sur le tapis roulant et, une fois, le vieux sourit même à Kron et lui adressa un clin d’œil à peine perceptible. La peau synthétique se gonflait sur le corps du vieillard, comme si elle appartenait à un autre, bien que cela fût impossible, car l’enveloppe protectrice était pulvérisée directement sur le corps de l’habitant du souterrain.
Une fois, leurs doigts se touchèrent sur la main courante de caoutchouc, ce serpent interminable qui luisait dans la lueur rappelant l’aube des panneaux.
— Après la séance, viens me voir, murmura le vieillard en regardant de côté. Section 12, chambre 626. Retiens le numéro : 626.
Et il retint ces chiffres. Pour la première fois, il quitta son biofrère en gardant quelque chose dans sa mémoire.
« Section 12, chambre 626 », se répétait Kron, passant d’un tapis sur l’autre.
Le vieillard ouvrit tout de suite, comme s’il l’attendait derrière la porte. Il fit asseoir Kron dans un fauteuil en plastique, qui changea immédiatement de forme, et lui-même s’installa sur un curieux trépied dans un coin de la pièce.
— Je m’appelle…, commença le garçon. Il voulait débiter la seule chose qu’il connaissait.
— Je sais : Kron Four, interrompit le vieillard. Tu es étonné ? Je sais bien d’autres choses encore.
— Mais comment…
— Je retiens ? Je te l’apprendrai. L’homme ne peut pas vivre sans mémoire, sinon il se transforme en robot.
Ce soir, ils ne parlèrent pas longtemps et le vieillard regarda constamment vers la porte avec inquiétude.
— Rendez-vous demain, dit-il à la fin.
— Dis-moi…
— Appelle-moi Maître. C’est plus facile à retenir.
— Dis, Maître, comment te reconnaîtrai-je ?
— Ne t’inquiète pas. — Le vieillard lui caressa les cheveux. — Je te trouverai. Le matin, sur le tapis. Et plus tard, quand tu auras une mémoire plus solide, tu retiendras le numéro de ma chambre et beaucoup d’autres choses.
— Mais si je retiens… que deviendra mon frère protéique ?
— L’homme d’abord, le frère protéique ensuite, dit le vieillard.
— Et ils servent à quoi, les frères protéiques ? demanda Kron.
— Je te le dirai demain. Maintenant, pars.
Mais ils ne se rencontrèrent ni le lendemain, ni le surlendemain. Kron oublia le Maître, son visage, ses mains et sa voix, ne ressentant qu’une sourde et inconsciente angoisse. Il lui semblait tout le temps avoir perdu quelque chose, mais le garçon n’aurait su dire exactement quoi.
Le protéique était agité et capricieux. Pendant toute la séance, il essaya d’attraper Kron. Et il fallait voir ses mains, elles étaient énormes. Kron vit lui-même des protéiques, au bout de leur cours d’éducation, faire un nœud à un rail d’acier sur ordre de l’opérateur… Mais il n’y avait personne à qui se plaindre. Demain, peut-être, le géant se calmerait.
— Voilà où tu es, mon petit.
Kron tressaillit. Il sentit la chaleur de la paume qui se posait sur sa main. Et le retour dans sa mémoire du visage oublié du Maître fut pour le garçon plus cher que pour Colomb, à bord de la Santa Maria, la vue de l’Amérique.
Cette fois, ils parlèrent longtemps.
Le Maître, enthousiaste, lui expliqua l’univers, les planètes et les étoiles. Kron saisissait chaque mot, s’efforçant de le retenir. Il sentait ses yeux se dessiller et les liens qui entravaient sa mémoire, se défaire.
— Chaque étoile est un immense soleil flamboyant, dit le Maître.
— Oui, je me souviens… J’ai fait un rêve, une fois… Un vaisseau… Je me trouvais dans le poste de commande… Et sur l’écran panoramique, une boule de feu hirsute…
— C’était le soleil.
— Mais je ne puis me rappeler rien d’autre…
— Certes, mais tu verras le soleil.
— Celui qui est de quartz ?
— Non, le vrai.
— Et toi, tu as vu le soleil, Maître ?
— Oui… il y a bien longtemps.
— Raconte, pria Kron.
— Il chauffe doucement. Et il brille tellement qu’on ne peut le regarder sans avoir mal aux yeux. Il est comme de l’or incandescent.
— L’or. J’ai vu de l’or incandescent. Je m’en souviens… J’ai vu en rêve l’extraction des métaux lourds que l’on trouve dans l’écorce de la planète. Sur le soleil aussi, il y a des hommes ?
— Non, la vie est impossible sur le soleil. Elle ne peut surgir que sur les planètes, corps célestes qui tournent autour de l’astre-mère. Nous autres aussi, hommes, vivons sur une planète qui s’appelle Elma.
— Elma, répéta Kron.
— A l’époque, les hommes vivaient à la surface d’Elma. Maintenant, ils sont si nombreux qu’ils peuplent toute la planète de part en part. Le Premier niveau se situe au-dessus d’Elma. Le Deuxième, à sa surface, et le Troisième, celui où nous sommes, à l’intérieur de la planète. On dit que la salle principale, que nous traversons chaque jour, se trouve en plein centre d’Elma.
— Heureux qui peut voir le soleil, dit Kron.
— Tu le verras, répéta le Maître.
Le temps aidant, Kron apprit à établir des distinctions entre les gens. Il découvrit avec stupéfaction qu’ils étaient tous différents. Il retint beaucoup de choses, mais c’est le récit du Maître sur le ciel qui lui avait véritablement touché le cœur.
— Notre planète possède une enveloppe atmosphérique, disait un jour le Maître. As-tu jamais vu le ciel ? En as-tu rêvé ?
— Le ciel ? répéta Kron. Il secoua la tête. Je ne sais pas. Je ne m’en souviens pas. Comment est-il, le ciel ?
Le Maître réfléchit. Un pli vertical apparut à la base du nez.
— Le ciel, c’est la chose la plus exquise que l’homme puisse s’imaginer. Quand on regarde au loin, on a l’impression que le ciel rejoint la terre. En même temps, le ciel est infini. Il change tout le temps, tantôt sombre, tantôt souriant…
— Et sa couleur ? s’enquit le garçon.
— Bleu clair.
— C’est quoi, bleu clair ?
— Tu ne connais pas cette couleur, petit, dit le Maître. Et puis, on ne peut pas décrire le ciel. Il faut le voir.
— Je quitterai le Troisième niveau ! dit Kron. Et je verrai le ciel. Et le soleil.
— Il est difficile de sortir du Troisième niveau, répondit le Maître. Même si tu réussis à franchir la protection magnétique… Dès que tu te montreras là-haut, tu seras reconnu et arrêté.
— Reconnu à quoi ?
— Les habitants des niveaux supérieurs ignorent la peau synthétique. Ils n’ont pas à craindre les radiations. Et ton vêtement leur sautera aux yeux.
— J’ôterai mon enveloppe de plastique ! s’exclama Kron.
— Ce n’est pas plus facile que d’enlever sa propre peau, dit le Maître.
Est-ce que Kron pouvait savoir que c’était là leur dernière conversation ? Après cette rencontre, le Maître disparut. Lorsque, le lendemain, après la séance, Kron vint devant la porte familière et frappa comme convenu, un homme en sortit.
— Je voudrais voir… le Maître, fit Kron, déconcerté.
Le sourire de l’homme paraissait collé sur son visage.
— Avant vous… il y avait ici… un autre homme…, balbutia Kron.
L’homme indifférent, regardait le bout opposé du couloir désespérément droit. Il semblait ne pas remarquer Kron, et le sourire déformait toujours son visage impassible. « Mais il dort, pensa-t-il. Et il voit un nouveau rêve que, demain, après l’avoir transmis à son protéique, il oubliera à jamais. Seulement, pourquoi a-t-il réagi quand j’ai frappé à la porte ? Le Maître l’a expliqué un jour : le sommeil hypnotique se distingue du sommeil ordinaire. Le Maître… Où est-il maintenant ? Que lui a-t-on fait ? »
Kron fit faire demi-tour à l’homme, le poussa doucement, et l’autre, marchant comme un mannequin, se dirigea vers le fond de la pièce. La porte se referma sur lui.
Le Maître lui laissait entendre qu’il s’était glissé au Trosième niveau après avoir étudié les fiches de plusieurs habitants du souterrain, dont celle de Kron. C’est là qu’il avait appris le jour de la naissance de Kron. « Je dois vous éveiller à la vie humaine », lui dit le Maître sans préciser. Et il ajouta que, s’il était pris sur le fait, il périrait.
Se peut-il que le Maître ait été pris ?
Tête baissée, Kron marchait lentement. A côté de lui, courait le tapis rempli de monde. L’impression qu’ils étaient tous identiques était trompeuse. Les vêtements sont les mêmes, d’accord. Mais chacun d’entre eux est tout un univers de pensées et de sentiments. Oui, un univers endormi. Et qu’il faut éveiller !
Peut-être, Kron ne réfléchissait-il pas en ces mêmes termes. Il est possible que ses pensées ne soient pas aussi nettes. Mais c’était là leur esprit général.
Arrivé près de son logement, ne différant en rien de celui du Maître, Kron se rappela le visage stupide du nouveau locataire du 626. Se peut-il que Kron, lui aussi, ait été comme lui ? Il faut éveiller tous ceux du Troisième ! Seulement, il ne pourra rien faire seul. L’important est de parvenir là-haut et de trouver les compagnons d’idée du Maître. Il y en a, il doit y en avoir ! Il est possible qu’ils ignorent jusqu’à l’existence de leurs frères privés de mémoire, éducateurs des robots protéiques, qui languissent au Troisième niveau.
Et si le Maître n’avait pas été arrêté, s’il suffisait de bien le chercher ?…
Pendant les quelques jours suivants, Kron parcourut les étages et les sections à s’en faire éclater le cœur. Cela ne passa pas inaperçu. Les cellules photo-électriques installées à chaque carrefour ne tardèrent pas à enregistrer l’activité insolite de l’adolescent. Encore deux ou trois notes secrètes, et Kron n’aurait pas la vie facile : à l’intention de ceux dont le comportement s’écartait de la norme, il y avait des locaux spéciaux aux murs blindés…
Heureusement, Kron comprit que rechercher le Maftre était vain.
Il connut alors une période de faiblesse. Le garçon marchait à peine, les jambes étaient comme du plomb. Il s’efforcait d’être comme tout le monde : le matin, il croquait sa briquette de chlorelle, se dépêchait de regagner son élève exécré, sautait adroitement d’un tapis à l’autre. La nuit, il restait longtemps sans pouvoir trouver le sommeil, résistant à l’hypnose. Quant à son biofrère, même si Kron ne faisait presque pas de rêves, lui ne pouvait pas se plaindre de l’absence d’informations : Kron lui transmettait ce que le Maître lui avait appris, et il semblait que l’élève s’en contentait, pour le moment, du moins.
Maintenant que le Maître avait disparu, une seule idée possédait Kron : aller là-haut, vers le soleil et le ciel. Regardant les panneaux lumineux, il ne pouvait pas ne pas songer au lointain soleil. Or, pour le voir, il fallait franchir les quelques milliers de milles de la couche souterraine.
D’abord, il devait se débarrasser de cette peau synthétique.
Se décidant, Kron fit une incision sur son bras gauche et essaya d’arracher le lambeau, mais la douleur faillit lui faire perdre connaissance. Pourtant, après quelques vaines tentatives, cela alla mieux. Avec un scalpel, Kron parvint à découper la fine couche de peau synthétique. Le matin, il recollait ce qu’il avait arraché la nuit pour ne se distinguer en rien de ses multiples collègues pour le moment impersonnels !
Enfin, le moment arriva où Kron termina son douloureux labeur, retirant le dernier lambeau. L’aube était proche. Les murs allaient filtrer leur lueur matinale et le bras mécanique, tendre de sa niche la briquette du petit déjeuner. Puis, le gong résonnerait, annonçant le commencement d’une nouvelle journée…
Kron plia soigneusement la vieille écharpe tricotée que le Maître lui avait offerte. Le Maître racontait que les habitants chanceux des niveaux supérieurs portaient des pagnes. Et Kron n’avait pas d’autre tissu que celui de l’écharpe.
Sautant dans le couloir au coup impérieux du gong, Kron vit qu’il grouillait déjà d’hommes pressés. Blêmes au sortir du sommeil hypnotique, ils ressemblaient à des spectres silencieux. Même le hâle dû au quartz ne les rendait pas plus agréables à voir.
Kron se sépara du flux commun et se glissa rapidement dans un étroit passage, où l’on ne pouvait pénétrer que de côté. Il lui sembla que la photocellule cligna d’étonnement, mais il n’avait pas le temps de réfléchir. Il n’avait qu’une idée : s’échapper, parvenir jusqu’en haut.
Regardant peureusement autour de lui, le frêle garçon arrangea son pagne et entra dans la cabine de l’ascenseur. Seul un homme trapu s’y affairait devant le tableau de commande.
— On s’en va ou quoi ? demanda-t-il sans se retourner.
Kron marmonna quelque chose.
— Bon, ça va, dit l’homme, conciliant. Il essuya sur le tableau une tache invisible. Tu sais, quand je descends dans cet enfer, je ne suis plus moi-meme. Je m’attends à tout instant à ce qu’on m’attrape pour m’enfiler cette saleté de peau synthétique et faire de moi un de ces malheureux éducateurs. D’accord, je comprends qu’il n’y a rien à craindre. Le Troisième niveau est rempli depuis longtemps, mais je ne peux pas réprimer cette sensation. Et toi encore, qui jettes de l’huile sur le feu…
Kron était sur le point de s’évanouir. Blotti sur le siège arrière, il réalisait que le liftier l’avait pris pour quelqu’un d’autre et pensait avec horreur à ce qui se produirait s’il était démasqué.
— Si tu ne veux pas répondre, tant pis, dit le liftier. Fais marcher le dispositif antigravitation !
Kron comprit aussitôt qu’ils allaient s’élancer vers le haut et qu’il s’agissait du dispositif antisurcharges. Le Maître lui avait parlé des fortes surcharges dues aux accélérations brutales. Kron lui-même, lorsque sa mémoire aride commença à se rétablir peu à peu, se souvenait fréquemment de ses songes dans lesquels il effectuait des vols cosmiques. Dans ces derniers, on luttait toujours contre l’accélération. Les hommes se déplaçaient grâce à des manipulateurs, sans lesquels ils étaient maladroits comme des bébés. Mais même ces manipulateurs ingénieux ne leur épargnaient pas la terrible force de la pesanteur, lorsque l’accélération de l’astronef était trop grande.
Que devait-il faire maintenant ?… Il ne savait pas faire fonctionner le dispositif antigravitation. Ce n’est quand même pas au liftier qu’il le demanderait. L’autre découvrirait immédiatement son erreur, et alors…
Le plancher vacilla. Sentant ses bras s’alourdir, Kron comprit que la cabine montait.
Dans un de ses songes, Kron avait vu les premiers lancements d’hommes dans l’espace circumterrestre. Certes, ce n’étaient pas des documentaires. Les premiers boosters étaient reproduits d’après des dessins et schémas anciens. Kron retint alors que, pour mieux supporter les surcharges, les pilotes s’installaient perpendiculairement au sens du mouvement.
Kron tenta de profiter de cette expérience. Il s’allongea sur le siège étroit et rugueux. Cela sentait la poussière, le métal chauffé et, on ne sait trop pourquoi, le vieux cuir, lequel, évidemment, était parfaitement absent dans ce petit royaume de la matière synthétique.
La cabine prenait impétueusement de la vitesse et le corps du garçon s’alourdissait. Ses bras étaient ankylpsés, et il ne pouvait pas les bouger.
Kron respirait faiblement. Quelqu’un d’invisible posait l’une après l’autre des plaques d’acier sur sa poitrine. Et lorsqu’il se mit à étouffer, ce quelqu’un enleva toutes les plaques d’un coup. Le sang lui monta à la tête, et Kron crut reposer sur un édredon moelleux : c’était l’apesanteur. Il s’accrocha à temps aux accoudoirs pour ne pas voler à travers la cabine comme un grain de poussière pris dans le rayon d’un projecteur.
— J’arrête au niveau moyen ? interrogea le liftier.
Kron ne repondit pas de peur de se trahir. Et puis, que pouvait-il bien dire ?
— Bon, ça va. On s’arrête. Je ne suis pas rancunier. Seulement, ne traîne pas avec tes flirts : le patron a dit d’être de retour avant onze heures, bougonna avec bonhommie le gros liftier.
Kron fit un dernier effort pour ne pas s’envoler vers le plafond de la cabine. L’ascenseur s’immobilisa.
— Alors, c’est enten…, le liftier faillit s’étrangler. Ses yeux s’arrondirent. Il regardait le garçon comme un djinn jailli soudain d’une honnête bouteille, portant une étiquette tout ce qu’il y a d’innocent.
Sans quitter le liftier des yeux, Kron fit un pas vers la porte.
— Attends ! Qui es-tu ?…
Kron fit un saut vers la porte et l’ouvrit d’un coup. En sortant, il se cogna douloureusement une épaule. Une lumière diffuse et mate l’aveugla.
Derrière lui, le liftier hurla, et Kron sentit son cœur se serrer. Bousculant les passants — les uns en pagnes, les autres portant de drôles de vêtements argentés —, Kron s’élança vers l’unique objet connu qu’il eut le temps d’apercevoir : un tapis roulant, identique à ceux du Troisième niveau. Kron monta directement sur la bande la plus rapide. Il réussit à s’accrocher à la main courante. Le départ en trombe lui troubla la vue. Ensuite, se succédèrent des passages et des tunnels, des murs à l’infini…
Puis, comme sur un coup de baguette magique, les murs disparurent. Cela ressemblait à un miracle. Étouffant de ravissement, Kron tournait la tête de tous les côtés, mais il ne voyait aucun mur. Pas de plafond non plus.
Kron descendit du tapis roulant et marcha lentement sur un sol de plastique souple qui absorbait les sons. L’endroit était désert. C’est ça, la surface de la Terre dont le Maître lui avait parlé ? Curieux. Kron l’imaginait complètement différente. Les appareils énormes, le sol élastique étaient manifestement artificiels. Où sont donc les oiseaux et la verdure ? Le ciel et le soleil ? Les hommes, enfin ?
Le garçon se réjouit de voir un homme voûté surgir de derrière un appareil en forme de cube, dont les plans changeaient à chaque seconde de couleur, donnant l’impression de clignoter. L’homme était très vieux. D’une main tremblante, il referma sa tunique et leva vers Kron ses yeux déteints.
— Que fais-tu ici ? demanda-t-il, quand le garçon s’arrêta devant lui.
— Je cherchais le chemin du haut, répondit Kron.
— Pour quoi faire ?
— Pour voir le soleil. Et le ciel.
— Le ciel ? Eh bien, l’as-tu vu ?
— Mais le voilà, indiqua Kron. Au-dessus de nous.
Le vieillard s’adossa contre le cube.
— Voyons, ce n’est pas le ciel, dit-il. Tout simplement, une coupole de plastique. Qui change de couleur. Et le sol est en plastique. Et les murs transparents aussi, que le diable les emporte !
— Mais… est-ce que ce n’est pas la surface de la Terre ?
— On dit qu’il y a encore deux bonnes dizaines de milles jusqu’à la surface. Je n’y ai pas été. J’ai passé toute ma vie dans cette sacrée boîte. J’étais un fameux cybernéticien. Maintenant, ils n’ont plus besoin de moi, le vieillard montra les appareils qui les entouraient. Ils se commandent d’eux-mêmes, voilà toute l’affaire. D’autre part, où aller ? Toute ma vie est là. Donc, j’erre… sans aucune utilité, bien entendu. Le vieillard fit un geste de dépit. Il soupira et continua : — Moi aussi, j’en ai entendu parler… C’est intéressant de savoir comment il est, le ciel.
— Pourquoi n’as-tu pas essayé d’y aller ?
— On ne va pas comme ça au Premier niveau.
— Et là… ce n’est pas le Premier niveau ?
— C’est le Deuxième. Mais qui es-tu ? s’enquit le vieillard, de nouveau soupçonneux.
— Je viens… du Troisième niveau, laissa échapper Kron en regrettant aussitôt ses paroles.
Mais le vieillard crut que le garçon plaisantait. Son visage s’éclaira d’un sourire, qui le rajeunit subitement.
— Tiens, je vois que t’aimes plaisanter, dit-il. Mais le sourire quitta tout de suite son visage. Le Troisième…, articula-t-il lentement. Celui qui s’y retrouve n’en revient plus. On dit que l’homme y est privé de mémoire… Mais que n’invente-t-on pas.
Le vieillard parut fatigué de rester debout. Il s’accroupit, invitant d’un geste Kron à l’imiter.
— Tu dois avoir une journée de congé ? demanda le vieillard loquace. — Kron ne dit rien, mais le vieux cybernéticien semblait ne pas attendre de réponse. — La curiosité est une qualité louable, poursuivit-il. Moi-même, j’ai été avide de savoir. C’était il y a longtemps… Mais sois prudent. Tu sais bien que personne n’est autorisé à franchir les limites de sa section ?
Kron acquiesça.
— Heureusement, tu es tombé sur moi. Et si tu avais rencontré un gardien mécanique ? — Le vieillard se tut un instant. — Nous, les hommes, sommes trop nombreux. Sur la Terre et dans le cosmos.
— Mais les nouvelles planètes…, se décida à placer un mot Kron qui buvait avidement chaque parole du vieillard. Le cerveau du garçon, libéré depuis peu seulement des entraves de l’hypnose, ressemblait à une éponge sèche qui absorbe chaque goutte d’eau.
— Bah, les nouvelles planètes…, le vieillard fit un geste dédaigneux. Dans le temps, elles ont suscité beaucoup d’espoirs. Mais cela ne s’est pas justifié. La mise en valeur de chacune d’entre elles était trop longue et pénible.
— Même avec les biofrères ?
— Comment sais-tu qu’il existe des biofrères ? fit le vieillard en se soulevant d’étonnement.
— Ben… j’en ai entendu parler…, se troubla Kron.
Le garçon avait les jambes ankylosées, mais il n’osait ni se lever ni aller plus loin. Et si le vieillard donnait l’alarme et qu’on l’arrête ? Kron continua donc d’écouter le discours de son interlocuteur tout en pensant au ciel lointain, car le rêve qui vivait en lui était plus fort que n’importe quoi d’autre au monde.
— Quelle voie mène à la surface ? demanda-t-il.
— Le ciel est loin… On n’y arrive pas, crois-moi, petit, répondit le vieillard. Dans le temps, moi aussi, j’ai rêvé de le voir. Avant, il n’y avait pas tant de monde sur Terre, et on vivait à l’air libre. Et les gens se sentaient heureux, mais la maladie progressait…
— Quelle maladie ?
— En effet, je ne te l’ai pas expliqué. Moi-même, je l’ai compris il y a longtemps. Vois-tu, petit, la vie en soi est une anomalie, tu comprends ? Un écart par rapport à la norme. Je dirais que la vie est une maladie de la matière. Au début, elle n’a affecté que la surface de notre planète, mais, le temps aidant, la maladie a progressé en profondeur. Aujourd’hui, elle est enracinée au sein de la planète, elle l’a rongée de part en part, puisque la Terre est désormais un écheveau de vies. Et cela ne suffit pas, l’homme va vers d’autres planètes. Telle est, paraît-il, la loi du phénomène bizarre et étonnant qu’est le phénomène de la vie. Qui sait ? Peut-être y a-t-il quelque part ailleurs des êtres plus raisonnables. Et plus humains.
Kron aurait pu objecter au vieillard. Lui parler du Maître, de son rêve qui était de détruire le honteux Troisième niveau et de rendre aux hommes leur dignité. Mais il ne dit rien. Sa responsabilité vis-à-vis de tous ceux qui étaient restés en bas, était trop grave et pesait trop fortement sur ses fragiles épaules pour qu’il se permît de prendre des risques. Son interlocuteur n’était pas, apparemment, l’homme qui pourrait devenir son allié. Mais il rencontrera encore des hommes comme le Maître. Il est impossible qu’il n’en rencontre pas ! Il leur racontera tout, et ils décideront ensemble par quoi commencer.
Mais d’abord, il faut voir le ciel. Et le soleil…
— Seuls les élus voient le ciel, prononça le vieillard d’un ton las.
— Pourquoi ? Est-ce que le ciel n’appartient pas à tout le monde ?
— Tu es jeune et naïf, dit sévèrement le vieillard. Si l’homme voit le ciel, aura-t-il envie de vivre sous terre ?
— Dis, grand-père, il y a quand même un chemin qui monte là-haut ?
— Eh bien, si tu ne tiens pas à la vie…
Et le vieillard parla à Kron du dernier cordon, des pièges et des périls qui guettent le téméraire qui s’aviserait de se frayer une voie jusqu’en haut.
— Mais je n’ai pas entendu dire qu’il existât de tels braves, fit tristement le vieillard. Il se peut que les pièges soient rouillés de n’avoir pas fonctionné. Non. Il n’y a plus de vrais hommes !…
…Ayant appris à être intrépide, Kron sut aller jusqu’au bout. Il se comporta avec une telle assurance qu’on le prit pour un élu, un habitant du Premier niveau. Et personne ne put deviner que son petit cœur battait follement.
Les immenses immeubles, vus de près, ressemblaient à des rayons de miel. Des engins volants évoluaient dans le ciel. Les immeubles descendaient en terrasses, chacune grouillant d’hommes-fourmis, ces heureux habitants du Premier niveau.
Quelque chose lui caressa les joues. « Le vent », se souvint-il. Il leva les yeux. Le plafond hai avait disparu. Partout au-dessus de lui il voyait un éblouissant dais bleu. Les nuages blancs défilaient sans se hâter vers l’horizon, hérissé par les flèches des immeubles. A l’est, l’aube flamboyait aussi paisiblement et nonchalamment qu’il y a mille ans.
Et Kron ne cessait de regarder cette chose bleue, chatoyante, insondable… A ce moment, il comprit que l’homme ne pouvait exister sans le ciel.