Robert Charles Wilson Ange mémoire

PREMIÈRE PARTIE HISTOIRE ENFOUIE

CHAPITRE 1

1. Du fait des monofilaments installés au fond de son cortex cérébral, les souvenirs de Raymond Keller lui revenaient souvent sous forme olfactive. Il sentait l’odeur du béton et de la poussière quelques secondes avant de se remémorer la banlieue aqueduc rationnée en eau dans laquelle il avait passé son enfance. Le mot essence lui venait à l’esprit, et il se retrouvait en train de soulever au palan un antédiluvien moteur à combustion interne dans le garage graisseux de son père.

Ce soir-là, debout dans la cuisine de son appartement de Los Angeles, il sut, en sentant l’odeur de terre chaude et granuleuse d’un champ de manioc brésilien, que ce serait un mauvais souvenir.

Il reposa d’un geste délibéré le verre d’eau qu’il tenait à la main et s’approcha de la paroi extérieure du salon. De l’autre côté du mur translucide, sous le ciel sombre et sans étoiles, les lumières éparpillées des barrios flottants scintillaient tout au long du grand port en arc de cercle.

Cette particularité de sa mémoire constituait un effet secondaire de son câblage d’Ange. Un effet parmi d’autres, pour la plupart mineurs. Keller s’y était habitué, du moins le croyait-il. Les filaments biosynthétiques qui s’étaient développés sous son crâne, microscopiques et immunosuppressifs, n’existaient donc qu’à peine, en termes de déplacement tissulaire et de poids corporel. Mais, pensa sombrement Keller, le corps sait. Leiberman, le médecin du Réseau, le lui avait dit. « La chair est souveraine, avait proféré celui-ci. Dérangez-la, elle réagit. »

Il ferma les yeux en soupirant.

Dans le tremblotement de l’obscurité rétinienne se découpèrent les lignes lumineuses des balles traçantes.

Impuissant, il assista une nouvelle fois à la mort de Megan Lindsey.


La branche informations et documentaires du plus grand réseau de vidéo satellite de l’ouest des États-Unis employait de temps en temps Keller comme Ange Enregistreur. Son travail l’avait ainsi conduit à vendre des krytrons cramés sur le marché des armes d’Oslo et à subir les terreurs de la clandestinité des puces-plaisir. Mais il savait, comme, pensait-il, tous les Anges, que les véritables terreurs étaient internes.

Wu-nien, se dit-il. Non-pensée. Dans le silence de son appartement, alors que le souvenir s’estompait – il était désormais plus de minuit –, il s’adonna aux rigueurs solitaires de la discipline angélique.

Lorsqu’il eut recouvré un peu de calme, il ouvrit son portefeuille et en sortit toutes ses cartes, rectangles de plastique qu’il plaça côte à côte sur le verre fumé de la table basse.

Banque du Pacifique, registre militaire, permis de conduire californien. Et une poignée d’autres. Certaines avec son portrait en deux ou trois dimensions, celui d’un homme de trente à quarante ans qui se renfrognait sur les photographies avec un air qualifié un jour par Megan de « bienheureuse innocence de celui qui n’a pas compris ». Il portait des lunettes en vente libre et gardait les cheveux très courts. Sur chacune des cartes figurait, imprimé ou estampé, le nom de William Francis Grossman.

Ces cartes n’ont rien de substantiel, pensa Keller, ce sont des bulles de savon. Un an auparavant, elles avaient eu beaucoup d’importance pour lui : elles représentaient alors une nouvelle vie, une nouvelle identité, une chance supplémentaire de distancer un passé trop pesant. Lorsque le Réseau lui avait fourni ces papiers, en paiement partiel de son long et dangereux séjour dans le monde secret des puces-plaisir, Keller avait bel et bien inventé William Grossman, homme doux et inoffensif, aux plaisirs modestes et à l’absence totale d’ambition. Il lui avait créé un passé : des parents, une école, des liaisons sentimentales. Il s’était répété ce passé artificiel jusqu’à se convaincre de pouvoir, d’une certaine manière, devenir William Francis Grossman, et cela avait semblé fonctionner quelques mois. Il avait dit au Réseau de ne plus compter sur ses services.

Pendant un temps, il avait semblé avoir trouvé un moyen de se réinsérer dans le monde.

Mais récemment, en regardant, du luxueux appartement de Grossman, la côte s’étirer vers le nord en direction des Santa Monica Mountains, il avait senti les vieilles peurs s’insinuer à nouveau en lui. Et il savait désormais – de terribles souvenirs scintillant encore dans les lumières des barrios flottant le long du littoral – que c’était la fin de Grossman.

Il empila les cartes avec soin, les prit dans les mains, les déploya en éventail. Elles étaient artificielles, elles étaient tricherie.

Demain, pensa-t-il, je les brûle.

Il retournerait travailler pour le Réseau. Il réactiverait les filaments dans sa tête. Il redeviendrait un Ange.


2. Au matin, Keller se rendit à l’immeuble du Réseau, au cœur de la ville, pour y rencontrer son contact, un producteur indépendant nommé Vasquez. Celui-ci le reçut dans son grand bureau personnel aux fenêtres polarisées et aux stores verticaux, fenêtres qui imposaient un point de vue délibérément oblique afin de ne laisser voir que le bleu de l’océan en masquant le patchwork miteux des Flottes.

Vasquez le regarda avec une certaine curiosité. « Je croyais que vous aviez arrêté », dit-il.

L’activité professionnelle de Keller n’étant pas tout à fait légale, ses contacts avec le Réseau restaient strictement confidentiels. Travaillant sans contrat, il se trouvait, dans une certaine mesure, à la merci de Vasquez. Mais il était bon dans son domaine, et ils le savaient l’un comme l’autre. « J’ai changé d’avis », répondit-il.

Il expliqua dans les grandes lignes la proposition que son ami Byron Ostler lui avait faite deux semaines plus tôt.

Le cadre du Réseau hocha la tête. Si les explications de Keller semblaient tout d’abord l’avoir enthousiasmé, l’inquiétude patinait désormais ses traits. « Ce que vous proposez pourrait être dangereux », dit-il.

Keller en convint.

« Davantage peut-être que vous ne le pensez, insista Vasquez. Il existe des gens qu’on ne peut pas acheter. Il y a trop d’intérêts en concurrence. L’armée, le gouvernement, les Brésiliens…

— J’en suis conscient. Je peux le faire. » Keller s’avança sur son siège. « Personne ne l’a jamais enregistré. Vous savez quelle valeur cela aurait. »

Ils discutèrent encore un moment. L’enthousiasme de Vasquez renaissait au fur et à mesure qu’il se laissait fléchir. Keller savait que cela se passerait ainsi : déjà embarqué dans une enquête sur le commerce des onirolithes, le producteur se voyait proposer là un marché trop tentant pour le refuser. Keller n’eut guère de mal à négocier une rémunération légèrement supérieure à celle qu’il obtenait d’ordinaire.

Il se retrouva engagé. Sans possibilité de retrait. Une idée qui lui parut soudain vaguement dérangeante.

Vasquez sortit un bloc-notes de son tiroir, y griffonna quelques mots puis en arracha la feuille supérieure qu’il tendit par-dessus le bureau. « Donnez ça à Leiberman. Allez-y cet après-midi. Il trouvera du temps pour vous. Je ferai le nécessaire. »

Keller hocha la tête.


Keller prit rendez-vous avec Leiberman à quinze heures et alla déjeuner avec Byron Ostler dans un café sur les quais, non loin de l’autoroute côtière, sur une terrasse qui surplombait les barrios flottants, barcos viviendas aux couleurs bohèmes s’étendant du continent à l’usine marémotrice au loin. Byron attendait, seul. Même dans une pièce bondée, il ne passait pas inaperçu, avec ses épaisses et archaïques lunettes, rondes comme des pièces de monnaie, posées comme un défi ou un reproche sur son visage aux traits tirés. Ses cheveux dévalaient en cascade blanche sur ses épaules. Il portait une vieille veste kaki râpée au niveau du col et lâche autour de sa gorge mince. On dirait, pensa Keller avec un certain amusement, un jockey phtisique peint par le Greco.

« Ray », le salua Byron, dont le sourire s’agrandit d’un rien.

« Je suis toujours Grossman, répliqua Keller.

— Ah bon ?

— Pour quelques heures encore. » Il tira une chaise.

« C’est donc décidé ? Tu fais le voyage ?

— On dirait bien. »

Byron gloussa doucement.

Keller profita de l’approche de la serveuse à l’air morose pour commander un sandwich. « Qu’est-ce qu’il y a de drôle ?

— Toi, répondit Byron. Moi. Que nous soyons tous les deux assez cinglés pour y retourner.

— Tu m’as dit que tout était réglé. Tu m’as dit…

— Je sais. Libre passage garanti. Malgré tout… je trouve ça ironique. »

Byron parlait en connaissance de cause. Il y était déjà allé. Bien des années plus tôt, il avait été l’Ange de la section de Keller et il lui arrivait de montrer, quand cela le prenait, l’Œil bleu pâle tatoué sur son avant-bras décharné. Un tatouage désormais recouvert de poils blonds et qui disparaissait peu à peu, mais toujours présent.

Après la guerre, Keller avait quant à lui opté pour l’ablation du sien. Leiberman s’était chargé de la greffe de peau, et il avait effectué du bon travail : seul un microscan rigoureux révélerait les sutures. Onirochimiste ayant depuis longtemps opté pour la clandestinité dans les Flottes, Byron pouvait se permettre de garder son insigne d’Œil. Ange privé, Keller ne le pouvait pas.

Nous sommes, lui et moi, des hors-la-loi, pensa Keller. Et en même temps très différents.

« Ce n’est qu’un endroit, dit-il.

— Le Bassin. Le Fleuve… Rio Mar, le fleuve mer. L’Amazone, Ray. Au cœur de l’étrange. »

Keller sourit. « N’importe quoi.

— Tu es déjà branché ?

— Ce sera fait dans deux heures.

— Ton dernier repas d’être humain, donc. »

La serveuse lui apporta son sandwich, sur lequel Keller posa un regard sans enthousiasme. « C’est ta manière de voir les choses ?

— J’ai fait le même travail que toi, dans le temps.

— Le tien est mieux ? »

Il haussa les épaules.

« Dealer, dit Keller.

— Pas tout à fait. »

Keller se mit à manger et Byron continua à sourire jusqu’à ce que Keller commence à trouver ce sourire irritant, et en quelque sorte insultant. C’est réellement n’importe quoi, pensa-t-il soudain… le sourire, l’arrogance, le kaki décoloré, tout cela lui semblait de la frime.

« Ne refoule pas, lui lança Byron. Dis ce que tu as sur le cœur. »

Son irritation et la solidité de leur vieille amitié incitèrent Keller à obtempérer.

« Peut-être, concéda Byron. Peut-être que je suis bidon. Tu t’inclus là-dedans, Ray ? L’œil sur pattes ? L’homme ayant perdu son humanité à la guerre ? »

Keller grimaça. « Je m’y inclus, répondit-il.

— Oui, bien entendu. L’objectivité, hein ? Comment pourrais-tu ne pas t’y inclure ?

— Au moins, tu ne le nies pas.

— Je n’y songe pas un seul instant. Mais tu as tort, tu sais, si tu crois cela de Teresa.

— Je ne la connais pas.

— C’est pour elle. Tout ça est pour elle. »

Keller passa sa carte dans la fente de la table avant de se lever.

« Penses-y », lui dit Byron, désormais plongé dans ses propres pensées. « Tout tourne. La Roue, Ray. Tout revient un jour. »


3. Le bureau de Leiberman se trouvait dans un immeuble pauvre mais digne sur les collines d’Hollywood : avec son stuc pastel et son enseigne discrète, on aurait pu croire à une clinique d’avortement. C’était, évidemment, bien davantage. Leiberman était le neurotechnicien auquel le Réseau recourait en dernier ressort, pour implanter à des acteurs insipides des souffleurs numériques chargés de leur murmurer leur dialogue, pour augmenter la présence scénique de ces acteurs ou neutraliser leur trac à l’aide d’une pharmacopée de substances chimiques psychoactives à effet ciblé, ou encore, à l’occasion, pour installer des mémoires AV vierges chez des Anges comme Keller… bref, pour exécuter n’importe quelle opération médicale devant échapper à l’attention des chiens de garde légaux. Dans le bureau de Leiberman, on ne gardait aucun véritable dossier : ni noms, ni lignes de crédit, ni numéros de téléphone.

Lorsque Keller entra, la secrétaire lui sourit, mais un reflet glacé passa dans son regard quand il lui tendit son passeport avec la note de Vasquez. « Allez-y », lui intima-t-elle.

Il accéda donc à la salle de travail de Leiberman, tout en verre et en chrome, avec des instruments chirurgicaux pendus au plafond par des câbles torsadés. Leiberman l’accueillit et lui désigna un fauteuil. C’était un homme replet, chauve, excessivement physique, à la blouse chirurgicale serrée sur le ventre. « Cela ne devrait pas prendre longtemps, assura-t-il. Enlevez votre chemise. Asseyez-vous. »

La prise d’accès était installée quelques millimètres sous le derme de Keller, entre les épaules, près de la colonne vertébrale. « Du boulot de militaire », gloussa Leiberman en mettant à nu puis épongeant le morceau de métal, mais il ne s’agissait que de rhétorique professionnelle : la prise remplissait son rôle. Lors de sa première visite, Leiberman, après un scan neurologique complet, avait convenu de l’excellente qualité du câblage : les filaments synthétiques, plus fins que des cheveux, quadrillaient le cortex visuel et les ganglions auditifs de Keller. Il n’avait jamais eu besoin ni de mise à jour ni de réparation. Le boulot de Leiberman se limitait à ouvrir et refermer la peau, à garder la prise stérile, et à installer une mémoire AV passive pour sauvegarder les données de Keller.

« Les derniers modèles sont très bien », dit le neurotechnicien. Il ôta une mémoire AV de son emballage en plexiglas stérile. Plus petite que dans le souvenir de Keller, celle-ci semblait un flocon de neige entre les branches des brucelles de Leiberman. « On peut enregistrer jusqu’à deux ans de temps réel en continu sur un modèle comme celui-là… audio et vidéo. Et il est plus robuste, par-dessus le marché. Grâce à de nouveaux matériaux. Enfin, vous voyez. »

Keller resta le crâne immobilisé dans un bloque-tête le temps que Leiberman travaille. L’installation et le test de la mémoire firent remonter de petits spots électromagnétiques dans le cerveau de Keller. Son cortex visuel s’illumina : d’impossibles mandalas s’épanouirent et lui flamboyèrent sous les paupières. La colère réfrénée qui le tenait depuis le déjeuner entreprit soudain de se dissiper. Il faut s’abandonner au processus, pensa-t-il, tout est là. C’était ce qui l’avait sauvé. Dans cette froide enveloppe de glace, Œil de Caméra, Ange Enregistreur, il était préservé des ravages de la véritable mémoire.

Il se détendit et observa les cascades de feu électrique bleu produites par les ratés de ses ganglions visuels. Le spectacle accapara toute son attention jusqu’à ce que le studio chirurgical envahisse d’un coup son champ de vision quand Leiberman ôta ses outils.

« Vous voilà paré », conclut ce dernier.

C’était le cas. Keller le sentait. Rien de particulier, juste une aura de sensibilité plus aiguë qui n’était même pas physiologique : la conscience qu’il était redevenu un Ange, que tout ce qu’il voyait et entendait s’enregistrait tranquillement sur la mémoire moléculaire installée par Leiberman.

Il se tourna pour regarder le neurochirurgien, et c’était un mouvement différent, un panoramique froidement professionnel.

Leiberman fronça les sourcils. « Ne me regardez pas fixement. C’est impoli. »


4. Le câblage neural de Keller lui avait été implanté dans une base arrière à Santarém durant le long conflit brésilien. On avait expédié Keller du front au Rondônia par la très disputée route BR-364, dans un état qualifié par les médecins militaires de « dysfonctionnement émotionnel ». Il les avait surpris en leur demandant à devenir Ange.

Chaque unité combattante comptait un Ange dans ses rangs. C’était la règle à l’armée. Dans une section d’infanterie, l’Ange remplissait pour l’essentiel le même rôle qu’une boîte noire, un enregistreur de vol, dans le cockpit d’un avion de ligne commercial – « boîte » était d’ailleurs une des épithètes les plus polies pour désigner un Ange Enregistreur. Byron Ostler, l’Ange de la section de Keller, le lui avait expliqué un jour. Les Anges constituaient en fait l’unité de renseignements ultime, avec leurs enregistrements incontestables des combats, ce qui leur conférait certains privilèges. On les dispensait des travaux physiques les plus pénibles. Au combat, ils se voyaient scrupuleusement défendus par leurs camarades soldats. Ils portaient des vêtements protecteurs spéciaux, et les autres trimballaient leurs provisions à leur place.

Bien entendu, on évitait toute relation sociale avec eux. Mais ils étaient aussi exemptés des difficiles équations du triage : l’usage voulait que les Anges Enregistreurs soient soignés en priorité.

S’ils mouraient, on allait récupérer leurs corps.

Tous ces règlements et coutumes ne se souciaient guère de l’Ange lui-même, seul comptait son câblage neural, sa mémoire AV, sa capacité à rapporter des renseignements exploitables… mais cela ne gênait pas Keller. C’était ça, l’armée.

L’atmosphère à l’hôpital de Santarém était très détendue, avec ses infirmières civiles et ses médecins volontaires. Le bâtiment, de fortune, consistait en une structure à un seul niveau électroniquement interdite aux insectes. Keller avait attendu dans une salle avec vingt inconnus unis par leur peur de l’opération chirurgicale à venir. Ils avaient lu des livres de poche américains ou regardé les bandes dessinées pornographiques portugaises arrivant chaque mardi par cartons entiers de São Paulo. Ils avaient écouté le bourdonnement des transporteurs de troupes et le chuintement blanc de la climatisation, ils avaient joué aux cartes. L’un après l’autre, ils avaient été emmenés sur leur lit à roulettes et ramenés câblés.

Keller connaissait les risques de cette opération chirurgicale. Ils les connaissaient tous. L’armée en pratiquait une douzaine par jour dans diverses installations similaires, mais cela restait dangereux. Forcément, puisqu’on vous modifiait le cerveau. Le cerveau, pensa Keller, est délicat, fragile. On risquait de lui faire perdre quelque chose en le transperçant de filaments. Avant de se porter volontaire pour devenir Ange, Keller avait dérobé et consulté un manuel médical. En théorie, c’était simple : les « filaments » étaient des tissus biosynthétiques vivants, conçus pour croître dans le cerveau sans le gêner, et que leurs tropismes conduiraient au fond du cortex visuel. Automatiquement. Mais le livre donnait aussi la longue et intimidante liste des symptômes en cas d’échec de l’implantation : perte partielle ou totale de la vue, dysphasie, aphasie, désorientation, perte de mémoire, déficience du système limbique, diminution ou troubles de l’affect émotionnel. Il en avait eu les paumes moites. On l’avait toutefois déclaré apte à devenir Ange et, ce qui était optionnel, il s’était porté volontaire.

« C’est difficile, l’avaient prévenu les médecins. Cela ne vient pas tout seul. N’y pensez même pas. Si vous devenez un Ange, il vous faudra cultiver une certaine attitude. Wu-nien. Vous savez ce que cela signifie, monsieur Keller ? Cela signifie que vous êtes une machine. Vous ne pensez pas, vous observez. Vous ne regardez pas ce que vous voulez, vous regardez là où c’est important. Vous êtes une caméra, d’accord ? Vous n’êtes pas là pour faire un travail, vous êtes ce travail. »

Keller l’avait compris à la perfection. Byron lui avait déjà enseigné un peu de zen angélique. Voir sans envie. Le miroir parfait.

« Vous ne serez plus Raymond Keller. Ce que vous voulez, ce dont vous vous souciez, il faut que vous appreniez à l’oublier. Vous êtes une paire d’yeux et d’oreilles. Rien d’autre. »

Il avait trouvé ça plutôt bien.

Cette nuit-là, pour la première fois depuis un mois, il avait dormi d’un sommeil sans rêves. Le lendemain matin, on l’avait emmené en salle d’opérations.


5. De retour dans l’appartement de Grossman, Keller se prépara un léger repas. Il lui fallait perdre quelques kilos, redevenir mince, se dépouiller de Grossman comme d’une peau morte. Après le dîner, il vida le réfrigérateur et les placards de la cuisine dans deux sacs à provisions, qu’il ferma et emporta au bout du couloir jusqu’à l’annihilateur collectif de l’immeuble. La glissière métallique les engloutit dans une bouffée de lumière actinique.

Adieu, Grossman.

Il songea à brûler ses cartes, décida de reporter le rituel. Il lui fallait d’abord appeler Lee Anne.

Une agence de relations sexuelles lui avait fourni celle-ci. Acheter du sexe à crédit était une nouveauté pour lui, mais cela ressemblait à ce que Grossman pourrait faire. Il avait passé avec Lee Anne un contrat temporaire qu’il avait ensuite prolongé.

Elle apparut, toujours aussi impeccable, sur l’écran du téléphone. Comment parvenait-elle à cette perfection quotidienne en prenant une communication inattendue, voilà qui restait un mystère pour lui. Peut-être grâce à une espèce d’amélioration numérique. Elle était superbe d’une manière très contemporaine, avec ses pommettes supprimées, son visage en forme de cœur, ses yeux bleus entre des rayons de mascara orange vif. Elle sourit… heureuse de le voir, ou du moins en donnant professionnellement l’impression.

« Je m’en vais », lui annonça Keller, déjà mal à l’aise avec la personnalité de Grossman, qu’il endossait pour la dernière fois.

« Combien de temps ?

— Longtemps. Je dois rompre le contrat. »

Elle garda le silence une seconde. « Tu aurais dû me prévenir.

— Je suis désolé. Je n’ai pas eu le temps.

— Eh bien. » Elle haussa les épaules en souriant. « J’aurais aimé qu’on puisse continuer. C’était de bons moments. Les meilleurs. »

Elle mentait, mais avec un tel professionnalisme que Keller ressentit une soudaine pointe de regret. Il n’y avait eu entre eux que des gestes et du commerce, mais pendant un instant terrible, Keller ressentit l’irrésistible besoin d’avouer, d’annuler son marché avec Vasquez, de dire à Lee Anne à quel point la solitude lui avait été intolérable ces dix dernières années. Pire : il voulut enfoncer son poing dans l’écran vidéo, toucher Lee Anne d’une manière ou d’une autre par l’intermédiaire de l’enchevêtrement insectoïde des optiques et des câbles.

L’image le laissa tremblant. Il se força à sourire, prit note de ses regrets, et coupa la communication les poings serrés le long du corps.


Wu-nien, pensa Keller en brûlant la dernière de ses cartes.

Son entraînement d’Ange avait contenu des bribes de zen. Altruisme, absence de peur, concentration. Son sergent instructeur, un Roshi de l’école Rinzai, avait parlé des Trois Piliers : une grande foi, un grand doute, une grande persévérance. Ils mettaient l’esprit de côté. Chacun se montrait très solennel. Ils croyaient – Keller croyait – que cela pouvait être vrai, que le satori pouvait se tapir, mystérieuse illumination, parmi les bayous et les îles pleines de hérons verts de l’Amazone.

Wu-nien. Il était un Ange. Il était redevenu Keller. L’objectif ultime que tous s’étaient acharnés à atteindre : wu-nien, wu-hsin, non-esprit, non-pensée, juste voir, séparer la vision du jugement, débarrasser la vision de toute envie. Le miroir parfait.

On dirait un endroit, pensa Keller, un endroit sans amour, solitude ni peur. Un endroit calme et très éclairé dans lequel la seule mémoire était la mémoire AV, propre et mutable.

Il appelait cet endroit le Palais des Glaces.

Et voilà qu’il y était revenu.

CHAPITRE 2

1. Du balcon de son balsa flottant, amarré au beau milieu de l’enchevêtrement d’industries marémotrices et de beirrios flottants qui s’était développé à l’endroit où la côte oblique vers l’est en s’éloignant de Santa Barbara, Teresa Rafaël observa l’approche d’une vieille femme sur un ponton. Une cliente, pensa-t-elle en reposant son crayon.

Elle éteignit celui-ci et écouta s’éteindre son bourdonnement d’insecte. Teresa était artiste. Dix ans auparavant, elle avait commencé à vendre des sculptures de déchets : des enjoliveurs soudés au chalumeau oxyacétylénique à des vilebrequins d’époque, des panneaux de pachinko{Jeu japonais dans lequel un ressort propulse des billes métalliques au sommet d’un panneau vertical garni d’épingles qu’elles redescendent jusqu’à aboutir dans des cases de différentes valeurs. (Note du traducteur.)} à base de rivets et de feuilles d’aluminium. Elle était passée ensuite, après avoir découvert les pierres de rêve grâce à Byron Ostler, à un support plus tendre. Elle travaillait en ce moment à une peinture de cristal, une plaque translucide de moins de trois centimètres d’épaisseur dont elle formait et ombrait les profondeurs laminaires à l’aide d’un crayon à interférence de sa propre fabrication. L’œuvre, un paysage, était presque achevée. De vertes rizières s’étendaient jusqu’à un horizon brumeux. Sous le ciel d’une nuance crayeuse de bleu, une volée de frêles personnages aux ailes arachnéennes – d’un bleu un peu plus foncé que le ciel – descendait vers une pagode en bois à proximité d’un canal d’irrigation.

Elle avait vu ce paysage durant l’une des transes provoquées par les pierres.

Elle quitta son travail des yeux en entendant tinter la vieille clochette reliée à une poulie qui lui servait de sonnette. Elle descendit ouvrir avec un nouveau soupir.

Le visage de la vieille femme ne lui était pas inconnu. « Madame Gupta », salua Teresa. Elle la croisait souvent aux éventaires de fruits et légumes, le long du canal marchand. Cette sensation de familiarité anéantit tout espoir de renvoyer la nouvelle arrivante. « Entrez », invita-t-elle d’un ton résigné.

Mme Gupta se glissa à l’intérieur, frêle dans son sari jaune passé. « Je ne veux pas vous déranger, assura-t-elle d’une voix éteinte à l’accent estompé par ses années dans les Flottes. Mais il paraît… on m’a dit que vous faisiez les souvenirs.

— En effet, oui. Ça m’arrive.

— Vous voulez bien essayer ? Pour moi ? » Elle leva vers Teresa des yeux agrandis par les verres grossissants de ses lunettes à monture métallique. « J’ai de l’argent.

— Oh, vous n’êtes pas obligée de me payer.

— C’est gentil », répondit Mme Gupta d’un ton placide.

Elles montèrent dans l’atelier. Mme Gupta admira avec envie le grand parquet, les hautes fenêtres à petits carreaux que Byron avait prélevées dans un terminal céréalier dans le port de la vieille ville. Teresa avait suspendu des fougères chinoises à l’ouest du balcon entourant le premier étage, afin de filtrer et rafraîchir la lumière de l’après-midi. Pour les Flottes, son studio représentait un luxe tant sur le plan de l’espace que sur celui de la ventilation. Elle l’avait financé avec ses ventes : son art était à la mode, depuis quelques saisons.

Il lui suffisait de regarder Mme Gupta pour deviner de nombreuses choses à son sujet. Une réfugiée, sans doute, peut-être l’une des nombreuses personnes déplacées par pont aérien suite à l’accident du réacteur de Madras quelques décennies plus tôt. Depuis les émeutes de chômeurs des années 20, les Flottes avaient constitué de fait un État sans frontière, un havre pour les réfugiés de tout genre, un bassin de récupération pour les marginaux incapables de survivre dans les villes prospères et surpeuplées de la côte. Pour les gens comme Mme Gupta, pensa Teresa.

Pour les gens comme moi.

« Puis-je voir la pierre ? » demanda la vieille femme.

Teresa la sortit du tiroir d’un antique bureau en osier. Ce n’était pas une pierre originale mais une copie, cultivée dans le laboratoire surchauffé de Byron. En théorie, posséder une telle pierre contrevenait aux lois locales et fédérales. Mais dans les Flottes, personne ne respectait jamais ces lois et à peu près personne ne les faisait respecter.

Mme Gupta tint un moment la pierre dans sa main arthritique. Polie mais non taillée, c’était un octaèdre irrégulier de la taille d’un grain de raisin. L’étrange structure réticulaire formée par ses molécules attirait l’œil vers l’intérieur, que la vieille femme regarda fixement. « On dit qu’elles viennent de loin.

— Du Brésil, répliqua Teresa.

— Du ciel, rectifia Mme Gupta.

— Eh bien, oui. C’est vrai. Du ciel. »

La vieille femme hocha la tête avant de lui rendre son bien. « Qu’est-ce que je dois faire ?

— Rien pour l’instant. » Teresa tira une chaise pour s’asseoir face à sa visiteuse. « Vous voulez vous souvenir ? »

Mme Gupta hocha la tête. Ses yeux de tortue se posèrent avec gravité sur Teresa. « Cela fait longtemps. J’étais mariée. Avant Madras. Il s’appelait Jawarhalal. Il est mort durant l’Événement. Je m’en souviens, en fait… J’ai passé beaucoup de temps à me souvenir. Mais le temps passe. » Elle haussa les épaules. « Je commence à oublier.

— Je ferai mon possible. Mais je ne peux rien promettre. Vous comprenez ?

— Oui. »

Teresa prit la pierre dans son poing.

Elle ne le faisait pas souvent. Cela ressemblait trop à une arnaque, à un truc de charlatan pour soutirer de l’argent. La nouvelle s’était répandue dans les Flottes qu’elle avait le don, si bien qu’une ou deux fois par semaine, des gens comme Mme Gupta se présentaient à sa porte. Des personnes âgées. Aidez-moi à me souvenir. Elle sauvait donc une partie de leurs vies du ressac de l’oubli. Leurs demandes étaient sincères et souvent poignantes, aussi Teresa ne pouvait-elle se résoudre à refuser.

Malgré l’évidente et terrible ironie de la situation.

Elle serra le joyau dans sa main gauche et, de la droite, saisit les vieux doigts secs de Mme Gupta.

Elle ferma les yeux.

Les images surgirent aussitôt, nettes et colorées, et si elle n’avait eu besoin de les décrire à Mme Gupta, peut-être les aurait-elle laissées devenir plus réelles : des vues, des sons, des odeurs. « Une plage de galets. » Elle la voyait de plus haut sur le littoral. « Il y a des gens dans les vagues. Des enfants. Et une espèce de mur en galets, avec des vieux bâtiments de pierre derrière… un temple ou quelque chose de ce genre. »

Elle entendit la vieille femme inspirer d’un coup. « La plage de Mahâbalipuram. » Et plus bas : « Oui, nous y sommes allés…»

Teresa ne voyait pas Mme Gupta, mais sentait sa présence, sensation flottante d’un moi. « Vous y êtes, confirma-t-elle. En sari bleu. Au toucher, on dirait de la vraie soie. Très joli. Vos cheveux sont noués sur la nuque. Vous avez des lunettes à monture métallique. Et cette marque sur le front, le, euh…

— Tika, compléta Mme Gupta dans un murmure.

— Le vent vient du large. Le ciel est dégagé. Il ne fait pas chaud. Les enfants rient. Vous portez un châle…»

Elle n’aurait pu dire d’où ils provenaient ni de quelle manière elle les captait, mais elle feuilleta les souvenirs pendant presque une heure, la plage à Mahâbalipuram, le charpoy familial, des vacances à New Delhi. Ils finirent par se fondre en une seule et désagréable image : le dôme noir et fracturé du réacteur de Madras, avec un soldat brandissant la crosse de son fusil. Elle garda cette image pour elle. « Je suis désolée, annonça-t-elle. C’est tout. »

Mme Gupta hocha la tête et se leva. Elle ne semblait pas émue, mais Teresa sentit la gratitude de la vieille femme.

Arrivée à la porte, cette dernière se retourna pour demander : « C’est vrai, ce qu’on dit de vous ? »

Teresa s’immobilisa avec méfiance dans le vestibule. « Et que dit-on de moi ?

— Que vous êtes sortie de l’incendie il y a douze ans. Que vous ne vous souvenez pas de votre enfance. »

La jeune femme hocha lentement la tête. « Oui, c’est exact.

— Vous ne pouvez pas faire ce que vous avez fait pour moi : vous servir de la pierre pour vous souvenir ?

— Non », répondit Teresa.

Mme Gupta acquiesça d’un signe de tête en assimilant cette étrange information. « Puis-je revenir ? Il y a d’autres choses, d’autres moments…

— Revenez si vous voulez. Mais je dois vous prévenir que je vais m’absenter un certain temps. »

Elle referma la porte.


Elle passa une nuit d’angoisse.

Par choix, elle vivait seule. Par choix, elle vivait dans les Flottes. Son succès auprès des galeries lui aurait permis d’acheter une identité et de déménager sur la côte, d’y vivre un certain temps dans le raffinement. Mais la ville de pontons l’apaisait. C’était un barrio bajo, un bidonville, mais c’était aussi el otro barrio, un monde à part. En dépit, ou peut-être à cause de cette pauvreté, les Flottes conservaient une certaine distinction de bas niveau qui lui manquait toujours lorsqu’elle visitait le continent. Sur celui-ci, le monde changeait vite et souvent, et les plus prospères de ses habitants s’avéraient trop souvent les plus voraces… les prédateurs. Dans les Flottes, la présomption d’échec servait de grand niveleur.

Elle appréciait aussi la proximité de l’océan. Toute cette eau, emprisonnée par les grandes usines marémotrices fédérales, se trouvait à l’abri des excès du large mais exposée à ses humeurs les plus modérées. Par temps pluvieux, Teresa se promenait sur les bordures en béton de la digue pour voir arriver les nuages de l’horizon à l’ouest.

L’océan lui parlait, et parfois, mais pas ce soir, il la berçait jusqu’à ce qu’elle s’endorme.

Alors pourquoi partir ?

Couchée dans son lit, elle s’efforça de trouver une réponse.

Le voyage qu’elle envisageait pouvait se révéler dangereux. Elle ne l’ignorait pas. Cela lui ferait des vacances, lui avait dit Wexler, des vacances bien méritées, dont elle profiterait en passant, mais seulement en passant, pour transporter un colis. Byron s’était quant à lui montré plus sceptique. Ils entreraient, selon lui, dans un royaume où l’on n’arrivait plus depuis longtemps à distinguer les nations des criminels. « Les gens y sont durs, y gagner de l’argent aussi. » Des années durant, les pierres des Exotiques avaient constitué le socle du progrès, la ressource la plus précieuse du monde. Elles avaient provoqué la chute de gouvernements et de directions d’empires industriels, une guerre prolongée avait été livrée à leur propos. Dans cet environnement, se livrer à de la contrebande – même de la manière envisagée par Cruz Wexler – était plus que risqué.

Mais il faut que je parte, pensa-t-elle. Elle sentait la pression. Elle ne pouvait pas continuer à faire pour des gens comme Mme Gupta ce qu’elle n’arrivait pas à faire pour elle-même. Elle avait, au cours des trois dernières années, mis au jour un tout petit peu de sa propre personnalité, une pépite, ce qui était bien, mais insuffisant, il manquait quelque chose.

Elle était folle de partir. Dans les Flottes, à cause de ses œuvres d’art et de son affinité avec les pierres de rêve, on la traitait parfois de folle. « Teresa la cinglée », l’appelaient les gens.

En croyant plaisanter. Mais ce soir-là, dans son lit, alors qu’elle ne parvenait pas à trouver le sommeil et que la vague lueur de la lune découpait sur le plancher les silhouettes des fougères, elle se demanda s’ils n’avaient pas raison.


Quand elle s’endormit enfin, elle rêva à nouveau de l’enfant.

La fillette, sous-alimentée et âgée tout au plus de dix ans, portait des haillons dont un vieux jean déchiré aux genoux et des tennis bon marché lacés de bouts de ficelle. Elle se tenait dans les limbes, éclairée d’une manière ou d’une autre par des projecteurs. Elle avait les bras et les jambes maigres ainsi qu’une coupe de cheveux au bol, mais c’était de ses yeux que Teresa se souviendrait.

De très grands yeux, très vieux, emplis d’une terrible connaissance.

Dans son rêve, Teresa se retrouvait piégée par la pression de ces yeux. Elle voulait se détourner, mais n’y parvenait pas.

« Trouve-moi, disait la fille. Aide-moi. Trouve-moi. »

Teresa se réveilla en nage dans l’obscurité expansive. Elle remonta ses genoux osseux sur sa poitrine et les serra dans ses bras. C’était dans de tels moments qu’elle se sentait la plus seule.

« D’accord », dit-elle dans le noir.

Le balsa oscilla en silence dans la houle. La brise venue du large souleva comme des ailes la gaze des rideaux.

« D’accord. » Ce n’était qu’un murmure. « Je ferai ce que tu me demandes. Laisse-moi donc tranquille. »


2. Au matin, fendant la foule du canal marchand en canot à moteur, Byron arriva en compagnie de l’étranger, un homme du continent qui s’appelait Raymond Keller.

Teresa avait accepté qu’une troisième personne se joigne à eux, en se réservant toutefois un droit de veto sur le choix de Byron. Une décision qui lui semblait désormais des plus sages. À voir Raymond Keller, elle n’était pas certaine de vouloir voyager en sa compagnie.

Elle conduisit les deux hommes à l’étage sur l’étroit balcon entourant son studio et leur indiqua les fauteuils en osier. Byron procéda aux présentations, elle apporta des bouteilles de bière mexicaine glacée et tous trois s’assirent. Quel mélange bizarre, pensa-t-elle. Byron, bien entendu, semblait peu souvent à sa place dans un décor rationnel. Il cultivait cette apparence d’onirochimiste hors-la-loi, de vétéran débraillé de la guerre du Brésil, avec ses cicatrices, ses tatouages et ses yeux cachés derrière d’inscrutables verres en demi-lune.

Le nouveau était aussi, d’après Byron, un ancien combattant. Il en avait l’apparence, avec sa vieille veste de combat et sa sibérienne en loques. Il en avait peut-être même trop l’apparence. Elle se méfiait de l’opacité de ses yeux bleu pâle, de la manière dont il l’examinait quand il croyait qu’elle ne regardait pas. Elle en avait trop vu comme lui dans les galeries, petits malins de la ville qui ne perdaient jamais de vue leurs propres intérêts. Lisses et sans âme, ils sortaient comme à la chaîne des banlieues aqueduc desséchées de la Vallée.

Ils parlèrent en termes généraux de la guerre. Byron raconta avoir été l’Ange de section de Keller, devenu ensuite lui-même un Ange. À l’inverse de Byron, Keller avait gardé son câblage. Il travaillait pour le Réseau et enregistrerait l’intégralité du voyage.

Byron avait déjà plus ou moins expliqué tout cela. « Tu comprends, avait-il dit, Ray fait son montage lui-même. Il veut surtout des séquences de Pau Seco. Si tant est que nous apparaîtrons sur ce qu’il remettra au Réseau, nos noms et nos visages auront été modifiés. On ne risque rien.

— Je ne comprends pas pourquoi on a besoin de lui.

— Parce qu’il y est déjà allé. Parce qu’il connaît la région. Parce que, jusqu’à un certain point, j’ai confiance en lui.

— Tu penses que Wexler ment ?

— Je pense qu’il peut se tromper », avait répondu Byron.

Et voilà que cet homme, cet Ange, assis non loin d’elle, la regardait de ses yeux bleus distants. Pensée étrange.

Elle s’excusa le temps d’aller chercher dans son studio un carnet à dessins et un crayon, qu’elle tendit à Keller. « Ray, demanda-t-elle, vous voulez bien me rendre un service ? »

Il hésita puis hocha la tête.

« Dessinez-moi quelque chose, dit-elle. Pendant qu’on discute. Vous voulez bien ?

— Je ne sais pas dessiner.

— Aucune importance. »

Il regarda la page blanche en fronçant des sourcils. « Je dessine quoi ?

— Vous-même. »

Il la regarda longuement avant de hocher la tête.

« Byron vous a raconté ce que nous avons prévu, dit-elle.

— En gros. On va tous dans l’intérieur du pays. On en rapporte une nouvelle pierre. »

Elle approuva d’un signe de tête. « Bien entendu, ce n’est pas aussi simple. Cruz Wexler finance le voyage. Vous le connaissez ?

— Il dirige une espèce d’institut là-haut à Carmel.

— Il investit de l’argent dans la clandestinité oniro depuis un bon moment, intervint Byron. Et il paraît que la mine de Pau Seco produit une nouvelle sorte d’oniros. On l’explique par le fait que le cratère d’impact de Pau Seco était un seul et unique gros morceau de mémoire bourré de données, et que ce qu’on en ressort maintenant a été mieux préservé, moins dégradé par le passage des siècles. Wexler essaie d’en acheter un au marché noir habituel, c’est-à-dire un oniro détourné par un employé des labos gouvernementaux, mais c’est très difficile. Il a donc arrangé un achat directement à la source, à Pau Seco. C’est nous qui assurons le transport.

— Contre rétribution, dit Keller.

— En ce qui me concerne, expliqua Byron, je compte que ça me rapporte de l’argent. Sur le plan professionnel.

— Je me suis portée volontaire », précisa Teresa.

Keller tourna la tête vers elle. « Cela compte à ce point pour vous ? »

Elle observa le crayon qu’il déplaçait distraitement sur le papier. « Oui. À ce point.

— D’après Byron, vous êtes accro aux pierres de rêve.

— Accro n’est peut-être pas le terme exact. Pour la plupart des gens, ce n’est pas une drogue très satisfaisante, vous savez.

— Elles provoquent des visions, dit Keller.

— Entre autres. Vous avez déjà essayé, Ray ? »

Il secoua la tête.

« C’est puissant, expliqua-t-elle. Interaction directe avec l’esprit. Ce n’est pas un produit chimique, il n’y a pas d’effet chimique. Les gens des labos n’arrivent pas à trouver une explication. Mais si vous touchez une pierre… des mondes s’ouvrent à vous. Vous comprenez ?

— Je ne sais pas. » Il haussa les épaules. « Peut-être. »

Au moins, c’était une réponse honnête. Une trop grande proportion des nombreux onirochimistes et dealers qu’elle avait rencontrés dans les Flottes s’intéressaient uniquement aux pierres des Exotiques pour le profit qu’ils pouvaient en tirer.

Pour eux, il s’agissait bel et bien d’une drogue, d’un article de contrebande, d’une variation plus ésotérique des neuropeptides Program One qui avaient connu tant de succès dans les villes côtières. Les pierres ont cela d’étrange, pensa-t-elle, qu’elles ne sont pas les mêmes pour tout le monde. Les techniciens de laboratoire les voyaient comme des pierres de Rosette venues d’étoiles âgées et gorgées de données décodables extrêmement lucratives, les chimistes et leurs consommateurs urbains comme une nouvelle drogue, la source de visions divertissantes…

Et moi ?

Eh bien. Comme une route, pensa-t-elle. Une destination.

Elle se demanda si Raymond Keller pouvait comprendre.

« Je ne peux entreprendre ce voyage avec quelqu’un en qui je n’ai pas confiance, dit-elle. Byron dit que vous êtes un type bien, Ray. Mais je ne peux pas le savoir. D’accord ? Je peux juste deviner. Et pour l’instant, je ne peux me baser que sur mon intuition, vous comprenez ? »

Il hocha la tête.

« Alors montrez-moi votre dessin. »

Il baissa les yeux comme si cela lui était sorti de l’esprit. Un dessin ? Mais ses mains n’avaient cessé de s’activer. Exactement comme elle le voulait.

Elle lui prit le carnet qu’elle posa sur ses genoux. Elle constata avec surprise que le dessin révélait un certain talent. Il s’agissait d’un portrait en buste, inégal mais complet. Et extrêmement révélateur, pensa-t-elle. Keller avait tracé le contour à grands coups saccadés, les sourcils se réduisaient à deux balafres, la bouche à une tache de graphite sans émotion. Sans âme, pensa-t-elle. Mais ses yeux le rachetaient. Autour des yeux, Keller avait tracé des traits moins durs, les pupilles étaient profondes et dimensionnelles, l’expression douloureuse.

Il n’est pas ce qu’il croit être, pensa-t-elle. Dur, ça oui. Mais elle regarda les yeux et se dit : Pas irrécupérable.

Cela lui suffisait.

« Nous partons dans deux jours », indiqua-t-elle.

CHAPITRE 3

Les onirolithes, les pierres des Exotiques, avaient façonné le passé de Keller et créé son histoire. Ce qu’il avait raconté à Teresa était plus ou moins vrai… il n’en avait jamais touché une plus d’un instant. Mais il ne cessait de rêver d’elles.

Il rêvait de jungles, en des scénarios vidéo concentrés dans lesquels lui, Keller, tenait à la fois les rôles de narrateur et de protagoniste. Dans certains, il était ce forao anonyme sortant en chancelant de l’arrière-pays brésilien, une étrange gemme dans la main, effrayé par les visions qu’elle lui procurait mais pressé de la vendre, frustré de ne pas y arriver, et envahi par la peur lorsque le gouvernement Valverde finissait par saisir la pierre. Dans le rêve, il se faisait torturer par des agents de la FUNAI (encore qu’il n’y avait pas de véritable preuve de leur appartenance) qui exigeaient de connaître l’endroit exact de sa découverte. Une nation, expliquaient-ils, ne peut indéfiniment tirer sa subsistance de l’or et de la bauxite. Dites-nous, demandaient-ils avec calme en promenant des électrodes sur son corps.

Fondu enchaîné sur un plan aérien. L’Amazonie : jungle, fermes, ranchs, barrages, mais surtout nature sauvage traversée par le serpent languide du grand fleuve éponyme, d’un brillant marron sous le soleil. Il rêva l’histoire en tons sépia : à quatre reprises, l’Amazonie avait résisté à l’invasion d’hommes civilisés. Elle avait renvoyé, humiliés et décimés par la dysenterie, les bandeirantes portugais en quête de l’Eldorado. Elle avait permis à peine davantage aux Jésuites avant de récupérer leurs missions, qu’un soutien gouvernemental de moins en moins ferme et l’inébranlable immensité de la nature avaient conduites à leur perte. Il y avait eu le bref boom du caoutchouc, et l’invasion de la jungle pour ses hévéas… mais on trouvait en Malaisie de meilleurs arbres, de surcroît plus accessibles. Les dernières années du vingtième siècle avaient vu un effort plus prolongé pour coloniser l’intérieur des terres : construction de grandes routes, fondation de villages, création de mines et de puits de pétrole, le tout alimenté, toutefois, par une dette internationale trop énorme pour être supportable. Aussi ces petites oasis avaient-elles périclité. Les villages étaient devenus villes fantômes, les plantes rampantes avaient recouvert les routes.

Arrivée de la cinquième invasion.

Montage de diverses scènes. Des bidonvilles de tôle et de carton autour de Rio et de São Paulo, réservoirs frappés par un éclair, déversant vers l’ouest des rivières humaines. Des machines pénétrant la jungle ou zébrant l’air au-dessus de celle-ci.

Les pierres de rêve, baptisées « onirolithes » par un géologue perplexe de l’Université fédérale, avaient plus de valeur que même un forao avide pouvait l’imaginer. On parla, d’abord à voix basse, puis sceptique et enfin impressionnée, de leur origine extraterrestre. Les tests au carbone ne signifiaient rien, bien entendu, mais les petites pierres avaient dû passer un temps considérable dans le sol peu profond du bassin amazonien, reliques d’un impact astronomique beaucoup plus ancien que les bandeirantes. Les onirolithes n’étaient en outre pas de simples pierres passives, mais encodées, bourrées de couches d’informations, avec un dictionnaire d’atomes, une syntaxe d’électrons dans chaque molécule. Elles parlaient une langue binaire et universelle. Elles contenaient une nouvelle physique, une nouvelle cybernétique, elles laissaient entrevoir l’existence de technologies entièrement nouvelles.

Cela avait comme implication évidente que le contrôle des onirolithes permettait celui de l’économie planétaire et de l’avenir politique du monde. Dans un siècle ayant débuté sans tambour ni trompette vingt ans auparavant, la découverte fut interprétée comme la marque, sinon davantage, d’un véritable changement : la Nouvelle Reconstruction, le remaniement industriel d’une économie mondiale. Pour la première fois depuis les débats écologiques, les grandes puissances s’intéressèrent à l’arrière-pays brésilien. Un nouveau type de forao commença à se répandre dans la nature. Le site de l’impact – un dépôt de pierres fragmentaires large de plusieurs kilomètres et d’une profondeur indéfinie – fut jalonné et revendiqué selon d’antiques lois brésiliennes sur les droits miniers.

Il y eut bien entendu des obstacles à ce millénium. Le régime Valverde rencontrait des problèmes politiques. Les insurgés s’étaient emparés d’une capitale provinciale, des routes d’une importance vitale pourraient se retrouver menacées.

On réclama une intervention. Une guerre méthodique fut livrée.

Et là, les cauchemars de Keller prenaient un tour plus personnel.


Une tempête éclata pendant sa seconde nuit dans les Flottes, avec des rideaux de pluie tiède en provenance de l’océan. Keller resta à boire avec Byron Ostler sous l’avant-toit en tôle du patio en bambou de ce dernier. L’eau était, dans ce quartier, dense de balsas et de baraques nautiques s’entortillant le long des voies navigables ouvertes que les gens du coin appelaient canaux. C’était un quartier d’artistes, où les cabanes nautiques s’ornaient de lanternes vénitiennes, et où les silhouettes de moulins à vent s’agitaient devant le reflet aquatique du continent urbain : seul le léger roulis du plancher lui rappelait qu’ils se trouvaient à huit cents mètres au-dessus du plateau continental, en équilibre instable sur des fondations de pontons et d’ancres.

Byron parla de Teresa tout en buvant de la bière mexicaine au goulot d’une bouteille trapue et en enfonçant des cartes-mémoire dans un générateur de musique. Keller l’écoutait en regardant le canal d’eau sombre.

« Elle n’est pas en danger, dit Byron. Je le crois. Nous ne sommes pas en danger. Wexler a tout arrangé. » Il but une gorgée de bière. « À la moindre menace, Ray, je la ramènerai. Sans hésiter. Mais c’est son projet depuis le début. Elle était avec Wexler à Carmel quand il a arrangé le voyage… elle a peut-être même aidé à le convaincre. »

Peut-être, pensa Keller. Mais elle l’avait surtout impressionné par sa fragilité. Quelque chose dans sa large bouche, dans la manière curieuse dont elle baissait les yeux. Si Byron affirme se soucier d’elle, pensa Keller, alors il aurait peut-être dû s’arranger pour ne pas s’impliquer là-dedans. « Mais quand même… dit-il.

— Oui je sais. » L’onirochimiste se leva pour jeter sa canette vide dans le canal noirâtre par-dessus la rambarde de sa cabane flottante. « Quoi que tu aies eu l’intention de dire, Ray, j’y ai déjà pensé, d’accord ? Ce qui arrive à Teresa a de l’importance pour moi. Vraiment. Mais elle a besoin de partir. Elle a un rapport particulier avec les pierres. Elle a besoin d’aller plus loin… plus profond…

— C’est toi qui la lui as vendue », affirma Keller.

Il y eut un silence, pendant lequel il crut avoir franchi les limites de leur vieille et étrange amitié.

Mais Byron répliqua tranquillement : « Je ne la lui ai pas vendue. Je la lui ai donnée. »

Keller laissa patiemment son regard se promener sur l’eau.

« Il y a trois ans, reprit le chimiste. Si tu l’avais vue, Ray. Tout l’argent qu’elle gagnait en vendant des bouts de métal à des galeries, elle le dépensait en opiacés synthétiques. En enképhalines artificiels. Très, très mauvais. Elle est venue me trouver avec une liasse de billets à la main, une main, tu vois, comme une patte griffue, une main anorexique. « Tu vends des oniros », qu’elle m’a dit. J’ai répondu ouais. J’ai appris à la connaître un peu. Elle m’a montré où elle vivait… au coin d’un vieux terminal d’oléagineux en vrac dans les taudis du port, avec des meubles en planches et un grand bocal plein de pilules. J’ai fait venir un médecin pour prendre soin d’elle. Il a diagnostiqué un grave déséquilibre neuropeptidique. Elle frôlait la mort. Vraiment. Elle flirtait avec. Je le lui ai dit : « Tu vas mourir. » Elle n’a même pas répondu, elle a juste hoché la tête, oui, elle allait mourir, et alors ? Mais la pierre, c’était nouveau pour elle. J’imagine qu’elle a dû penser : une drogue de plus. Sauf que ça ne lui a pas fait cet effet-là. Elle l’a prise dans sa main, et…

— Des visions, compléta Keller.

— Cela ne fonctionne pas pour tout le monde. Pour elle, cela n’a été que ça. Des nouveaux mondes. Elle a voulu les retranscrire d’une manière ou d’une autre. Je lui ai acheté les outils pour les peintures de cristal qu’elle fait, ces paysages vus en transe. Nous l’avons sevrée des enképhalines jusqu’à ce qu’elle retrouve un équilibre neurochimique, et elle est restée clean depuis. » Il leva une main décharnée. « Trois ans.

— Grâce aux pierres ?

— J’imagine. Parfois…» Byron eut un sourire forcé. « Parfois, j’aime croire que c’est grâce à moi.

— Mais elle va à Pau Seco », dit Keller.

Le chimiste regarda les cabanes flottantes et le canal d’eau de mer sombre.

« C’est un marché qu’elle a passé, raconta-t-il doucement. Je pense qu’il n’y a jamais rien eu d’autre. En essayant de me renseigner sur son passé, j’ai découvert qu’elle n’en avait pas. Gamine, elle a échappé au grand incendie de 37, sans parents, souffrant de brûlures au troisième degré et d’une amnésie traumatique. Une famille de réfugiés l’a recueillie, lui a donné un nom… elle avait même oublié son nom. Puis elle s’est mise aux pilules. À se tuer, tu vois, mais lentement. Et les pierres n’ont rien changé, sur ce plan-là. Elles ont touché quelque chose en elle, l’ont éveillée un peu, mais ce n’était qu’une trêve. » Il regarda Keller d’un air triste. « Un moment de moindre tension entre Teresa et la mort. Mais les pierres dont nous disposons sont incomplètes, Ray. On peut les comparer à des photos arrachées à un magazine. Ce qu’elle voit dedans, elle a besoin de le voir plus nettement.

— Elle ne trouvera peut-être pas ce qu’elle veut, dit Keller. Elle trouvera peut-être la mort, là-bas.

— Ou la vie », répliqua Byron, les poings serrés. Il ajouta avec fermeté : « J’y crois. »

D’un pas dont un début d’ivresse diminuait l’assurance, Byron reconduisit Keller à l’intérieur de la cabane, à un niveau inférieur, hermétiquement fermé, situé peut-être sous le niveau de l’eau – un cauchemar de claustrophobe – en passant par une antichambre de stuc terne dans laquelle brûlait une unique ampoule rouge.

« C’est là, annonça-t-il tranquillement en ouvrant une deuxième porte. Tu voulais voir ? C’est là. »

Il fallut un moment à Keller pour ajuster sa vision.

Il vit ensuite des cuves et des cuves de liquide sombre agité par la houle. Il régnait dans la pièce une température oppressante. Il doit y avoir un générateur quelque part là-dessous, pensa Keller. Mon Dieu ! Cela donnait presque la chair de poule… mille gestations suivaient leur cours dans ces grands récipients craignant la lumière, silencieuses et parfaitement étrangères.

C’était là que Byron cultivait ses pierres de rêve.

Keller enregistra méticuleusement le tout. Il était un Ange, c’était son métier. Tout ce qu’il voyait, tout ce qu’il avait vu depuis que Leiberman lui avait installé sa mémoire AV s’inscrivait de manière indélébile dans celle-ci. La puce disposée à l’arrière de sa colonne vertébrale finirait par contenir des milliers d’heures d’expérience brute, des séquences qu’aucune caméra ne pouvait rendre.

Byron montra son travail avec une fierté ostentatoire d’ivrogne dont Keller ne put évaluer la sincérité. « J’utilise la même technologie que les laboratoires gouvernementaux, mais à une échelle un peu plus modeste. Le fluide dans les cuves est une solution sursaturée, à peine plus complexe que l’eau de mer. Quand on a le milieu, le reste ne pose pas de problème. Les oniros se reproduisent. Bon, on ne doit pas pouvoir parler de « reproduction », puisqu’ils ne sont pas vivants, en fait, mais je ne sais pas comment l’appeler autrement. La pierre libère une substance semblable à la transcriptase, qui agit comme une espèce de germe cristallin. Les nouvelles pierres se développent autour. Copies parfaites. Impossible de les distinguer de l’original. La technologie pour cultiver des pierres a été une des premières données récupérées dans les premiers échantillons significatifs, ce qui signifie que les concepteurs de ces choses ont consacré beaucoup de redondance à cette information-là. On ne sait pas qui sont, ou qui étaient, les Exotiques, mais de toute évidence, ils voulaient qu’on fasse circuler les pierres. »

Keller décelait de la fascination dans la voix de Byron. Celui-ci avait été appelé sous les drapeaux au milieu de ses études universitaires, et curieusement, quand il était excité, c’était la manière de parler populaire qui disparaissait : il se mettait à utiliser des mots comme « redondance ».

Dans les profondeurs troubles des cuves du laboratoire chimique, Keller distingua les couleurs pâles et les formes nébuleuses des pierres naissantes. De la vie minérale. Il percevait leur étrangeté comme une aura.

« Elles sont indestructibles, dit Byron. Elles se fracturent le long de leurs axes de symétrie, mais on ne peut pas les brûler, les percer ou les dissoudre. En théorie, si on pouvait réunir toutes les pierres brésiliennes en un seul et même endroit, on pourrait les assembler comme un puzzle. Sur le plan topologique, elles sont surtout orthorhombiques ou tricliniques… Ce sont les formes les plus courantes. Personne ne sait de quoi elles sont faites au juste. On a la preuve qu’elles ont été conçues… leur substance a été conçue… jusqu’au niveau subatomique. Des micropotentiels complexes se propagent le long des axes de symétrie, et c’est d’ailleurs ce dont se servent les labos pour se brancher dessus. Leurs propriétés physiques observables sont très étranges, et certains les soupçonnent d’exister en plus de trois dimensions.

— C’est pas de la gnognotte.

— Tu l’as dit.

— Et tu t’en es servi pour sauver la vie de Teresa. »

Il vit les traits de Byron se durcir dans la pénombre. « On pourrait dire ça.

— Elle compte à ce point pour toi ? »

Il y eut un silence. « Je ne suis pas assez saoul pour en parler, dit ensuite Byron.

— Mais tu t’inquiètes pour elle, insista Keller.

— Je m’inquiète pour le Brésil. De cette nouvelle pierre. Et pas seulement à cause du danger physique. » Il secoua la tête. « Parfois, je pense que tout va bien se passer. J’y crois vraiment. Peut-être plus que bien. On y va, on revient, elle trouve ce qu’elle veut. Peut-être qu’on pourrait vivre ensemble. » Il ajouta d’une voix faible, sur la défensive : « Elle pourrait y réfléchir.

— Et si elle ne trouve pas ce qu’elle veut ?

— Alors elle pourrait mourir. Elle pourrait se laisser mourir. Cette fois, je ne pourrais peut-être pas l’aider. »


À moitié ivre, bercé par la houle, Keller s’endormit dans un lit à sommier de bambou. Il rêva d’un champ de manioc au Rondônia. De grands mots tournaient en rond comme des oiseaux dans sa tête. Amnésie, agnosie, dysphasie, aphasie. Dans le rêve, il ne voyait que la moitié gauche des choses, et quand il parlait, les mots sortaient déformés et creux.

Il s’éveilla à l’aube avec une auréole de sueur sur l’oreiller.

Il s’acheta à manger à un étal près de l’usine marémotrice. Un sourire neutre sur le visage, Byron arriva à midi passé et lui tendit une enveloppe contenant, outre une carte d’identité et un passeport acquis au marché noir, un billet d’avion pour le Brésil.

CHAPITRE 4

1. Ils s’élevèrent au-dessus de la courbure terrestre par un vol parabolique d’AcroBrazil qui les emmena un instant dans l’espace, mais le voyage, songea Keller, était davantage à l’intérieur qu’à l’extérieur : à l’intérieur de l’Amazonie, de la mine à ciel ouvert de Pau Seco, du passé. Durant la descente, il se demanda s’il n’avait pas été conduit là par une inertie cachée, par les efforts perfides de son esprit pour explorer l’abysse de sa mémoire.

La Roue, avait dit Byron. Une pensée désagréable et qui ne le quittait pas.

L’avion s’inclina sur l’aile pour mettre le cap sur les pistes flottantes de la baie de Guanabara, de l’autre côté de la statue du Christ Rédempteur, usée et solitaire sur le venteux Corcovado. À sa venue précédente, Keller, alors recrue de dix-neuf ans à bord d’un transport militaire, avait réalisé pour la première fois qu’il entrait en territoire inconnu en voyant cette statue dressée au sommet de la montagne, ce Christ rongé par les intempéries, aux yeux de granit regardant dans le vague, aux mains levées en une bénédiction muette au-dessus d’une ville aussi grande que l’horizon. En la revoyant, Keller sentit ses doigts se crisper à nouveau sur les accoudoirs. Il avait juré autrefois que s’il arrivait à quitter ce pays, il n’y remettrait jamais les pieds… promesse ancienne mais proférée avec ardeur, qui résonnait maintenant avec une ironie douloureuse dans les grondements de l’avion.

« Ça va ? » demanda Teresa, et Keller parvint à hocher la tête.

« À merveille », répondit-il en pensant wu-nien, en faisant abstraction de lui-même, en battant en retraite dans les couloirs glacés de sa circonspection soigneusement entretenue, en s’y réfugiant.


Leur correspondance pour la capitale ne partait que le lendemain matin. Prodigue du crédit de Wexler, Byron leur avait réservé une chambre dans un de ces hôtels blancs comme de l’os donnant sur la baie. « Rien que le meilleur », dit-il. Mais Keller avait fixé son attention sur Teresa, sur son profil alors qu’elle regardait devant elle par les fenêtres du bus de transit.

Les images s’enregistraient dans sa puce-mémoire, mais la plupart n’étaient que des séquences sans valeur, banales et sans rien de spectaculaire. De plus, au moment du montage final, la jeune femme serait devenue une étrangère, ses traits ayant été systématiquement modifiés pour les rendre méconnaissables : Keller protégeait ses sources. À sa manière muette, c’était un journaliste : il savait la nécessité du montage, il savait qu’il était nécessaire d’extraire une signification du minerai brut du vécu. Le produit fini ne cessait toutefois de le surprendre. Son dernier projet pour le Réseau, par exemple, des révélations sur le monde clandestin du câblage-plaisir. Il avait passé trois mois dans les hôpitaux, dans les appentis, dans les plus sinistres tréfonds des Flottes. Il avait appris à connaître certains de ces hommes (presque toujours des hommes, en général d’anciens combattants) qui avaient accédé au plus profond de leurs centres cérébraux du plaisir et se consumaient lentement, comme des bougies de cire, dans les recoins oubliés des noyaux urbains. Il pensa parfois que ce qu’il voyait, les étapes tertiaires de leur terrible dépendance, ne pouvait manquer de cautériser les filaments dans sa propre tête, de surcharger les circuits, de défier la mémoire. Il avait testé les limites de son wu-nien, son vieil entraînement militaire. Peut-être s’était-il trop soucié de ces gens qui ne pouvaient plus échapper à la mort.

Le documentaire, diffusé à une heure de grande écoute, avait séduit une appréciable part de marché dans les pays de la Zone Pacifique. Les images de Keller figuraient parmi des statistiques, des interviews et des commentaires hypocrites. Le documentaire n’était pas racoleur, et Keller n’avait pas honte de son travail, mais il trouvait néanmoins stupéfiante cette manière dont les événements perdaient de leur impact, une fois retranscrits sur la vitre plate d’un écran vidéo. Même les morts auxquelles il avait assisté – traces numériques de son expérience directe, rehaussée et polies pour le montage final – étaient devenues sordides mais inévitables, d’une certaine façon, conséquence logique du flux schématique des événements.

Cela avait mis sa foi à l’épreuve. Le terme « foi » n’est pas trop fort, pensa-t-il. Il croyait en ce qu’il faisait, il n’était pas cynique envers son travail. Le documentaire sur le câblage-plaisir avait alimenté la demande en cliniques de réinsertion publiques, permettant de sauver quelques vies. Il croyait à son objectivité, à sa capacité à devenir un témoin impartial, il croyait que cela avait de l’importance.

Et pourtant… face à une telle horreur, l’« objectivité » elle-même n’était-elle pas un peu monstrueuse ?

Il en parla avec Byron après la diffusion du documentaire. « Tu lui donnes de la dignité, avec tous ces mots, répondit celui-ci. Avec tout ce zen angélique qu’on t’a enseigné à l’époque à Santarém. Mais ce n’est peut-être pas cela. C’est peut-être juste un effet secondaire du câblage neural. Un affect plat. Peut-être que tu ne sais plus compatir, que tu sais uniquement ronchonner en te demandant si tu compatis. À moins que ce soit encore autre chose.

— Quoi ? »

Byron hésita. « La peur, finit-il par répondre. La lâcheté. »

Non, pensa Keller.

Tu fais face, pensa-t-il, c’est ce qui compte. Certaines choses étaient tout simplement trop horribles pour qu’on les supporte. Il fallait détourner le regard, voilà la vérité… et si on ne pouvait pas le détourner, il fallait apprendre à regarder uniquement pour regarder.

La vision sans désir. Le miroir parfait.

Ils montèrent en ascenseur dans leur chambre, Byron plaqua son pouce sur la serrure, et par la fenêtre, Keller se retrouva à nouveau face au Christ sur le Corcovado, de l’autre côté de la baie bleue.

Ce pays t’a fait, semblait dire la statue. Ce pays est ton père et ta mère.

Teresa s’approcha de la fenêtre, lui masquant la vue. « On perd notre temps, ici, estima-t-elle. On aurait dû se rendre directement dans la capitale.

— Nous sommes des touristes, lui rappela Byron. Quelle importance ? Dans un jour ou deux…

— Je le sens, dit-elle, le regard au loin. Ça paraît dingue, hein ? Mais je sais qu’il est là. Pau Seco. L’origine des pierres. Enterrées dans le bassin amazonien depuis des siècles. » Un petit frisson involontaire la parcourut. « Je veux y aller.

— Bientôt », répondit Byron.

Keller hocha la tête, ne pouvant désormais s’empêcher de se sentir mal à l’aise : bientôt.


2. Ils gagnèrent Brasilia par un vol intérieur.

Se retrouvant enfin dans les terres, dans la vieille cité blanche construite sur mesure, balayée par les vents du planalto, posée comme une île dans un océan de pauvreté et de forêts. Deux décennies durant, une devise forte s’était déversée dans la capitale, et si elle n’avait rien fait pour améliorer les sordides conditions de vie des habitants des barrios et des bidonvilles, elle avait partiellement financé le ravalement et la rénovation de ce site ancien, austère vision du futur datant du siècle précédent. L’administration gouvernementale constituait le principal domaine d’activité de Brasilia : tous ces bâtiments étaient administratifs.

Ils vécurent quelques jours en touristes dans un autre grand hôtel, avec petit déjeuner au Salon Continental et bain de soleil dans les jardins sur le toit. Pour occuper son oisiveté, Keller se mit à observer Teresa. Elle passait beaucoup de temps dans la piscine, comme si cela lui rappelait ses origines, les Flottes ou le lointain océan, et se déplaçait dans l’eau avec une grâce distraite. Elle ne se départait pourtant pas d’une certaine vigilance sombre et résolue. Il pensa au temps qu’elle avait dû passer avec les onirolithes, ces artefacts d’un monde incommensurablement lointain : on aurait dit qu’une partie de cette étrangeté avait déteint sur elle.

Il l’observa. Il avait conscience que Byron l’observait aussi.

Le troisième jour, ils se rendirent en ville en bus puis montèrent en ascenseur dans la tour de verre blanc de la SUDAM, la monolithique Surintendance de l’Amazonie, l’agence contrôlant le développement du grand arrière-pays brésilien. Byron avait obtenu de Cruz Wexler le nom d’un bureaucrate de la SUDAM bien disposé, Augusto Oliveira. La réceptionniste téléchargea leurs identifications dans son ordinateur et, dans un anglais sans accent, les pria de patienter, M. Oliveira se trouvant en réunion.

Ils passèrent la majeure partie de la matinée à attendre dans le luxueux local baigné d’une opiniâtre luminosité. Grâce à ses rudiments de portugais datant de la guerre, Keller put s’occuper quelque temps à déchiffrer la mention figurant sur la porte d’Oliveira : pour autant qu’il pouvait le dire, elle signifiait service des mines, cartes et documents. Oliveira fit son apparition peu avant midi. Son bureau personnel était un sanctuaire de baies vitrées et de grands meubles-classeurs plats. À l’extérieur, des cumulus survolaient les paraboles couronnant les vieux bâtiments blancs.

Oliveira leur désigna des sièges et les observa avec circonspection. Byron s’éclaircit la gorge. « Nous venons de la part de Cruz Wexler. Il nous a dit que vous pourriez nous obtenir…»

Oliveira prit un air chagriné. « Je vous en prie, interrompit-il. Ne mentionnez pas ce nom ici. Je n’ai aucun lien avec Cruz Wexler. » Il ajouta : « Je sais qui vous êtes.

— Nous voulons entrer à Pau Seco, expliqua Byron. Le reste n’a aucune importance.

— Tout le monde veut entrer à Pau Seco. De toute évidence. Pau Seco.

— C’est possible ?

— Peut-être. » Oliveira joignit les mains dans son dos. « Vous voulez devenir propriétaires d’une parcelle, c’est cela ? Creuser la terre ? Devenir garimpeiros ?

— Juste visiter, répondit Byron avec raideur.

— On ne visite guère Pau Seco. Les journalistes y sont interdits. Les étrangers, quels qu’ils soient, sont rares. Vraiment, vous m’en demandez beaucoup.

— D’après Wexler…» Byron se reprit, l’air furieux. « Nous avons entendu dire que cela serait possible.

— Possible, mais dangereux. »

Oliveira se pencha sur sa table de travail, activa son interphone et adressa quelques mots en portugais à sa secrétaire. Un vaste silence s’abattit sur la pièce. Byron croisa les bras et s’appuya au dossier de son siège d’un air renfrogné. Oliveira les regarda avec calme. Keller comprit que le bureaucrate se délectait de leur gêne. En réaction, lui-même observa attentivement Oliveira : il ne doutait pas que cette séquence trouverait son chemin jusqu’au Réseau, au sein de graves considérations sur la corruption des fonctionnaires gouvernementaux.

Le Brésilien continua à les regarder en silence jusqu’à ce que sa secrétaire lui apporte un cafezinho : un café dense et odorant dans une tasse de la taille d’un dé à coudre. Il le but d’un mouvement sec avant de dire : « Que savez-vous au juste sur Pau Seco ?

— C’est la mine d’où proviennent les onirolithes, répondit Teresa.

— C’est un trou dans la jungle, fit Oliveira, un trou dans lequel 30 000 hommes essaient de devenir riches. C’est aussi une zone de sécurité nationale.

Placée sous la responsabilité de l’armée. Anarchie et loi martiale… en même temps, vous comprenez ? Tenez, regardez. »

Il pressa quelques touches sur un clavier. Keller s’avança : la surface du bureau d’Oliveira s’était transformée en carte topologique, avec des lignes de contour noires sur une étendue d’un bleu un peu brillant.

« La mine de Pau Seco », expliqua Oliveira.

L’échelle était immense.

« Elle est gérée de la même manière que les mines d’or de la Serra Pelada, à l’époque. Les puissances étrangères sont arrivées très vite, dans les années 20, vous comprenez ? On a procédé à des relevés topographiques et à des interférogrammes sophistiqués du sous-sol. Mais finalement, c’est le Brésil qui l’a emporté. Nos vieux droits miniers. » La lumière de l’affichage à cristaux liquides jetait des ombres sur les traits ronds d’Oliveira. Absorbé par son sujet, il balaya de la main la surface du bureau. « Voilà où apparaissent les gisements des Exotiques. Sur tout ce territoire. Vingt-cinq kilomètres carrés de boue et d’argile, de moins en moins riches en gisement principal, juste là. Le gouvernement attribue des parcelles de quatre mètres carrés. Pendant quelque temps, il y a plusieurs années, on les a vendues à bas prix. Maintenant, on a recours aux enchères. On a le droit de n’en posséder qu’une, et il faut la travailler pour la conserver. Une parcelle peut ne rien produire… mais comprenez bien que même une petite pierre, un petit onirolithe vaut au moins trois cent millions de cruzeiros. » Il haussa les épaules d’un air dédaigneux. « Ça peut s’arrêter un jour. Nous arriverons peut-être à déchiffrer tout ce qu’il y a à déchiffrer dans ces artefacts. Les secrets de l’univers, hein ? Pau Seco sera alors rendu à la jungle et tous les garimpeiros pourront rentrer chez eux. Ce jour arrive peut-être. Mais pas tout de suite. Chacune des pierres que nous déterrons jette une nouvelle lumière, en révèle un peu davantage sur l’énigme. Bien entendu, une fois ses données extraites, la pierre perd son énorme valeur… elle peut se voir dupliquée, ou même se retrouver vendue au marché noir comme une espèce de drogue. » Il regarda Byron en souriant. « Mais je ne sais rien de tout cela. À Pau Seco, le gouvernement achète les pierres directement aux garimpeiros et prélève un pourcentage de leur valeur sur le marché international. Elles ne peuvent pas être vendues ou échangées entre particuliers. Le prix que nous proposons est compétitif… et les militaires empêchent toute contrebande. »

Teresa restait les yeux fixés sur la carte. « Il nous faut un permis pour y entrer… fit-elle d’une voix contrite.

— Pour y entrer ! Si vous allez à Pau Seco, il vous faudra un permis pour manger, un permis pour dormir, un permis pour aller aux toilettes…

— Pouvez-vous nous obtenir ces permis ? »

Oliveira se fit arrogant. « Les dispositions ont été prises. » Il fit un geste de la main : il s’agissait d’un point trivial, d’un détail. « Mais je veux que vous soyez prêts. Il n’y a pas d’hôtels à Pau Seco, vous comprenez ? Rien que la boue, la merde, la maladie. Ces mots vous sont-ils familiers ? Vous pourriez vous salir les mains.

— Ce ne serait pas la première fois », répliqua Byron.

Oliveira éteignit la carte. La lueur bleue se flétrit. « Non, dit-il. Non, j’imagine. »


Sa secrétaire leur remit leurs documents quand ils repartirent : d’épaisses liasses de papier couleur chamois avec le sceau de la SUDAM gaufré sur chaque feuille.

« Merci de votre patience », dit-elle poliment.

CHAPITRE 5

1. Le plus ironique, pensa plus tard Oliveira, est que le Brésil, en devenant indispensable au monde, a échappé aux Brésiliens.

Cela devenait inévitable dès le moment où le régime Valverde avait demandé l’aide militaire des pays de la Zone Pacifique. Ceux-ci avaient répondu avec empressement à cet appel. Japonais, Coréens, Américains étaient venus, et d’une certaine et importante manière, n’étaient jamais repartis. Le Brésil contrôlait la ressource qui contrôlait le monde… mais le monde contrôlait le Brésil.

Il ne ressentait aucune loyauté envers l’homme qui l’avait contacté par l’intermédiaire de l’ambassade américaine. Un dénommé Oberg, qui perdait ses cheveux et parlait en réprimant un léger accent texan, un homme sans l’ombre d’un doute beaucoup moins agréable que son air d’instituteur pouvait le laisser croire. Oberg travaillait pour les Agences, le complexe intégré de services de renseignements et de mise en vigueur de la loi qui constituait un second et très secret gouvernement américain. Étant donné la situation, Oliveira lui devait certains égards. Mais aucune loyauté.

Il n’en ressentait aucune non plus envers Cruz Wexler, membre d’un culte bourgeois et disposant de contacts hauts placés au Brésil ainsi que d’une foi toute américaine en la corruptibilité des gouvernements étrangers. Et Oliveira ne devait certainement rien aux trois innocents apparus ce jour-là dans son bureau.

De plus, sans loyauté, pensa Oliveira en composant le code téléphonique d’Oberg, la trahison n’existe pas.

Oberg répondit en personne. Son visage apparut plat et de biais sur l’écran vidéo d’Oliveira. Derrière son interlocuteur, le Brésilien vit une fenêtre en pierre et un massif de mimosas. Oberg le regarda et se limita à demander en réfrénant un léger nasillement : « Ils sont donc venus ?

— En effet. Je leur ai donné les documents.

— Vous êtes sûr que c’était bien eux ? L’homme et la femme ?

— Ils correspondaient à la description. Et il y avait un troisième homme. »

Oberg sembla étonné. « Un Américain ? »

Oliveira hocha la tête avec nonchalance avant d’esquisser un portrait de Keller. Oberg prit des notes. « Il va me falloir une photographie, finit par dire l’homme de l’Agence, et toutes les informations qu’il vous a données. »

La voix exigeait l’obéissance. Subalterne professionnel, Oliveira comprenait le mécanisme de l’ordre donné. Donner des ordres venait tout naturellement à des gens comme Oberg. Celui-ci dégageait une impression d’autorité, même par l’intermédiaire du téléphone, il semblait tendu, prêt à bondir. Si nous étions des chiens, songea Oliveira, il faudrait que je lui présente ma gorge. « Aucun problème », assura-t-il, obéissant mais, à contrecœur, en regrettant d’avoir à le faire.

Oberg avait toutefois été surpris d’apprendre l’existence du troisième homme, Keller. Tu n’es pas si omniscient, après tout, pensa Oliveira en regardant l’image disparaître sur l’écran. Il te reste des choses à apprendre.

Cette pensée lui procura une satisfaction passagère. Il sonna sa secrétaire pour lui demander un deuxième cafezinho.


2. Dans la soirée de leur dernière journée à Brasilia, Keller s’assit dehors sur le portique en briques de leur chambre d’hôtel, pour regarder la circulation de fin de journée s’écouler hors de la ville, bureaucrates en rectangulaires automobiles chinoises et secrétaires à bord de bus bondés, tandis que le soleil se couchait sur le planalto.

Un peu plus tard, Teresa écarta le rideau de perles pour venir le rejoindre avec les documents obtenus au bureau d’Oliveira. Y figurait le nom Teresa Maria Rafaël, celui qu’ils avaient téléchargé de sa pièce d’identité obtenue au marché noir : celui donné par sa famille adoptive, d’après Byron, dans les mois ayant suivi l’incendie.

Elle prit place sur une chaise près de lui. Elle avait une expression songeuse – depuis leur rencontre avec Oliveira, pensa Keller. « C’est bizarre, finit-elle par lancer. Quand on y pense. Que des gens ordinaires fassent ça, je veux dire. »

Keller émit un bruit interrogateur.

« Eh bien, cela m’a frappée, voilà tout. On entend des mots comme « contrebande » et « criminel ». On dirait que ça vient du journal télévisé du Réseau. Mais c’est ce qu’on est, en fait, non ? Des contrebandiers et des criminels.

— Aux yeux de certains, admit Keller. Cela vous fait peur ?

— Je crois, oui. Maintenant que nous sommes là. Dans les Flottes, c’était le projet de Wexler. Il l’a organisé et financé, on lui rendait service. Mais ici… c’est rien que nous, pas vrai ? » Elle détourna les yeux. « Oliveira me fait peur. Il y a quelque chose de moche en lui. Il ne m’inspire pas confiance. »

Keller fit un geste vers la liasse qu’elle tenait à la main. « S’il était digne de confiance, il ne nous aurait pas donné ces papiers.

— Mais il n’y a pas que lui. Il doit y en avoir d’autres comme lui. Des gens qui veulent nous arrêter.

— Les Agences, dit Keller. Le gouvernement brésilien, potentiellement, au moins.

— C’est le monde réel, fit Teresa d’un ton distant.

— Trop réel. » Sur une impulsion, il ajouta : « Vous pouvez renoncer, vous savez. Il n’est pas trop tard pour acheter un billet de retour. » Il haussa les épaules. « Ce serait peut-être plus sage. »

Elle se leva et se pencha par le balcon, les coudes sur la rambarde. Les dernières lueurs du jour semblaient l’entourer et la contenir. Elle secoua la tête. « Je suis venue ici pour une raison précise. Et je ne suis pas fragile.

— Vous faites confiance à Wexler à ce point ? »

Elle y réfléchit. « Vous ne le connaissez pas, répondit-elle.

— Je ne sais de lui que ce que j’en ai entendu dire.

— Il a passé des années à Harvard. Vous le saviez ? À travailler très sérieusement dans la cryptologie. Il a fait un peu de recherche sous contrat avant que les gens de la sécurité ne l’en empêchent, il a donc eu accès à quelques-unes des premières pierres de Pau Seco. Tout le monde les branchait à des micropuces, vous savez, pour en extraire des données. En pensant obtenir une révélation vertigineuse… la sagesse des étoiles. Lui aussi, mais l’interface humaine le fascinait davantage. Le fait d’avoir des visions en les touchant. Comme personne n’arrivait à comprendre comment cela fonctionnait, personne ne s’y intéressait vraiment : c’était des « données molles ». Mais rien d’autre ne comptait pour lui.

— Du mysticisme, intervint Keller.

— Il s’y est mis, ouais. À cette idée de sagesse. Pour lui, on ne peut rien toucher ou sentir sur terre qui ne nous soit vraiment étranger, à part les pierres. L’Autre ultime.

— Il a gagné beaucoup d’argent.

— Il a gardé tous ses contacts dans les labos gouvernementaux. Le cercle des vieux potes d’université. C’est facile, pour lui, d’avoir des pierres, ou des copies de pierre, une fois qu’on en a extrait les données. Il contrôle par conséquent une bonne partie du marché noir sur la côte. Si bien que oui, il a gagné beaucoup d’argent… mais je le crois sincère. »

Keller réagit d’un ton prudemment neutre : « Vous croyez à ce qu’il raconte ?

— Sur les pierres ? » Elle haussa les épaules. « Je n’en sais rien.

— Vous avez fait l’expérience.

— Pour moi, précisa-t-elle doucement, cela a toujours été plus personnel. » Le soleil étant désormais couché, le ciel au-dessus de la ville rayonnait d’un bleu sombre. « Est-ce possible, Ray ? demanda-t-elle. Qu’en examinant une chose aussi étrangère qu’une pierre de rêve, en la regardant aussi longtemps et aussi attentivement qu’on le veut… on découvre qu’on se regarde soi-même ? »

Il se souvint de ce que Byron lui avait raconté : Teresa dans une cabane des Flottes, à troquer des œuvres artistiques contre des enképhalines synthétiques. « Je ne suis pas fragile », avait-elle affirmé, elle qui semblait pourtant à Keller aussi fragile et aussi cassante que du verre… sauf qu’une énergie intérieure, une nervosité jaillissait d’elle.

Il eut un peu peur pour elle, ce qui était mal : adhyasa, pensa-t-il, le péché de l’Ange. Il se leva en hâte. « Demain, on prend le bus pour Cuiabá, rappela-t-il. On ferait mieux d’aller se coucher. »

Les étoiles avaient fait leur apparition au-dessus des sombres limites du planalio.


3. Mais elle ne dormit pas. Trop de café, se dit-elle, trop de pensées en tête. Aussi, dans l’espoir de s’épuiser, alla-t-elle marcher avec Byron sur l’avenue passant devant leur hôtel.

Brasilia était calme, la nuit. Elle entendait le bourdonnement hésitant des anciens lampadaires à potassium, régulièrement troublé par le lointain grondement d’un camion. Elle ne vit dans les rues que quelques touristes en goguette et quelques putes qui patientaient près d’une fontaine publique. Irréelles, pensa Teresa, vides, ces vieilles tours blanches.

Elle demanda à Byron pourquoi il avait fait venir Keller.

« On en a déjà parlé. Il connaît l’arrière-pays. Un peu de protection…

— Il est fiable ? Tu lui fais confiance ?

— Oui », répondit-il, mais avec moins d’assurance dans la voix.

« C’est un Ange.

— Et alors ? Je l’ai été aussi.

— Mais tu as changé. »

Il lui prit le bras. Au-dessus de leurs têtes, dans la faible lumière de la ville, elle vit bouger les nuages bas. « J’aurais pu être comme lui, dit Byron. Je sais ce qu’il ressent.

— Et qu’est-ce qu’il ressent donc ?

— Ça t’intéresse ? »

Elle haussa les épaules.

« C’est comme marcher dans un nuage, expliqua-t-il. Tu es au-dessus de tout. Au-dessus de la peur, de ton corps. Ton corps est une machine, tu la déplaces, tu l’emmènes là où elle est censée aller. Tout est très clair, très lucide, parce qu’il n’y a pas de bien ou de mal, de meilleur ou de pire. Tu te contentes de regarder. Tout est ce qu’il est. Ni plus, ni moins. »

Cela rappela un souvenir à Teresa. « Je comprends ce que ça peut avoir d’attirant, dit-elle.

— Ça l’est. Mais c’est épuisant. Froid. Comme quand on reste debout au sommet d’une montagne : on finit par avoir peur de se trouver si haut au-dessus de tout, peur de ne plus pouvoir redescendre un jour. Et certains ne redescendent pas.

— Comme Ray ?

— Peut-être comme Ray.

— Mais tu disais avoir confiance en lui. »

Il haussa les épaules. « Je pense que le choix a toujours été difficile, pour lui. Il est revenu de la guerre avec quelques mauvais souvenirs, alors il y a cette motivation… le besoin de rester au-dessus. Mais je pense qu’en vérité il n’est pas à l’aise là-haut. Une partie de lui veut redescendre. Même après tout ce temps. » Il la regarda. « Quelle importance, pour toi ?

— Simple curiosité. »

Ils firent demi-tour pour regagner l’hôtel. « Ce ne serait pas une bonne idée, avertit Byron, de trop se soucier de Ray Keller. »

Teresa haussa les épaules.


Cette nuit-là, elle rêva à nouveau de la fille sans nom en haillons et chaussures rafistolées.

La fille la regarda des profondeurs de ses immenses yeux bruns. Comme toujours, Teresa fut surprise par l’intensité de son regard. De l’obscurité semblable à de la fumée tourbillonnait autour d’elle, l’angoisse imprégnait l’air turbulent.

« Presque rentrée, maintenant, dit la fillette d’une voix éteinte. Presque rentrée. »

CHAPITRE 6

1. Keller avait dix ans quand la découverte des onirolithes dans le bassin amazonien avait fait la une des journaux du monde entier. Il se souvenait s’être penché par la fenêtre du deux-pièces située au-dessus du garage de son père pour braquer un fusil lance-fils en polystyrène sur une ligne de collines couleur bouse à un moment où la télé parlait d’« artefacts d’origine extraterrestre ». C’était un dimanche après-midi et les Travaux Publics avaient ouvert l’alimentation en eau : en bas, sur le bitume, son père lessivait des carrosseries automobiles en fibre de verre. Keller ne portait qu’une attention intermittente à l’écran vidéo : il savait toute cette histoire mensongère.

Son père le lui avait dit la veille. Installé dans le grand fauteuil dominant la pièce miteuse, il avait affirmé : « C’est des foutaises, Ray. Souviens-toi bien de ce que je dis. » Keller trouvait son père terriblement petit dans ce fauteuil démesuré : cela accentuait sa maigreur, le renflement arthritique de ses articulations au niveau des phalanges et des coudes, la rareté de ses cheveux. « Des pierres venues de l’espace intersidéral. » Sa voix adulte regorgeait de mépris et d’autorité. Il avait quitté le Colorado pour emménager là avant la naissance de Keller, vivant ce que Keller considérait, même à l’époque, comme une existence malheureuse et marginale. « Dieu tout-puissant, quelles fadaises ! » Qui pouvait en douter ?

Son scepticisme ne dura pas. Il céda bientôt la place à l’ennui, réaction à peu près identique à celle du pays tout entier. Quelques années durant, les onirolithes produisirent des choses intéressantes, mais toutes plus ou moins absconses : des nouvelles mathématiques, une cosmologie plus fine. Importantes, mais, à l’état brut, dépourvues de tout spectaculaire. Les questions les plus fondamentales – d’où provenaient les pierres, qui les avait abandonnées là, et pour quelle raison ? – restaient sans réponse. On en vint à ne plus poser la question, laissant les spéculations aux sectes, aux auteurs de science-fiction et aux journaux à sensation. Il y avait dans le monde réel des sujets d’inquiétude plus importants. Par exemple les Russes, qui passaient en contrebande missiles téléguidés et logiciels militaires aux posseiros privés de droits dans le bassin amazonien : où tout cela pouvait-il mener ?

« Mégafoutaises », avait grogné le père de Keller du fond de son fauteuil. Keller hocha la tête pour lui-même et déchargea pensivement son fusil en polystyrène sur le tronc d’un palmier. Zing, fit le jouet.

Dix ans plus tard, il avait appris à tirer avec un vrai fusil dans une vraie jungle. De nombreux oniros grossièrement cultivés circulaient parmi les troupes de combat déployées en Amazonie, et Keller fut impressionné la première fois qu’il en vit un : un appareil, pensa-t-il, une espèce de machine venue d’un autre monde. Mais lorsqu’il en eut un dans la main, il se retrouva soudain dans l’appartement poussiéreux avec l’odeur d’essence et de vieille garniture automobile entrant par la fenêtre tandis que résonnait l’écho grinçant de la voix paternelle : souviens-toi bien de ce que je dis. Sauf que le père de Keller était mort et enterré depuis désormais trois ans, une statistique du cancer, et que le souvenir était d’une netteté frappante, une espèce de résurrection. Lâchant la pierre comme si elle avait bougé entre ses doigts, il recula, le souffle coupé.

Cela l’avait surpris, qu’un souvenir puisse s’avérer si effrayant.


Des reliques de guerre jonchaient la route de Cuiabá. Teresa vit les formes brisées de machines de guerre dans les vallées vertes à l’écart de la chaussée, et sentit quelques échos de la violence qui avait dû se déchaîner dans les environs.

C’était une route assez nouvelle, lui apprit Keller, à peine plus vieille que la guerre. Ruban de macadam qui coupait telle la ligne d’un géographe dans la province de Goiás et empruntait un arachnéen pont suspendu pour franchir les eaux bouillonnantes de l’Araguaia avant de plonger dans les profondeurs du Mato Grosso.

Le monde derrière les vitres du bus la surprenait et l’impressionnait. Étrange, pensa-t-elle, d’être venue si vite si loin. L’horizon était vert partout où portait le regard, c’est-à-dire très loin quand la route escaladait un flanc de coteau. Une région sauvage, pensa-t-elle. L’idée lui était devenue incroyablement réelle. Une région sauvage, un endroit sans villes, une anarchie de nature. Le paysage lui semblait aussi profondément étranger que tout ce qu’elle avait vu dans ses transes induites par les pierres. Les rares traces d’humanité visibles – un transport de troupes noirci exposant sa chitine dans la tapageuse verdure, ses tourelles évidées servant de perchoir aux tangaras – ne faisaient que renforcer ce sentiment.

Keller avait rencontré Byron quelque part là-dedans. Histoire enfouie. Quelque part là-dedans, il y avait aussi la mine d’onirolithes. La gnose de Cruz Wexler, l’étranger, l’Autre (avait-elle dit à Keller). Et quelque chose de plus personnel.

Ils roulèrent jusqu’au crépuscule et au-delà. Le ciel noircit : les lampes de lecture s’allumèrent au-dessus de leurs têtes. Byron enfonça son bonnet de laine sur ses yeux et dormit. Keller s’absorba dans la lecture d’un magazine apporté de Brasilia. Il n’y avait guère de monde dans le bus : surtout des hommes d’affaires mécontents en costumes froissés, quelques Coréens aux expressions droguées, des posseiros ronflant sur les banquettes bon marché du fond. Et quelques touristes… comme nous, pensa-t-elle, puis : sauf qu’on n’en est pas. Elle songea à dormir mais comprit qu’elle n’y arriverait pas : elle ressentait avec trop d’acuité la pression de la nature sauvage.

Peu avant minuit, Keller baissa le dossier de son siège et s’assoupit. Elle se surprit à l’observer avec un petit sourire aux lèvres, à observer la manière dont le sommeil lui décontractait le visage. Il semble différent, se dit-elle, une fois que toute la tension de la journée l’a déserté.

Elle pensa : c’est un Ange.

Étrange comme on l’oubliait facilement. En lui parlant, songea-t-elle, on pouvait s’adresser en réalité à un million de personnes. Tout ce qu’il voyait se retrouvait dans sa mémoire mécanique, enfoui quelque part en lui. Il se souvenait pour la multitude.

Elle se demanda s’il pouvait désactiver cela… et dans ce cas, s’il le ferait.

Elle s’assoupit malgré elle. À son réveil, dans la chaleur du matin, la nature sauvage avait disparu : le bus traversait un barrio fumant, avec des cabanes en tôle dressées sur de crasseuses petites collines… la banlieue de Cuiabá, lui apprit Keller. « Une ville horrible. Une ville de viande. Sans autre véritable industrie que les abattoirs. » Il plissa le nez. « On sent déjà l’odeur.

— Vous êtes déjà venu ?

— Pendant la guerre, répondit-il d’un ton fatigué. C’était une base arrière. De là, on partait en transport sur la route BR-364. Et on rencontrait pas mal de guérilla dans les villages fermiers. »

Une ancienne ville militaire, donc. D’où tous ces panneaux en anglais et en japonais cursif qu’elle avait vus en chemin : Bars Restaurants, Peep-shows, Mangas. La station de bus elle-même consistait en une caverneuse structure en béton bondée de gens. Les vieux bus à moteur diesel l’emplissaient de leurs gaz puants, et les noms écrits sur les cartons au-dessus des guichets parurent étranges à Teresa : Ouro Preto, disait l’un, et un autre : Ariquemes. Elle chargea son sac sur son épaule et ils quittèrent le terminal, Byron les conduisant à un hôtel dont lui avait parlé Wexler. Un homme les y rencontrerait, avait promis celui-ci. Elle se sentait perdue, à marcher ainsi entre ces vieux bâtiments coloniaux. C’était un mauvais quartier, avec encore des bars, ainsi que des hommes en haillons endormis sur les trottoirs défoncés. Au fond d’une allée proche de l’hôtel, elle vit une enseigne qui l’intrigua : ÉGLISE de la VaLE DO Amenhecar, avec derrière, dans la vitrine poussiéreuse, l’image peinte d’une main levée, dans la paume de laquelle irradiait une pierre de rêve.

Nous voilà tout proches, pensa-t-elle, et le pronom nous lui vint avec un tel naturel qu’elle ne remarqua pas son étrangeté.


2. À partir de là, si Keller avait bien compris le plan, ils cesseraient d’être des touristes. Ils passeraient, un jour, peut-être deux, dans l’arrière-pays sertão. Un chauffeur de camion, un Vietnamien expatrié du nom de Ng, les emmènerait à Pau Seco.

Mais Ng ne se trouvait pas à l’hôtel. Aucun problème, assura Byron. Ils avaient réservé pour trois jours. Ng viendrait le lendemain, promis. Au plus tard le surlendemain.

Keller haussa les épaules et déroula son matériel de couchage sur le sol de la chambre d’hôtel.

Si on pouvait appeler cela un hôtel. Cuiabá n’avait rien d’une ville touristique et le bâtiment consistait en une boîte de vieux stuc et de bois pourrissant. Byron et Teresa prirent les deux minuscules lits de la chambre. Keller resta un moment allongé dans le noir, conscient des bruits nocturnes : le gémissement des camions frigorifiques emplis de viande dans les rues étroites, les distances vides entre les vieux immeubles. Conscient aussi de la distance entre Teresa et lui, ou entre Byron et Teresa : des distances désormais lourdes de sous-entendus.

Il comprenait maintenant – il lui avait fallu plusieurs jours – à quel point Byron était amoureux de Teresa.

Il comprenait aussi que la réciproque n’était pas vraie.

Cela le surprit un peu. Dix ans plus tôt, Byron avait été l’Ange modèle : rusé, distant, obscur derrière ses lentilles protectrices. Il projetait toujours cette image, lorsqu’il trafiquait des pierres de rêve dans les Flottes. Mais en présence de Teresa (Keller observa impitoyablement tout cela), il changeait du tout au tout, devenant nerveux, la regardant quand il pensait qu’elle ne s’en apercevrait pas, courbant presque l’échine.

Étrange, mais sans doute prévisible. L’ayant sauvée d’un lent suicide, Byron devait plus ou moins se sentir responsable d’elle. Surtout avec cette aura d’inachèvement qu’elle dégageait. Elle ressentait d’étranges attractions. Elle avait souvent et profondément bu au puits des onirolithes. Keller reconnaissait que tout cela ne manquait pas d’un certain charme… celui d’un territoire nocturne, dangereux et exotique. Il comprenait l’attrait.

Peut-être même trop bien, songea-t-il.

Ses yeux allèrent se poser sur le lit qu’occupait Teresa.

En dépit de ses doutes, en dépit de ses défauts, Keller avait appris, au cours des années ayant suivi la guerre, à pratiquer avec rigueur l’art du wu-nien. Il avait appris aussi à reconnaître ce qui menaçait cette condition. Des menaces nommées compassion, haine, désir, amour. Lors de ses classes d’Ange, on lui avait enseigné à les rejeter avec autant de ferveur qu’un moine bouddhiste met de côté les tentations de la chair. Mais tout comme ces dernières, elles n’étaient pas faciles à réprimer. Lorsqu’on les réprimait, elles avaient tendance à resurgir, au hasard, à l’improviste.

Il gisait cloîtré dans l’obscurité, son pouls lui bourdonnant dans les oreilles. Dans la faible lumière de la ville traversant les rideaux, il distinguait la forme du corps de Teresa sous les couvertures, sa délicate géographie.

Tu n’es pas assez bête pour penser à ce à quoi tu es en train de penser.

Il ferma les yeux et s’appliqua à vider son esprit. Il pensa à un miroir brillant, en référence au poème de Shen-shiu qu’ils avaient tous mémorisé durant leur entraînement d’Ange : Nous le nettoyons avec soin / Sans laisser s’y déposer la moindre poussière.

Mais de la poussière s’y est bel et bien déposé, s’aperçut Keller. Des sentiments qu’il pensait avoir cautérisés depuis longtemps resurgirent en lui.

Adhyasa, pensa-t-il tristement. Le péché de l’Ange.


Il s’éveilla fatigué : Byron lui tendit une tasse de café remplie au distributeur mural. Vers onze heures, leur chauffeur de camion n’était toujours pas arrivé. Les mains dans les poches de son pantalon de treillis ou de sa chemise kaki, Teresa s’agitait avec impatience dans la chambre, broyant du noir. « Je veux sortir, finit-elle par lancer.

— Il faut attendre ici, expliqua Byron. Il faut qu’on soit là à l’arrivée de Ng.

— On n’a pas besoin de rester tous les trois. »

Byron releva le menton et tambourina pensivement des doigts. « Où veux-tu aller ?

— Voir l’église devant laquelle on est passés. L’église des pierres de rêve.

— C’est une église de la Vallée, dit Byron. Un culte venu de la jungle. Tu veux sacrifier un poulet ? On devrait pouvoir arranger ça. »

Keller se rappela la Vallée à l’époque de la guerre. La Vale do Amenliecar était un culte brésilien vénérant les pierres de rêve, l’une des religions de pacotille suscitées par la découverte des oniros. Une religion de paysans, excessivement syncrétique : ils croyaient aux jaguars sacrés, à la divinité du Christ, à l’arrivée imminente de flottes de soucoupes volantes.

« Je veux voir à quoi ça ressemble », insista Teresa. Elle ajouta tranquillement : « J’en ai le droit.

— C’est peut-être dangereux.

— Rien dans toute cette expédition n’est sans danger. » Elle se tourna vers Keller. « Vous voulez venir ? »

Il répondit oui sans même y penser.

Bvron se tourna avec raideur vers la fenêtre. Par-dessus son épaule, Keller vit le ciel plombé déverser des torrents de pluie dans les rues noires et luisantes. « Vas-y, dit calmement Byron. Va glaner un peu de couleur locale. » Il regarda Keller d’un air peiné. « Pourquoi pas, après tout. »


3. Sur le trottoir, un marchand ambulant proposait des parapluies. Teresa en acheta un, qu’elle déploya au-dessus de leurs têtes. Simple papier sulfurisé couleur dahlia, pensa-t-elle, mais cela nous protégera du crachin.

« Il vous aime, vous savez », dit Keller.

En parlant de Byron. Cela la surprit. Elle dévisagea Keller, regarda ses yeux bleus, délibérément inscrutables. « C’est une question d’Ange ? demanda-t-elle. Ou bien vous vous faites vraiment du souci pour lui ?

— Ce n’était pas une question, répondit-il avec calme. Et cela ne me regarde pas, j’imagine. Mais ça saute aux yeux. »

La circulation s’écoulait dans les rues détrempées : chariots électriques, scooters, grandes automobiles japonaises. Keller se recroquevilla sous le parapluie et mit son bras autour de la taille de Teresa. « J’aime Byron, dit celle-ci d’un ton prudent. Vraiment. Je l’aime pour ce qu’il a fait. Je ne suis pas sans cœur.

— Il y a toutes sortes d’amour.

— Nous sommes restés ensemble un temps. Ça n’a pas fonctionné entre nous.

— Il n’a pas cessé de se soucier de vous.

— Je lui en suis reconnaissante aussi. J’ai eu besoin de lui à certains moments. C’est peut-être égoïste… Je n’en sais rien. » Elle fronça les sourcils, étonnée par la curiosité de Keller.

« Cela m’a pris au dépourvu, voilà tout, expliqua-t-il. Je ne savais pas qu’il pouvait se montrer si…» Il chercha le mot. «… acharné.

— Obsédé, vous voulez dire. Mais nous le sommes tous. » Ils avaient désormais atteint l’église, où des chandelles brûlaient derrière les fenêtres poussiéreuses. « Obsédés. Tous les trois. » Elle tendit le doigt, toucha l’icône peinte de la pierre de rêve. Elle sentit la compassion de Keller disparaître d’un coup.

Il lui prit la main, qu’il tira en arrière. « Si vous suivez ce truc, dit-il, il pourrait vous faire descendre très bas.

— Vous êtes expert dans le domaine, hein ? » Il sembla surpris. Mais ce n’était pas une insulte. Elle parlait sincèrement. « Être un Ange doit ressembler à ça. Byron en parle, des fois. Voir sans ressentir. » Elle le regarda avec prudence. « On dirait que vous l’avez déjà suivi bien bas. »

Un rideau tomba devant son visage. « Ce n’est pas comparable. »

Elle haussa les épaules et ouvrit la porte.


L’intérieur de l’église leur apparut sombre et vide. Cela avait dû être, bien longtemps auparavant, une église catholique, enfouie là entre des bâtiments plus hauts et plus récents. Derrière l’autel, noire de suie, se dressait une intaille en vitrail de la Vierge Marie, la main levée. Le verre était vaguement éclairé par-dessous : aucune lumière extérieure ne pénétrait là.

Une vieille femme sortit d’une arrière-salle, les regarda avec une expression mécontente et s’adressa à eux en un portugais sifflant. Keller traduisit : « Elle dit que les touristes ne sont pas admis ici. » Igreja, ajouta la vieillarde. « C’est une église.

— Répondez-lui que nous voulons utiliser une pierre. »

Keller parla en hésitant sur les mots. La vieille femme soupira et repartit au fond de l’église. Teresa s’assit à l’une des tables éclairées à la bougie installées, semblait-il, à l’ancien emplacement des bancs. La femme revint en serrant sous son bras un coffret à verrou. Elle le tint de façon protectrice tout en tendant la main, paume vers le haut. Keller lui remit un billet de cent cruzeiros.

La vieille alla se placer près de la porte tandis que Teresa ouvrait le coffret.

La pierre qu’il renfermait était une copie de énième génération, à l’aspect assombri par les polluants, aux angles émoussés, aux couleurs pâles.

Elle pouvait ne guère valoir davantage que la somme payée par Keller pour obtenir le privilège de la toucher. Toutefois…

Si proche, maintenant, pensa Teresa.

Elle tint l’onirolithe dans la main.

C’était toujours pareil, pour elle, cette impression de s’ouvrir, de sortir de la coquille de son corps. Les yeux fermés, elle se sentait en suspension dans un espace indéfini. La pièce avait disparu tout autour d’elle, son corps lui semblait engourdi et distant.

Les nombreuses recherches menées sur ce phénomène mystérieux n’avaient guère permis de mieux l’appréhender. D’après la théorie actuelle, avait compris Teresa, les onirolithes agissaient d’une manière inconnue mais directe sur l’esprit – l’« âme » du cristal touchant celle présente dans sa propre architecture de sang et de tissus humains. Peut-être les Exotiques s’étaient-ils servis des pierres de cette manière, peut-être les visions qu’elles créaient représentaient une espèce de diffraction faussée de cette fonction, l’esprit humain s’efforçant de comprendre un code inhumain.

Cela n’avait pas vraiment d’importance. L’important consistait en ces demi-rêves continuels, les fragiles personnages aux ailes bleues dans leur impossible plénitude… leurs déserts, forêts, fermes et villes… ainsi que les scénarios humains, presque aussi étranges, un défilé d’ancêtres. Elle sentit leur force même par l’intermédiaire de cette copie grossière. Étourdie par cette puissance, elle tendit la main vers celle de Keller.

Il eut un mouvement de recul.

« Tout va bien », murmura-t-elle, d’une voix qui lui parut vague et distante. « C’est juste… J’aimerais ne pas être seule. » Elle ouvrit alors un instant les yeux pour le voir.

Il hocha lentement la tête. Sans cesser de la regarder – ses yeux posés sur elle avec autant d’insistance qu’un animal apeuré –, il tendit sa grande main par-dessus la table.

Le contact fut électrique.


De vieux et puissants souvenirs.

Elle vit Keller à Cuiabá une dizaine d’années plus tôt.

Keller la recrue. Keller à bord d’un transport militaire tacheté de vert en provenance de Rio. Keller et deux autres soldats affectés à une unité de combat dans cette ville abattoir, abasourdi, un fusil lance-fils réglementaire sur une épaule, son sac marin sur l’autre.

Son visage était brouillé – une image entraperçue et ignorée dans les miroirs –, mais d’une jeunesse cruelle. Maigre comme un clou, rasé de frais, rendu naïf par une enfance dans les brûlantes banlieues aqueduc. « La bienheureuse innocence de celui qui n’a pas compris »… comme avait dit Meg.

Megan Lindsey était l’une des femmes de sa section. Soldat de 1ère classe comme lui, mais ayant déjà connu le feu : elle avait patrouillé sur le dangereux couloir de la BR-364. « Californienne, dit Byron, comme toi. Ne parle pas beaucoup. Mauvais caractère, d’après certains. Je pense qu’elle a juste peur… et peur de le montrer. »

Byron Ostler était l’Ange de la section. Keller était fasciné par lui, par ce gnome aux cheveux blancs plus jeune que lui d’un an et arraché par la conscription à ses études de chimie industrielle dans une université agricole du Midwest. Byron lui montra la cicatrice sur sa nuque. « Cicatrice d’Ange, expliqua-t-il. Apprends à la repérer. » Il regarda Keller de derrière ses lentilles de protection. « Tu ne devrais pas t’approcher de moi, tu sais. Si tu fréquentes les monstres, tu es un monstre. En plus, qui sait ce qui pourrait se retrouver téléchargé ? » Il lui montra un instant son tatouage. « Les yeux du Service du Personnel sont posés sur toi.

— Ils regardent tous ces enregistrements ?

— Surtout ceux des combats. Les regarder en temps réel est comme qui dirait problématique. Mais on ne sait jamais. »

Cela ne gênait pas Keller. Byron le fascinait, et Meg encore davantage. Il s’arrangea pour se retrouver près d’elle à la cantine, lui parla un peu. Elle sembla apprécier qu’il s’intéresse à elle. Sa famille gérait une bactérioferme dans la vallée de San Fernando : Meg avait pris une teinte marron, à faire le tour des enclos tous les étés depuis l’âge de dix ans pour reporter les indications des jauges de fermentation dans un enregistreur portable. Elle était souple, petite, avec un visage expressif, mais Keller pensa que Byron devait avoir vu juste : de la peur se tapissait aussi non loin de la surface.

Il l’observa sur le terrain de manœuvres effectuer des katas ésotériques sous le soleil tropical. Luisante de sueur, elle atteignait la grâce. Son T-shirt kaki pendait mollement à ses épaules, les énormes poches du pantalon de treillis s’épanouissaient sur ses hanches. Ses cheveux, coupés militairement au carré, renvoyaient la lumière verticale du soleil. Keller n’avait jamais rien vu qui ressemblait à Megan. Il la regarda de l’ombre d’un hangar, laissant le souvenir se graver en lui, admettant pour la première fois qu’il était peut-être tombé amoureux d’elle. Elle bougeait comme une faux, et ne sembla pas le voir avant, quelques instants plus tard, de s’asseoir zazen dans la chaleur moite, alors que des nuages d’orage montaient derrière elle du Mato Grosso à l’horizon, et de le regarder… de plonger son regard dans le sien et de le bouleverser d’un sourire.

Le camp de Cuiabá étant bondé, Keller dormait dans une tente plantée à l’extérieur entre les lampadaires aux halogénures et la clôture en barbelés. Ce soir-là, après l’extinction des feux, elle vint du bunker des femmes en murmurant son nom dans le noir, et même s’ils ne l’avaient pas prévu, Keller ne fut pas surpris : le regard de Meg avait renfermé cette promesse. Ils firent l’amour avec maladresse mais passion, échangèrent des souvenirs d’enfance durant les heures précédant le réveil.

Quand il l’interrogea sur les patrouilles le long de la BR-364, elle se redressa d’un coup, frissonnant dans le noir. « Tu le découvriras bien assez tôt. »

Il s’excusa d’avoir posé la question. Elle fit passer ses doigts dans ses cheveux courts. « Par ici, Ray, c’est facile de faire des choses dont on n’est pas fier. »

La section sortit deux jours plus tard. Un transporteur de troupes les lâcha dans la campagne misérable au sud de Ti Parana. Keller marcha en pointe pendant un temps. Byron partit dans une espèce de fugue d’Ange, parlant peu, regardant avec intensité, glissant – pensa Keller – au-dessus des profonds courants de sa peur. Meg avait les phalanges blanches à force de serrer son lance-fils. La tension était palpable – il y avait eu des activités de guérilla dans ces villages fermiers criblés de trous – mais ils ne virent pas de combats avant de tomber dans une embuscade au milieu d’un champ de manioc boueux, quelque part au Rondônia. Le bruit fut soudain et assourdissant. Le ciel s’illumina de l’éclat antiseptique du phosphore en feu. Keller entendit les bombes à fragmentation exploser et siffler tout autour de lui, il tomba à genoux sans réfléchir. Le sang…


« Non », dit-il en ôtant la main.

Secouée, Teresa ouvrit les yeux.

Keller la regardait d’un air mécontent. Elle comprit qu’une partie avait filtré jusqu’à lui, les puissantes images franchissant le fossé entre eux. Les propres souvenirs de Keller. « Je suis désolée », assura-t-elle d’une voix rauque. Elle ouvrit la main et lâcha l’onirolithe sur la table. La vieille Brésilienne se précipita avec sa boîte métallique. « Passou a hora. » Leur temps était écoulé.

Cela la laissa déprimée. Ils rentrèrent à l’hôtel dans les suites de la pluie, dans l’humidité fétide montant des rues. À l’embouchure d’une allée, Teresa aperçut une posseiro, en transit ou sans domicile, allaitant un enfant nu accroupie au milieu de ses affaires. L’enfant avait une crinière de cheveux noirs, des grands yeux et des traits amérindiens. Sa mère berçait sa tête au creux de son bras en le regardant avec une expression naturelle d’affection qui fit se détourner Teresa, soudain faible. Après ce que Keller avait dit sur Byron, après ce qu’elle avait vu, elle se sentait punie. Nous sommes tous venus chasser un graal, se dit-elle, nous sommes venus creuser pour le trouver, lutter pour le trouver, non par avidité mais par sincérité mal placée… et voilà qu’elle tombait sur cette femme illettrée tapie dans une allée, à coup sûr pauvre et a priori sans domicile, mais entière là où eux étaient brisés (elle sentit comme un vent froid la traverser), saine là où eux étaient invalides. Cela la fit se sentir toute petite, cela la fit avoir honte.

Une chaleur confinée emplissait le hall de l’hôtel. Dans la chambre, Ng attendait.

CHAPITRE 7

Une fois certain que les Américains avaient quitté Brasilia, Stephen Oberg prit un vol direct de la SUDAM pour Pau Seco.

Il lui suffit d’exhiber sa carte de l’Agence. La SUDAM et le gouvernement brésilien avaient en général collaboré avec empressement. En théorie, d’après ses papiers, Oberg était un technicien civil employé par la lutte antidrogue américaine, mais depuis la grande fusion des agences fédérales des années 30, la distinction manquait de clarté : il avait pour supérieur immédiat un bureaucrate de la National Security Agency détaché auprès de la branche Sécurité, et il ne rendait de comptes qu’à l’Ambassade.

L’avion était bondé de soldats de la paix en uniforme vert pomme qui discutaient entre eux avec de laconiques accents de la vallée de l’Araguaia sans porter la moindre attention à l’océan de forêt sombre qu’ils survolaient. Oberg posa la tête sur un coussin et fit semblant de dormir. C’était un homme de 85 kilos, corpulent dans son costume gris, à la pensée lourde mais méthodique. Guère enclin aux crises de nerfs, il reconnaissait toutefois que le Brésil le rendait nerveux.

Il faudrait procéder à des changements. Il avait essayé de le faire comprendre aux Agences et aux fonctionnaires gouvernementaux rencontrés durant son bref séjour. Pendant des années, l’exploitation de Pau Seco était restée assez simple : la contrebande provenait surtout des installations de recherche américaines et asiatiques, dans lesquelles il était trop facile de dupliquer les pierres pour que cela n’en devienne pas tentant. La contrebande directement à partir de Pau Seco posait plus de problèmes, et des années durant, il n’y avait eu aucune bonne raison de s’y risquer. Le Bloc de l’Est avait régulièrement fait sentir sa présence, mais il fallait s’y attendre… voire le tolérer, dans certaines limites. Les exigences de l’équilibre des pouvoirs. La situation avait cependant changé.

En fin d’année précédente, à l’arrivée de la première des nouvelles pierres, Oberg s’était rendu dans les laboratoires gouvernementaux de Virginie. D’un point de vue technique, lui avait appris le responsable de l’équipe de recherche, ces pierres étaient davantage « adressables » : elles s’interfaçaient mieux avec les programmes cryptanalytiques qu’exécutaient les superordinateurs présents dans le bâtiment. « On télécharge toutes sortes de données. Demandez ce que vous voulez, on l’a. C’est comme une encyclopédie. Une encyclopédie infinie. Mais l’effet sur les volontaires humains…

— Il a changé ? avait demandé Oberg.

— Très personnel. Très étrange. Vous devriez voir par vous-même. »

Aussi Oberg, en sa qualité d’homme de liaison pour les Agences, avait-il emprunté à la suite du volubile responsable le couloir menant aux petites pièces pastel où l’on gardait les volontaires humains. Il s’agissait là aussi de recherche fondamentale, avait-on indiqué à Oberg, même si cela le dérangeait d’y penser. Les pierres s’obstinaient à ne pas laisser les ordinateurs extraire certaines données, des données uniquement accessibles à l’esprit vivant. Tout ce que l’on savait sur les Exotiques provenait de ce canal : un peuple à la peau bleue habitant ou ayant habité une petite planète d’une étoile lointaine. Par l’intermédiaire des volontaires humains, on avait réussi à récupérer quelques connaissances linguistiques et anthropologiques. C’était toutefois sporadique, très souvent contradictoire, et mêlé de rêves ou de désirs, excroissances de l’esprit humain.

Comme la plupart de ses semblables, le volontaire, un homme d’un certain âge à la voix douce nommé Tavitch, provenait de la prison fédérale de Vacaville. Il avait assassiné son épouse et leurs deux enfants une semaine après avoir perdu son emploi d’administrateur de base de données, et choisi les installations de Virginie comme alternative à l’ablation de son amygdale cérébelleuse. Il avait de grands yeux humides et une expression un peu coléreuse. Il serrait dans la main un des nouveaux onirolithes des profondeurs.

« La première fois qu’il l’a touché, a murmuré le chef d’équipe, il est quasiment tombé dans le coma. Transe oculogyre. Une espèce d’hypermnésie traumatique. Mais il est à peu près lucide, maintenant. »

Oberg croisa patiemment les bras. « Monsieur Tavitch ? Vous m’entendez ? »

Tavitch leva les yeux, avec toutefois une expression préoccupée.

« Que voyez-vous, monsieur Tavitch ? »

Il y eut un long silence. « Le temps, finit par répondre le volontaire. L’histoire. »

C’était sinistre, désagréable. Oberg regarda le responsable de l’équipe de recherche, qui haussa les épaules et agita les mains : continuez.

Oberg soupira intérieurement. « L’histoire, dit-il. La nôtre ?

— La nôtre, répondit Tavitch, la leur. La nôtre est plus récente. Comme ça brille ! Si vous voyiez. On dirait une rivière. Un fleuve doré de vies. Par millions et millions, disparaissant dans les nombreuses années passées…» Il avait le regard vitreux, patient. « Ils sont tous là-dedans…

— Qui ?

— Tout le monde.

— Tout le monde ?

— Les morts, précisa avec calme Tavitch. Des vies enchevêtrées comme des ficelles. Les vivants aussi… ceux-là ressemblent davantage à des mèches à feu. En train de brûler. »

Oberg avait frissonné. La pièce lui inspirait cette révulsion instinctive à chacune de ses visites. Un sentiment de contamination. Les gens pensaient les onirolithes apprivoisés, s’imaginaient que leur familiarité avait émoussé leur étrangeté. On en était loin, du moins aux yeux d’Oberg. Ils étaient les produits d’une intelligence profondément et irrémédiablement inhumaine. Comme on s’en apercevait en les regardant, en voyant leur éclat huileux, l’illusion de profondeur. Un mécanisme de pierre, songea-t-il. De la vie minérale. Cela le mettait mal à l’aise.

« Ils sont là-dedans aussi, précisa Tavitch d’une voix qui se réduisait en mode mineur.

— Qui, monsieur Tavitch ?

— Aima. Peter. Angela. » Le visage du détenu sembla s’effondrer sur lui-même. Oberg en fut stupéfait. Il pensa Tavitch, Tavitch le meurtrier qui n’avait jamais montré le moindre signe de remords, sur le point de pleurer. « Ils veulent comprendre, ajouta le condamné, mais ils ne… ils ne peuvent pas…»

Dégoûté, Oberg quitta la pièce.

Aima, Peter, Angela.

C’était la famille de Tavitch… le nom de ses victimes.


Plus tard, pendant qu’ils déjeunaient dans le décor aseptisé de la cafétéria du personnel, le responsable d’équipe avait essayé de dédramatiser l’événement. « Vous comprenez, nous travaillons ici avec des sujets choisis. Des criminels, des meurtriers comme Tavitch. Cela influence plus ou moins notre travail. La recherche conventionnelle ne nous a pas donné tout ce que nous cherchons. Nous sommes un tout petit peu plus à même qu’il y a quinze ans de comprendre ce que sont les Exotiques, comme on les appelle, ou comment et pourquoi un onirolithe interagit avec l’esprit.

— Ce n’est pas naturel, avait jugé Oberg. C’est horrible. »

Le chercheur cilla. « Je comprends votre inquiétude, monsieur Oberg. Je me contente de suggérer la modération. La patience. Essayez de comprendre notre point de vue. En l’occurrence, nous nous intéressons tous à la communication. Et nous en avons eu une, d’une sorte ou d’une autre, dans cette pièce avec Tavitch. Certains ont des préjugés envers ce qu’on appelle « l’interface humaine », c’est-à-dire l’effet des onirolithes sur l’esprit humain. Eh bien, de toute évidence, ce n’est pas un sujet d’étude facile. Il s’agit d’un effet subjectif, qu’on ne peut ni mesurer ni calibrer. Nous pratiquons donc un genre de recherches limité et, pour le financement, nous entrons en concurrence avec ceux qui téléchargent des données bien plus concrètes. Vous voyez où je veux en venir ? Je sais que vous avez réagi négativement à ce qui s’est passé aujourd’hui, mais je ne voudrais pas que cela affecte le déroulement de notre travail. »

Voilà donc à quoi cela se réduit, avait pensé Oberg : à la carrière de ce type. « Je n’ai aucun contrôle sur le financement.

— Vous avez de l’influence.

— Juste un peu.

— Quoi qu’il en soit, je suis convaincu que nous effectuons un travail important, vital, avec ces nouvelles pierres. Personne ne veut le prendre en considération, monsieur Oberg, mais peut-être le véritable message que nous ont laissé les Exotiques n’est-il pas strictement linguistique. Il est peut-être préverbal, de l’ordre de l’intuition… de l’émotion… ou encore du souvenir. »

Le souvenir. Qu’avait dit Tavitch, déjà ? Quelque chose sur l’histoire. Et le responsable d’équipe avait parlé d’hypermnésie, un jaillissement involontaire du passé. Pour Oberg, tout cela semblait manifestement, indubitablement sinistre. Le passé était le passé, un cimetière, la tombe des événements, et c’était très bien ainsi. Personne ne se souciait du passé à part les prêtres et les poètes. Une fois une chose faite, on l’abandonnait derrière soi. L’hypermnésie, songea-t-il, l’« histoire » de Tavitch, projetait de la lumière sur des endroits qui se devaient de rester sombres, cachés, enfouis.

Oberg sentit passer une brève vague de ce que les psychofficiers de l’armée appelaient « dépersonnalisation » : le sentiment d’être en dehors de soi, déconnecté. Pendant un instant cristallin, il comprit que cette aversion des pierres extraterrestres pourrait être strictement personnelle, une pathologie, un dégoût de soi aussi profond que celui manifesté devant lui par Tavitch cet après-midi-là. Il regarda le visage neutre et pâle de l’homme assis en face de lui et pensa : si vous aviez vu ce que j’ai vu… si vous aviez fait ce que j’ai fait…

Mais c’était une progression logique qu’il ne pouvait se permettre, aussi se l’arracha-t-il de l’esprit. Les onirolithes étaient le mal, il n’y avait pas d’autre possibilité.

« J’essaie juste de clarifier notre position, conclut le responsable d’équipe.

— Je comprends », lui assura Oberg.


Il sortit de cette réminiscence comme d’un cauchemar.

L’avion effectuait des cercles dans le ciel qu’éclaircissait le jour naissant. La plupart des soldats de la paix s’étaient endormis. Oberg s’imagina la sentir approcher, la source du virus, le centre de l’infection. Il ne trouvait pas cette analogie injuste. Cela se cultivait comme un virus, cela s’insinuait dans le corps, ou du moins dans l’esprit, comme un virus. Et comme un virus, cela servait ses propres buts. Pas ceux des humains.

Il regarda par le hublot et vit, pâle dans la lumière matinale, la poussière de Pau Seco s’élever d’un canyon dans la jungle.

CHAPITRE 8

1. « On dirait l’enfer, dit Keller.

— C’est l’enfer, rectifia Ng d’un ton joyeux. Et vous n’avez encore rien vu. »

Ils étaient arrivés de Cuiabá par la grande autoroute à bord du semi-remorque coréen délabré et chargé de viande réfrigérée que conduisait Ng, pour son travail officiel, disait-il. Il fournissait les bidonvilles surpeuplés de foraos optimistes et de formigas malchanceuses. Cela payait bien, d’après lui. Il ne précisa pas la teneur de son travail officieux.

Durant le long voyage depuis Cuiabá, Teresa et Byron sommeillèrent au fond de l’énorme cabine tandis que Keller tenait compagnie à Ng. Celui-ci ne parla guère, mais Keller parvint néanmoins à confirmer son intuition : ils avaient pour chauffeur un ancien soldat, membre de ces commandos vietnamiens engagés dans l’offensive de la Zone Pacifique. Keller avait toujours eu un peu peur des Vietnamiens, ces soldats sélectionnés, repérés dès la naissance puis élevés dans de grandes crèches militaires aux alentours de Danang. Leurs organismes sécrétaient chroniquement d’importantes doses de sérotonine et de norépinéphrine ainsi que de faibles doses de monoamine oxydase. En d’autres termes, ils étaient agressifs, autoritaires et en besoin permanent d’excitation. Cela se sentait à la manière dont Ng conduisait son camion : trop vite, mais avec un sourire tendu et ravi. Et lorsque, dans un tournant, sa manche se releva un peu, Keller reconnut le pâle double X gravé sous la peau : le tatouage de Danang.

Ils atteignirent la région de Pau Seco peu après l’aube. Keller vit le panache de poussière s’élever sur l’horizon au sud. « Pau Seco ? » interrogea-t-il, et Ng confirma d’un hochement de tête. Une heure leur suffit ensuite pour atteindre la banlieue de la vieille ville, la pauvreté endémique du Brésil, mais à plus grande échelle. Des cabanes couvraient chaque versant des collines en miche de pain, toutes quasi identiques, configurations aléatoires de tôle ondulée, de papier goudronné et de carton. Keller regarda, au bord de la route, les groupes d’hommes émaciés qui assistaient sans curiosité au passage bruyant du grand semi-remorque.

« Des formigas, expliqua Ng. Des mineurs sans permis. En fait, la plupart sont même moins que cela. Ils viennent dans l’espoir de trouver un travail à la mine. Les garimpeiros sont les propriétaires des parcelles. Ils engagent les formigas pour faire leur travail à leur place. Contre un salaire, ou le plus souvent contre un pourcentage des gains futurs. S’il y en a un jour. Sauf qu’il n’y a pas assez de travail pour tout le monde. La plupart d’entre eux passent leurs journées dans le camp des ouvriers en espérant la mort d’un autre. C’est le meilleur moyen d’obtenir du boulot. »

Ils arrivèrent alors sur une hauteur, ce qui permit à Keller de voir la mine elle-même.

Pau Seco, pensa-t-il. L’horrible centre du monde.

Ng immobilisa le poids lourd à l’arrière d’un bâtiment de mâchefer et descendit en époussetant son short de ses petites mains. Il conduisit Keller au sommet d’une colline et désigna d’un geste presque fier la fosse de la mine : « L’enfer », annonça-t-il.

Il avait peut-être bien raison. C’était une gorge ouverte de boue rouge et d’argile blanc, si immense que la distance rendait gris les arbres se dressant sur l’autre bord. Keller effectua un panoramique professionnel, balayant la mine d’est en ouest afin que cette vue puisse être récupérée dans sa mémoire AV. Celle-ci était d’une capacité si impressionnante.

« Avant, c’était une plaine, affirma Ng. Une plaine recouverte par la jungle. Puis les garimpeiros sont venus, et les étrangers, et le gouvernement pour prendre ses vingt-cinq pour cent. Quand ils ont brûlé les arbres, les cendres sont retombées à des kilomètres à la ronde. »

Spectacle d’un autre âge que les formigas remontant les pentes comme les fourmis dont elles portaient le nom, dans l’assourdissant vacarme des outils et des voix. Les Aztèques ont dû extraire leur or de cette manière, pensa Keller avant de ressentir un léger vertige : il y avait là aussi un gouffre de temps.


Ng habitait dans la vieille ville de Pau Seco une cabane donnant sur la mine et le tentaculaire camp des ouvriers. Les vieux quartiers reprenaient vie à la nuit tombée. La ville de Pau Seco, expliqua Ng, concentration de bordels, de banques et de bars, existait pour soutirer leur argent aux un ou deux de ces milliers de garimpeiros qui entraient chaque jour en possession d’argent. Des coups de feu éclataient de temps en temps.

Keller s’assit sur l’entrée en bois de la cabane en buvant à gorgées prudentes le contenu d’une bouteille de cachaça blanche tandis que Ng leur expliquait dans quelle délicate situation ils se trouvaient.

Il parlait un anglais coulant, plat, et teinté d’un accent américain. « Je ne connais pas Cruz Wexler. » Il haussa les épaules. « Cruz Wexler ne signifie rien pour moi. Il y a deux mois, j’ai été contacté par un homme se présentant comme un arpenteur de la SUDAM. Un Brésilien. Avec des papiers de la SUDAM et un beau costume. Il m’a dit qu’il connaissait un acheteur intéressé par l’acquisition d’une pierre des profondeurs et m’a demandé si je pouvais arranger cela. » Il s’allongea en travers des trois marches séparant de la boue sa cabane en bois et tira sur un trou de son T-shirt. « Eh bien, ce n’est pas facile. La sécurité est très stricte. Ils ont cité une somme, et comme cette somme m’a paru attirante, j’ai dit que je ferais mon possible.

— C’est arrangé ? demanda Byron d’un ton plein d’espoir.

— Vous pourrez avoir la pierre demain. Mieux vaut ne pas traîner. Mais il faut que vous compreniez… vous êtes venus ici comme messagers, non ? »

— On prend la pierre et on l’emporte hors du pays… expliqua Byron.

— Personne ne vous a dit que ça pourrait être dangereux ?

— Nous avons des documents…

— Du papier. » Ng haussa les épaules. « Si c’était aussi simple, n’importe quel forao un tant soit peu futé repartirait d’ici plein aux as. » Il sourit. « Il n’y a pas beaucoup de contrebande parce que l’endroit est sous contrôle militaire. On peut faire à peu près ce qu’on veut, dans la vieille ville. Mais les soldats sont là, avec leurs fusils, et ils s’en servent. La peine officielle pour le crime dont nous parlons est la mort. C’est-à-dire une exécution sommaire. Un procès serait…» Son sourire s’élargit. «… très inhabituel.

— Quel fils de pute ! s’emporta Byron. C’est une balade, qu’il disait, des putains de vacances ! C’est une balade dans un putain de cimetière, oui !

— Peu importe, intervint Teresa avec calme.

— Il nous a baisés !

— Byron, s’il te plaît…

— Putain de merde », dit Byron, qui se rassit néanmoins.

Elle se tourna vers Ng. « Si c’est dangereux, pourquoi avez-vous accepté de vous en mêler ? »

Ng se redressa, les bras autour des genoux. « Je m’ennuie facilement », expliqua-t-il.


2. Oh, mais je le sens, maintenant, pensa Teresa.

Au milieu de cette brutalité, elle en était si proche. Elle le sentait comme une douleur en elle, comme la trace poignante d’une perte ancienne, une espèce de mélancolie.

Elle était couchée dans l’obscurité de la petite cabane de Ng, pelotonnée sur une natte de roseaux au cœur du monde.

De mélancolie, pensa-t-elle, mais aussi, elle pouvait commencer à l’admettre, de frayeur. Elle n’était pas aussi naïve que Byron semblait parfois le penser, mais la mine l’avait surprise… sa brutalité, sa sordidité, les vies perdues là. Ce n’était pas censé être ainsi, pensa-t-elle.

Elle se redressa dans le noir. Par la fenêtre dépourvue de vitre, elle vit Pau Seco s’étaler au pied de la colline dans le clair de lune. Des feux brûlaient sporadiquement dans des bidons d’essence, comme des étoiles dans l’obscurité.

Elle pensa aux Exotiques, à ce peuple ailé qu’elle avait si souvent vu dans ses visions d’onirolithe. Elle n’avait pas peur d’eux, ils lui donnaient une forte et nette impression de bienveillance. Mais ils étaient différents. Il y a quelque chose de fondamentalement inhumain en eux, pensa-t-elle… quelque chose de plus profond que la forme de leurs corps.

Ils n’auraient pas créé Pau Seco. Ils ne se seraient pas attendus à la création de Pau Seco.

Elle se rallongea dans le noir, fatiguée et confuse.

Venir là n’avait pas été uniquement son idée. C’était un impératif qu’elle ressentait plus qu’elle ne comprenait, une espèce d’instinct de pigeon voyageur. Son propre passé se diluait dans le noir, perdu dans les incendies qui avaient ravagé les Flottes quatorze ans plus tôt. Son enfance restait un mystère. Elle avait débarqué souffrant de brûlures, aveuglée par la fumée et quasi muette dans les camps de la Croix-Rouge. Elle s’était vue recueillie – adoptée, mais sans rien d’officiel – par une grande famille de réfugiés guatémaltèques, qui l’avait nourrie et vêtue, qui s’était exercée à l’anglais avec elle. Et qui l’avait baptisée Teresa.

Elle était reconnaissante, mais pas heureuse. Elle se souvenait de ces jours comme d’un brouillard de douleur et de perte : la conviction impitoyable qu’on lui avait volé un bien précieux. Elle s’attacha à une poupée de chiffon nommée Amy : elle hurlait si on la lui enlevait. Quand Amy tomba dans un canal où elle disparut sous la surface graisseuse de l’océan, Teresa pleura toute une semaine. Elle finit par s’adapter à sa nouvelle vie, mais la douleur anonyme ne disparut jamais… jusqu’à ce qu’elle découvre les pilules.

L’un des membres de sa famille guatémaltèque, une très obèse quinquagénaire appelée Rosita – que les autres appelaient tia abuela –, revint un jour d’un centre d’hygiène publique avec des pilules. Elle souffrait de polyarthrite rhumatoïde et prenait ces pilules pour, comme elle disait, « le soulayement ». Il s’agissait de narcotiques/analgésiques accordés aux récepteurs opioïdes cérébraux : Rosita en était vraiment dépendante mais, l’avait informée le centre, les pilules ne créaient pas d’accoutumance… la dépendance ne s’aggraverait pas, avaient-ils dit, et cela valait mieux, parce que la polyarthrite ne s’améliorerait pas.

Seule un après-midi dans leur vétuste demeure flottante, Teresa vola dans le flacon de Rosita une pilule qu’elle dissimula sous son oreiller. Un geste irréfléchi, effectué en partie par curiosité, en partie à cause d’une vague intuition que la pilule pourrait avoir sur elle le même genre d’effet magique qu’avec Rosita. Ce soir-là, une fois couchée, elle l’avala.

L’effet fut immédiat et profond : une énorme vague insoupçonnée de peur et de culpabilité se retira d’elle. Elle ferma les yeux et savoura la chaleur de son lit, souriant pour la première fois depuis plusieurs années.

Tia Rosita avait raison, pensa-t-elle. Soulayement.

Rosita allait se faire renouveler son ordonnance deux fois par mois. Deux fois par mois, Teresa volait une pilule. Rosita ne semblait pas remarquer les larcins, ou bien ne pas soupçonner Teresa. Et celle-ci n’osait pas en prendre davantage, de peur d’attirer l’attention.

Elle vivait néanmoins pour ces moments-là. Les pilules semblaient éclater en elle, minuscules explosions de pureté et de paix. Des termes tels que solitude et perte commencèrent à avoir un sens pour elle : elle s’aperçut pour la première fois qu’ils pouvaient n’être ni permanents ni universels.

Quand elle eut seize ans, l’un de ceux qu’elle en était venue à prendre pour son frère, un grand garçon élancé de vingt ans, Ruy, l’emmena dans un endroit désert tout près de l’usine marémotrice, pour lui montrer une poignée de gélules rose et jaune… du même genre que celles rapportées du centre par Rosita.

Elle ne put s’empêcher de se jeter dessus. Ruy retira la main en riant et une nuée de mouettes s’envola des piliers en béton. « D’accord, dit-il. C’est bien ce que je pensais. »

Elle regarda avec avidité le poing fermé du garçon. « Tu peux en avoir ?

— Autant que je veux.

— Je peux les acheter ?

— Acaso. » Il haussa les épaules avec mépris. Peut-être.

« Combien ?

— Combien tu as ? »

Elle n’avait rien. Elle allait à l’école caritative dans le quartier nord des Flottes, où son professeur d’anglais la trouvait « bonne élève » et celui d’arts plastiques « douée ». Mais peu lui importait l’école. Je pourrais arrêter, pensa-t-elle, trouver un travail, gagner de l’argent… acaso.

« Quand t’en auras », dit Ruy en s’éloignant avec les cachets toujours dans la main, au grand désespoir de Teresa, « viens m’en parler. »

Mais bien qu’âgée et grincheuse, Rosa n’en était pas moins vigilante et ne voulut pas la laisser interrompre sa scolarité. « Quel genre de travail tu vas obtenir ? Pute sur le continent, comme ta sœur Livia ? » Elle secoua la tête. « Les Travaux Publics se retirent d’ici, tu sais. Trop de gens non diplômés. Pas de papiers, pas de cartes vertes, pas d’actes de propriété. Estime-toi heureuse d’avoir une école. Ça ne durera peut-être pas, tu y as pensé ? »

Ce fut toutefois la colère de Rosita et non les considérations pratiques qui dissuadèrent Teresa. Elle continua à aller à l’école et à voler les pilules, ignorant Ruy lorsqu’il la tentait avec son approvisionnement apparemment illimité de médicaments. Jusqu’à ce qu’un jour, son professeur la complimente à propos d’un collage de sa composition. Elle avait vraiment du talent, d’après lui. Un talent qui devrait la mener quelque part.

L’idée lui parut étrange. Elle aimait en effet assembler des collages et des sculptures, cela lui paraissait parfois même aussi agréable que les pilules. Presque comme si quelqu’un d’autre contrôlait ses mains, une partie d’elle-même perdue dans l’incendie, peut-être, et qui manifestait sa présence. Elle s’abandonnait au travail et s’apercevait que des heures avaient passé : c’était une sensation agréable.

Elle n’avait pas pensé en tirer de l’argent. Cela ne semblait guère possible. Un dimanche, toutefois, elle se prépara un repas à emporter et emprunta les pontons jusqu’au continent, jusqu’aux galeries d’art sur l’autoroute côtière. Le continent l’effraya. Elle n’était pas habituée au vrombissement des camions et des automobiles : dans les Flottes, on voyait surtout des canots à moteur, et seulement sur les grands canaux. Il y avait aussi la troublante stabilité du sol sous ses pieds, des rochers, du sable et du gravier où que se pose son regard.

Elle examina les œuvres mises en vente dans ces endroits enclavés. Des peintures de cristal, des sculptures de déchets, des stéatites polies. La plus grande partie provenait des Flottes et était considérée, en déduisit-elle de la manière dont les gens en parlaient, comme une espèce d’art populaire. Certaines étaient de très bonne et d’autres de très mauvaise qualité, mais elle s’aperçut avec surprise que son professeur avait raison : tout cela se situait à portée de son talent. Il lui manquait les outils nécessaires à certains de ces projets, mais ce qu’elle avait créé avec des bouts de métal récupérés sur les bateaux-poubelle valait bien au moins la moitié de ce qu’elle vit ce jour-là. Il y a là des possibilités à explorer, se dit-elle.

Deux semaines plus tard, traversant le ponton et les passerelles en métal ajouré, elle apporta trois petites sculptures à un endroit appelé Art du Bord de Mer. Elle les montra à la propriétaire, Mme Whitney, une femme à peine plus jeune que Rosita qui se montra tout d’abord sceptique puis, quand Teresa ôta la toile cirée protégeant ses œuvres, impressionnée. Ses yeux s’écarquillèrent puis se rétrécirent. « Quelle maturité ! » Elle ajouta : « Pour quelqu’un de votre âge.

— Vous allez l’acheter ? demanda Teresa.

— Nous vendons sur commission. Mais je peux vous proposer une avance. »

Une somme dérisoire, symbolique, apprit plus tard Teresa, mais elle n’avait encore jamais vu autant d’argent à la fois.

Elle alla trouver Ruy et lui en offrit la moitié. Il lui remit assez de pilules pour remplir ses deux mains en coupe.

Ce soir-là, elle en prit deux.

Soulayement. Cela se déversa comme une rivière en elle. Elle se rationna à une pilule par soir, pour qu’elles durent plus longtemps, et travailla sur son temps libre à une autre sculpture pour Mme Whitney. Celle-ci lui en donna presque le double, ce qui était bien, mais les prix de Ruy avaient commencé à grimper aussi. Elle paya, mais en le détestant pour cela. Ruy était soudain devenu important pour elle, et elle prit l’habitude de l’observer. Il descendait les allées de pontons en se pavanant, ses hanches osseuses en avant. « Muy macho », disait toujours Rosita quand il prenait ces airs à la maison, mais à l’extérieur, il n’y avait personne pour le dégonfler. Il traînait avec ses amis tout aussi déhanchés près de l’usine marémotrice recouverte de graffitis, elle l’avait vu dealer des pilules là-bas. Un après-midi, couvant sa haine, elle sécha l’école et le suivit jusqu’à mi-distance du continent, jusqu’à une minuscule cabane flottante donnant de la bande dans le nord des Flottes, avec une pompe à gazole crachant de l’eau de cale dans un canal crasseux. Ruy entra la main sur son portefeuille et ressortit avec un épais sac en papier.

Elle rassembla tout son courage et, une fois certaine que Ruy était vraiment parti, frappa à la porte de la cabane.

Un vieil homme maigre et à l’air creux vint ouvrir. Il la dévisagea longtemps – elle avait la bouche trop sèche pour parler – et finit par demander : « Mais qu’est-ce que tu veux, bordel ?

— Des pilules, répondit-elle, paniquée.

— Des pilules ! Qu’est-ce qui te fait croire que j’en ai ?

— Ruy, expliqua-t-elle désespérément. Ruy est mon frère. »

L’expression de l’homme s’adoucit. « Eh bien, la petite sœur de Ruy se passe de l’intermédiaire. » Il hocha la tête. « Ruy serait en rogne, j’imagine, s’il savait que tu es là.

— Je peux payer, assura-t-elle.

— Dis-moi ce que tu veux. »

Elle décrivit les gélules rose et jaune.

« Ouais, d’accord, si c’est ça que tu veux. Mais c’est de l’argent gâché, à mon avis. » Du seuil, Teresa l’observa qui fouillait dans le tiroir d’un vieux bureau au fond de la seule pièce, dangereusement penchée. « Tu préféreras peut-être ça. »

Il lui montra de petits cachets noirs dans une enveloppe en papier, peut-être une centaine en tout. Teresa les considéra d’un œil dubitatif. « C’est les mêmes ?

— Les mêmes en mieux. Pas juste des pilules antidouleur, tu comprends ? Des pilules pour rendre heureux. »

Troublée, elle lui donna l’argent. Durant le long retour à pied, elle réalisa qu’elle s’était peut-être fait avoir, que les pilules pourraient très bien n’être que du sucre dragéifié. Ou pire. Ce soir-là, au lit, elle ne sut pas trop si elle devait en essayer ne serait-ce qu’une seule. Et si elles étaient toxiques ? Si elle en mourait ?

Mais elle se trouvait à court de gélules de Ruy et elle n’osait plus en subtiliser à Rosita. Le besoin eut raison de sa réticence : elle avala en hâte une pilule noire.

Le plaisir se répandit à partir du creux de son estomac. Ce fut, de manière graduelle puis irrésistible, tout ce qu’elle avait pu désirer : la satisfaction procurée par le succès d’une œuvre d’art, la satisfaction de se sentir aimée, la satisfaction – peut-être la meilleure de toutes – procurée par l’oubli. Flottant sur son matelas, bercée par la légère houle, elle aurait pu être la seule personne sur Terre. J’adore ces nouvelles pilules, pensa-t-elle. Elles sont vraiment mieux. Oh oui. Et une suffisait. Du moins au début.

Elle se satisfit pleinement de cette situation pendant des mois, vendant assez à Mme Whitney pour s’assurer son approvisionnement, traversant au ralenti les journées – elle avait commencé à prendre une pilule aussi le matin – comme s’il s’agissait d’heures. Elle avait le sentiment qu’elle aurait pu continuer indéfiniment ainsi si Ruy qui, privé de son très profitable marché sur les gélules rose et jaune, avait découvert l’arrangement avec son fournisseur, ne s’était vengé en conduisant Rosita à la réserve de Teresa, que dissimulait une latte cassée sous le lit. À la fois blessée et fâchée, lia abuela Rosita jeta spectaculairement les pilules une à une dans la canalisation des Travaux Publics. Teresa fut si choquée de voir son stock de bonheur passer à l’égout qu’elle ne manifesta pas la moindre émotion, se contentant de rassembler ses affaires, de prendre ce qui lui restait de l’argent de la galerie d’art et de partir.

(Des années plus tard, elle essaya de revenir, envisageant plus ou moins de s’excuser auprès de Rosita, de parvenir à une espèce de réconciliation… mais le quartier s’était beaucoup dégradé, et sa famille guatémaltèque avait déménagé. Un jour, lui avait raconté une personne âgée du voisinage, ils avaient juste fait leurs valises et quitté les lieux, et personne ne savait ni pour quelle destination ni ce qu’ils étaient devenus… sauf, bien entendu, en ce qui concernait Ruy, qui avait quant à lui trouvé la mort dans un combat au couteau.)

Elle se constitua un studio de fortune dans les Flottes au large de Long Beach, investit en fournitures, s’assura une nouvelle source de petites pilules noires. Elle apprit qu’il s’agissait d’enképhalines synthétiques, produites en laboratoire, très puissantes et créant une forte dépendance. Mais peu importait : elle pouvait le gérer. Elle savait ce qu’elle faisait. Elle commença à rencontrer d’autres artistes des Flottes et comprit qu’elle n’était pas seule, que beaucoup d’entre eux dépendaient de tel ou tel plaisir chimique. Certains utilisaient même des pierres des Exotiques, les onirolithes de mines brésiliennes. Mais c’est différent, songea-t-elle, trop étrange… ce n’était pas ce qu’elle voulait.

Elle ne pouvait dire à quel moment au juste le contrôle lui avait échappé. Elle n’avait pas franchi une limite. Cela n’interférait pas avec son travail : au contraire, même, si étrange que cela paraisse. Comme si sa dépendance aiguillonnait en elle la chose qui créait de l’art… de même qu’un arbre agonisant produit parfois bien davantage de fruits.

Il lui arriva de temps à autre, dans ses moments de lucidité, de remarquer une espèce de détérioration. Elle la perçut comme un changement non en elle, mais dans son environnement. Son studio rétrécissait soudain, bon, d’accord, elle en avait pris un meilleur marché afin d’économiser sur le loyer. Son miroir lui renvoyait une image émaciée : économies sur la nourriture, pensait-elle, pour que mon argent dure un peu plus longtemps. Cela se produisit par incréments si progressifs qu’il ne sembla rien se passer, rien du tout, jusqu’à ce qu’elle se retrouve dans le coin d’un ancien terminal de pétrole en vrac avec un matelas sale et un bocal de médicaments. Un bocal de bonheur.

Elle savait que cela la tuait. L’idée qu’elle était en train de mourir s’introduisit si habilement dans son esprit qu’elle parut surgir soudain complètement formée et pourtant familière. Oui, se dit Teresa, je suis en train de mourir. Mais peut-être mourir en état de grâce valait-il mieux que vivre dans un état de souffrance permanente. Peut-être s’agissait-il d’une espèce de facture qu’il fallait enfin payer, peut-être, se dit-elle, aurais-je dû mourir dans l’incendie.

Mais l’anorexie et la malnutrition l’avaient rendue malade, elle souffrait physiquement des genoux et des coudes, la fièvre ne la quittait plus guère. Pour le soulagement, elle repassa aux gélules rose et jaune, les ajouta à son régime désormais presque exclusivement chimique, et cela l’aida un temps, mais la douleur finit par revenir. Elle aurait fait bon accueil à la mort, son organisme très détérioré réclamait celle-ci, mais elle ne put se résoudre au suicide. Comme si elle pouvait approcher la mort en douce, mais pas ouvertement : si Teresa la regardait en face, une force en elle la reconnaîtrait, protesterait à grands cris, la tirerait en arrière. Elle en pleura de frustration.

Elle connaissait vaguement Byron Ostler : il appartenait à son cercle de plus en plus étroit d’amis, ce n’était pas un artiste, mais un dealer de pierres de rêve. Souffrant désormais sans répit, effrayée à la perspective d’ingérer un trop grand nombre de gélules, elle reconsidéra sa position sur l’utilisation d’une pierre des Exotiques. Cela provoquait des visions, d’après ses amis artistes. Eh bien, elle ne voulait pas de visions. Elle en avait trop eu. Mais les visions, au moins, pourraient peut-être la débarrasser du démon de la douleur. Cela valait la peine d’essayer.

Elle prit soin d’éviter de lire la pitié sur le visage de Byron quand elle alla le trouver. Elle lui tendit l’argent. Il ne lui en restait presque plus. Mais Byron ne voulut pas le prendre. Il se contenta de la regarder, ce vétéran loqueteux à lunettes rondes et treillis râpé, et de lui donner une pierre. Une petite, vaguement bleue, à la forme étrange, qui, quand elle la prit, d’un geste désinvolte, lui picota la main. « Sers-t’en ici, dit-il.

— Hein ?

— Pour me faire plaisir. Sers-t’en ici. »

Les visions furent intenses. Elle ne passa que deux heures en transe, d’après Byron, mais de son point de vue à elle, cela sembla durer un temps infini. Elle vit, comme des pièces d’une mosaïque, le monde distant du peuple ailé. Elle traversa l’histoire en dansant telle une tornade. Bizarrement, malgré toute la tristesse – et le chagrin, et la douleur – de ce qu’elle vit, elle en retira une certaine force. À cause de la vigueur, pensa-t-elle, de cette rivière de vie, serpentant dans sa double hélice sans fin.

Elle vit aussi, pour la première fois, la petite fille qui allait occuper tant de ses rêves.

La fillette portait des haillons et des chaussures de sport lacées avec de la grosse ficelle. « Il faut que tu me cherches, déclara l’enfant avec solennité. Il faut que tu me trouves. » Et Teresa découvrit que l’impératif vivait en elle, qu’il y vivait peut-être depuis toujours… oui, il fallait la trouver.

Byron la reconduisit en canot à moteur à son studio dans le sud. Sauf que ce n’était pas vraiment un studio. Elle en avait conscience, désormais. C’était un coin crasseux dans un entrepôt abandonné. Elle regarda avec écœurement son bocal de pilules.

« Je peux faire venir un médecin », assura Byron.

Elle haussa les épaules. Elle mourait, elle s’y était résignée et elle le dit à Byron… mais tout en parlant, elle sentit une réticence croître en elle. « Je veux encore l’oniro, dit-elle.

— Alors laisse-moi appeler un médecin. Et commander de quoi manger. » Il regarda autour de lui. « Et peut-être nettoyer un peu. Mon Dieu, c’est un vrai trou à rats. »

Elle y consentit.

Le sevrage fut atroce. Le médecin que fit venir Byron, un réfugié, lui injecta des suppléments vitaminiques et dressa un bilan neuropeptidique sur un moniteur portable. Une fois l’épreuve terminée, Byron la persuada de se remettre à manger.

La santé revint comme un choc. Le monde prit des teintes plus vives, les aliments lui parurent meilleurs. Elle se remit au travail. L’argent lui permit de trouver un logement plus proche de celui de Byron. Elle commença à se promener longuement à proximité des usines marémotrices pour voir le temps arriver par la mer. Elle n’avait pas cessé de vouloir des pilules – d’après le docteur, cette envie impérieuse, désormais profondément gravée dans sa neurochimie, pourrait bien ne jamais disparaître –, mais les pierres de rêve semblaient en émousser le besoin. Elle ne comprenait pas grand-chose à ce qu’elle voyait au cours de ses transes, mais s’efforça de l’incorporer dans son travail : elle procéda à la première de ses peintures de cristal, un radieux paysage du monde des Exotiques.

Elle avait également conscience que Byron était tombé amoureux d’elle… et qu’elle-même ne l’aimait pas.

Elle essaya pendant un temps. Elle emménagea chez lui, ils firent l’amour avec dévouement, à défaut de passion. Mais l’expérience était vouée à l’échec et ils le savaient l’un comme l’autre. Il la voulait, disait-il, mais pas comme paiement.

Cela lui fit froid dans le dos. Elle essaya de se rassurer, et peut-être d’affirmer une certaine indépendance, en prenant d’autres amants parmi les artistes de sa connaissance, mais cela finit par lui paraître décevant. Peut-être, pensa-t-elle, ai-je perdu la capacité d’aimer, peut-être ma consommation de pilules l’a-t-elle anéantie.

Son obsession des onirolithes grandit. Byron la présenta à Cruz Wexler, l’universitaire qui avait écrit deux livres sur les oniros et dirigeait une espèce d’école illégale dans sa propriété retapée à Carmel. Quinquagénaire aux traits ingénus, Wexler souffrait d’un emphysème progressif et incurable, adorait les œuvres de Teresa et en avait même revendu quelques-unes à ses amis riches. Elle avait donc à nouveau de l’argent. Elle réaménagea son studio dans les Flottes et investit dans des outils qu’elle n’avait jamais eu les moyens de se payer.

Et lorsqu’un nouveau malaise commença à s’emparer d’elle – l’impression qu’elle était allée aussi loin que possible dans les oniros et qu’elle y était toujours perdue, incomplète, en marge de sa propre existence –, Cruz Wexler fit alors allusion devant elle à un nouveau type d’oniro, des oniros clés profondeurs, des pierres susceptibles de répondre à ses questions.

Elle ressentit alors une impatience presque physique. « Je peux en avoir une ? »

Il sourit. « Non, ni toi ni personne ici. J’ai parlé aux types des labos de recherche. Ça n’a jamais été autant surveillé. »

Elle ressentit une déception immense. Les pierres cultivées par Byron, malgré tout leur étrange accès au passé, n’avaient pas résolu le mystère de sa petite enfance. Elle avait parfois entraperçu l’incendie – un chaos de fumée et de flammes – mais rien d’elle-même, elle ignorait son lieu et sa date de naissance, tout comme l’identité de ses parents. D’après Wexler, les souvenirs étaient effacés trop en profondeur. Et elle en était venue à croire de plus en plus que ce qu’elle voulait se dissimulait dans cette obscurité : un puits duquel elle pouvait tirer une clé étincelante avec laquelle se déverrouiller, devenir tout à fait autre chose.

Un mois plus tard, Wexler lui apprit avoir organisé un achat, non sur place ou en Orient mais au Brésil, à Pau Seco, à la mine même. Démarche coûteuse et peu orthodoxe, mais qui en valait la peine, d’après lui : la nouvelle pierre livrerait des réponses, une sagesse secrète – elle ressentit un peu de l’enthousiasme faiblissant de Wexler –, la gnose finale. Il lui fallait juste un messager, quelqu’un sans casier judiciaire, quelqu’un de pas trop proche de lui.

Byron fut scandalisé qu’elle se porte volontaire. « Tu ne connais rien à tout cela… Mon Dieu, mais où avais-tu donc la tête ?

— Tu ne comprends pas. Il faut que j’y aille. » Ils descendaient un canal marchand après les heures d’ouverture de celui-ci, avec les bateaux-étals rangés sous leurs abris, le sel scintillant sur les planches à la lumière d’une série de lampes à vapeur de sodium. Elle lui prit les mains, sachant qu’il avait à ce moment-là sincèrement peur pour elle, que son amour singulier et non partagé vivait plus que jamais en lui. « Cela compte à ce point-là. Ce n’est pas quelque chose que je peux ignorer.

— Je t’accompagnerai. »

Elle accepta, parce qu’il connaissait le pays, parce qu’il avait peut-être vu juste : cela pourrait se révéler moins facile que Wexler l’avait promis. Elle accepta aussi qu’il fasse venir avec eux l’Ange du Réseau, Raymond Keller, un vétéran comme lui. Mais là s’arrêtèrent ses concessions.

Et ils étaient donc venus à Pau Seco.

Une fenêtre l’en séparait. Elle en sentait l’odeur, elle sentait la présence, la proximité de cet antique artefact, de cette pierre stellaire, de ces fragments dispersés. Mais la mine était un endroit aussi horrible qu’immense, qui avait pulvérisé toutes les certitudes de Teresa. J’ai risqué ma vie, pensa-t-elle avec mécontentement, j’ai risqué la vie de Byron et de Keller… à cause d’une voix dans ma tête. À cause d’un rêve.

Parce qu’elle était perdue. Et cela depuis des années… depuis la plus grande partie de sa vie.

Elle avait peur de dormir. Repenser aux minuscules pilules noires, aux enképhalines synthétiques, avait éveillé en elle une vieille envie. Si j’en avais une maintenant, se dit-elle – pensée dangereuse, traîtresse –, je la prendrais.

Elle regarda par la fenêtre le ciel dépourvu d’étoiles en souhaitant l’arrivée de l’aube.

CHAPITRE 9

Stephen Oberg fut consterné par sa rencontre avec le responsable de la présence militaire à Pau Seco, un énorme campagnard brésilien avec des yeux foncés et une tendance de toute évidence forte à défendre son territoire. L’homme se présenta comme le major Andreazza et proposa à Oberg une chaise en osier d’une étroitesse douloureuse. Il occupait quant à lui un luxueux fauteuil pivotant derrière un bureau somptueux, d’où il surplombait la large gorge de la mine. « Merci », dit Oberg.

L’officier regarda longuement Oberg avant de lancer : « Il faut me dire ce que vous venez faire ici. »

Aussi, laborieusement, Oberg expliqua-t-il à nouveau. Les puissances de la Zone Pacifique tenaient beaucoup, indiqua-t-il, à ce que les onirolithes des profondeurs ne tombent pas entre des mains non autorisées. On avait donc renforcé la sécurité dans les installations de recherche en Virginie, à Kyoto et à Séoul. Mais un informateur proche de Cruz Wexler, un membre d’un culte américain, avait prévenu les Agences de l’organisation d’un achat ici, à Pau Seco. Oberg venait y mettre obstacle.

Andreazza fit pivoter son siège face à la fenêtre. « Nous nous donnons nous-mêmes beaucoup de mal pour assurer la sécurité, dit-il.

— Je sais. » À coups de fusils, d’intimidations et d’exemples publics, pensa Oberg. On avait pendu des gens à Pau Seco pas plus tard que l’année précédente. « Je comprends, assura-t-il. Toutefois…» Il avançait à pas prudents «… l’étanchéité n’est pas parfaite. »

Le militaire haussa les épaules. « On fouille les formigas tous les soirs à leur départ. On a des informateurs dans les camps ouvriers. Je ne vois pas ce qu’on peut faire de plus.

— Je ne suis pas venu critiquer votre travail, major. Je ne doute pas qu’il soit exemplaire. Je veux juste localiser trois Américains. » Ouvrant sa mallette, il en sortit les photographies obtenues par le fonctionnaire de la SUDAM et les posa sur le bureau d’Andreazza.

Celui-ci leur jeta un rapide coup d’œil. « S’ils sont ici, je suppose qu’ils n’ont plus l’air aussi propres.

— Nous savons qu’ils ont un contact dans la vieille ville, insista Oberg. Un homme qui les héberge peut-être.

— On contrôle la mine, dit Andreazza. Ainsi que les camps. Mais ne nous surestimez pas, monsieur Oberg. Il y a 250 000 paysans qui vivent à l’extérieur de la clôture. La vieille ville est une anarchie. Sans au moins un nom, il y a une limite à ce que nous pouvons accomplir.

— Nous avons un nom, assura Oberg.

— Ah oui ?

— Ng.

— Je vois », dit Andreazza avec un hochement de tête.


Ils déjeunèrent ensemble à la cantine militaire. Oberg avait hâte de poursuivre son travail, dont l’urgence lui donnait des frissons, mais Andreazza l’obligeait à différer. Et bien entendu, la nourriture était épouvantable.

« Oberg, dit soudain le major. Stephen Oberg… il y a eu un Oberg, ici, pendant la guerre, vous savez ? Dans les Forces Spéciales, je crois. Il a rasé quelques villages à l’ouest du Rio Branco. Cela a fait scandale. Beaucoup de femmes et d’enfants parmi les victimes. » Il sourit. « Paraît-il.

— Je l’ignorais, répondit Oberg avec calme.

— Ah, fit Andreazza d’un ton songeur. D’accord. »

CHAPITRE 10

Le jour de la transaction, Roberto Meirelles s’éveilla avant l’aube en sachant que ce serait une journée à problèmes. La question était devenue pour lui : continuer malgré tout ou pas ?

Il dormait sur un matelas dans une cabane de la vallée en contrebas de la vieille ville de Pau Seco. L’endroit ne valait pas grand-chose. La majeure partie des eaux usées de la ville s’écoulait près de sa cabane en un flot marron et boueux, longeait les plus affreuses des habitations en tôle avant de se perdre dans les fourrés, qu’elles avaient rendus verdoyants et luxuriants. Tout ce que possédait Meirelles se trouvait dans cette cabane : deux T-shirts kakis passés, deux jeans, un matelas, une photographie de sa femme et de son enfant.

Plus la pierre.

Ce matin-là, évitant avec soin, malgré sa nervosité, de penser à la journée qui l’attendait, il sortit l’onirolithe de la cachette qu’il lui avait aménagée, une fente dans le matelas à l’endroit où il avait ôté une partie du coutil, et le considéra gravement dans la faible lumière d’une lampe de poche.

Toi, pensa-t-il, tu peux faire ma fortune ou me valoir la mort.

Il maniait la pierre avec précaution. Il avait peu à peu appris à en distinguer les diverses nuances. Doucement posée sur sa paume ouverte, comme en ce moment, elle ne générait qu’un très léger fourmillement d’étrangeté, un faible courant électrique qui semblait préciser une sensation physique derrière ses yeux. S’il la serrait avec force, la pierre commencerait à fonctionner à plein régime en provoquant des visions, des visions d’un endroit situé à une distance si impossible que Meirelles ne pouvait même pas commencer à les comprendre, ou, plus souvent depuis quelque temps, des visions de son foyer.

Meirelles comprenait que l’onirolithe provenait d’un autre monde, s’était débrouillé pour traverser un abîme incommensurable. Et bien qu’il s’en soit autrefois émerveillé, cela avait cessé de lui sembler étrange ou remarquable. C’était un fait, et on s’habituait aux faits à force de les manipuler. Ce qui rendait la pierre extraordinaire – et précieuse – à ses yeux était sa capacité à susciter en lui les souvenirs de sa femme et de son enfant à Cubatão. Avec de la chance, pensa-t-il, elle me permettra d’y rentrer… en homme riche.

Il secoua la tête. De tels rêves étaient prématurés. Pire, dangereux. Il remit la pierre dans le matelas et sa décision à plus tard. Il s’efforça autant que possible de se vider l’esprit.

Dehors, le ciel commençait à s’éclaircir. Des casseroles et des pots s’entrechoquaient, des coqs chantaient, des chiens charognards efflanqués hurlaient la fin de la nuit. Un matin comme un autre, se dit-il avec sévérité.


Il était ce que les autres appelaient une formiga, une fourmi, même s’il détestait ce terme. Homme fier, Meirelles n’appréciait pas qu’on le compare à un insecte. Alors qu’il se mêlait au flot d’humanité descendant au fond de la gorge surchauffée de la mine, avec le soleil comme une lame sur sa nuque, il supposa toutefois que la comparaison s’imposait.

Il portait d’énormes sacs en toile de jute fixés aux épaules et à la taille. Le travail et le régime de ragoût protéinique servi dans les camps ouvriers l’avaient aminci mais fortifié. Meirelles paraissait – nettement – ses trente-cinq ans, mais il était devenu fier de son corps. Il avait survécu à l’épidémie de virus Oropouche qui avait balayé Pau Seco l’année précédente. Il bénéficiait désormais d’un corps vigoureux, et beaucoup plus sain, il ne l’ignorait pas, que s’il était resté à Cubatão.

Mais ce n’était pas une pensée agréable, aussi la refoula-t-il. (Son épouse et son enfant se trouvaient toujours là-bas.)

Il descendit les échelles en bois avant de suivre un sentier accidenté et sinueux qui le conduisit au bas de la forte pente, puis emprunta des échelles de cordes et un autre sentier étroit pour gagner le fond de la vaste fosse à ciel ouvert. Comme il y régnait une température supérieure d’au moins cinq degrés à celle du sommet, il avait noué un chiffon sur son front pour absorber la sueur. Certains s’échinaient déjà, tandis que les garimpeiros observaient avec des écritoires à pince depuis leurs tentes en toile ou se mettaient à l’œuvre avec des pelles et des pioches. Le côté primitif de la scène ne l’impressionna pas : il avait vu tout aussi primitif dans les usines de la vallée du Mogi.

Il se mit au travail, comme chaque matin. Impossible d’ignorer, toutefois, que ce n’était pas une journée comme les autres. La police militaire veillait en sinistres phalanges au pied du grand grillage clôturant la mine et fouillait quiconque le franchissait dans un sens ou dans l’autre. Il y avait aussi des soldats en bas, ce que Meirelles ne se souvenait pas avoir jamais vu, circulant entre les garimpeiros pour leur poser des questions.

Si j’avais le moindre bon sens, se réprimanda-t-il, je laisserais la pierre dans mon matelas et je n’y penserais plus, je l’oublierais. Si j’avais le moindre bon sens.

Meirelles travaillait pour un certain Claudio, un homme de la ville qu’on disait neveu de la famille Valverde, un riche qui avait déjà extrait du sol nombre de pierres de valeur. Claudio augmentait son profit en engageant des ouvriers parmi les foules pleines d’espoir qui se pressaient dans la vieille ville, en leur donnant des faux certificats puis en menaçant de les dénoncer à la police militaire. Meirelles comptait parmi ces ouvriers. Il gagnait très peu d’argent avec son travail et expédiait aussitôt ses gains à sa famille à Cubatão : il mangeait gratis – grâce à son faux certificat – dans les camps ouvriers, et ne payait pas de loyer pour sa cabane.

Un arrangement sévère mais équitable, avait d’abord pensé Meirelles : si Claudio découvrait un onirolithe de valeur dans la boue, Meirelles utiliserait alors sa petite part des gains pour déménager avec sa famille hors de la toxique vallée du Mogi. Il voulait juste assez d’argent pour repartir à zéro.

Sauf que le temps avait passé sans que Meirelles n’obtienne jamais davantage que sa maigre rémunération hebdomadaire, malgré les nombreuses pierres découvertes. Un jour, rassemblant son courage, il était allé affronter Claudio dans sa grande tente au-dessus de la mine, et Claudio l’avait calmé, lui promettant que les choses allaient changer. Le lendemain, un voyou engagé par Claudio était venu contusionner l’œil droit de Meirelles en intimant à ce dernier de se montrer reconnaissant pour ce qu’il avait. Il bénéficiait d’un permis de travail, non ? Eh bien, on pouvait le lui retirer. On pouvait le dénoncer à la police militaire. Il ferait mieux de ne pas l’oublier.

Il ne l’oublia pas. Il s’en souvint le jour où, enfonçant sa pelle dans l’argile élastique, il la sentit rebondir sur quelque chose de solide.

La journée touchait à sa fin. Des ombres déjà longues s’épaississaient dans les zones les plus profondes de la mine. Les ouvriers rassemblaient leurs outils en se préparant à la longue remontée vers les camps, le repas chaud, le passage rapide aux douches. Pris d’une fièvre soudaine, Meirelles, plongeant la main dans l’argile humide, attrapa l’objet qu’il venait de découvrir. Toujours penché, il débarrassa ce dernier de la terre qui le recouvrait et aperçut le profond reflet azur sur la surface de l’onirolithe. C’était une grosse pierre parfaite, incontestablement d’une grande valeur. Il trembla en la tenant dans la main.

Par la suite, il n’aurait su dire pourquoi il choisit de la voler. Le vol était une opération difficile et dangereuse, surtout en l’absence de marché tout trouvé sur lequel quelqu’un comme lui pourrait compter. C’était à n’en pas douter un acte irrationnel. Mais il pensa aux manières mielleuses de Claudio quand il le rassurait et au voyou qui lui avait abîmé l’œil. Il pensa à son épouse et à leur enfant, à leur fille Pia en train de tousser dans l’affreuse atmosphère jaunâtre de sa ville natale. Une journée dans les angles abrupts et les convolutions de la mine d’onirolithes mettait parfois Meirelles dans une espèce d’état de rêverie abstraite, comme si les artefacts extraterrestres sous le sol exerçaient une subtile influence sur lui, rendaient le passé plus réel et le présent moins contraignant. Et donc, avec Claudio et sa fille Pia à l’esprit, rêvant, il essuya le surplus d’argile sur l’onirolithe et, à l’aide de ses jambières de coton, enveloppa la pierre autour de sa cheville. Quand il se releva, le long ourlet de son jean dissimula le renflement.

Il se retourna, découvrit que Claudio en personne l’observait à quelques mètres de là. Il se figea. La panique fit irruption dans son ventre, ses testicules se rétractèrent contre son corps. Mais il ne s’agissait que de la suspicion d’usage que Claudio manifestait envers tout le monde. « Dépêche, intima-t-il à la formiga avec un geste de dégoût. En route. »

À la barricade en grillage, Meirelles faillit s’évanouir de peur. La tête lui tournait, une sueur glacée lui perla au front, ses dents se mirent à claquer. Il ne doutait pas un instant que sa peur allait le trahir.

Ce fut peut-être au contraire ce qui le sauva. On était en pleine épidémie de virus Oropouche, aussi les formigas inspiraient-elles désormais une certaine répugnance aux gardes militaires, surtout celles qui montraient des signes d’infection. Avec son front en sueur et ses dents qui claquaient, Meirelles avait dû les effrayer. Il fut fouillé par un jeune garde pâle qui lui toucha les vêtements comme s’il s’agissait d’une plaque chauffante, et on le laissa sans l’importuner davantage remonter sur la colline boueuse jonchée d’ordures, où, une fois dans sa cabane, il dissimula l’onirolithe dans le matelas.

Onirolithe qui était devenu un gage d’indépendance vis-à-vis de Claudio, une incarnation tangible de sa fierté, de son espoir, de son avenir.


Il avait vu le jour dans la ville de Cubatão, où il comptait parmi la vingtaine de pour cent d’enfants ayant atteint la puberté.

Ancienne ville industrielle, Cubatão était au vingtième siècle l’un des endroits les plus toxiques de la planète, avec ses usines vomissant dioxyde de soufre, monoxyde de carbone et biphényle polychloré dans l’atmosphère de la vallée. Les toxines dénudaient les versants des collines et tuaient les enfants. Dans la première décennie du siècle suivant, on avait nationalisé les usines… elles étaient vieilles, certes, mais toujours très profitables, vu leurs faibles frais généraux et leurs coûts de nettoyage négligeables. Il existait désormais, paraissait-il, des endroits pires sur terre. Mais la vallée restait très dangereuse. Les usines, modifiées mais jamais modernisées, crachaient de nouveaux poisons : des composés à base de cyanure et d’arsenic issus des lignes de fabrication des semiconducteurs, du xylène, ainsi qu’une substance appelée trichloroéthane.

Meirelles avait un emploi à l’usine : il passait aux solvants de grandes bonbonnes piquetées de rouille. Il travaillait avec un certain Ribeiro, un patriote qui défendait les usines chaque fois que Meirelles suggérait qu’elles pourraient être désuètes ou dangereuses. « Les usines, affirmait Ribeiro avec sévérité, sont nécessaires à la richesse du Brésil.

— Non, non, répondait Meirelles. Ce sont les pierres de rêve qui font la prospérité du pays.

— Les pierres sont vendues aux étrangers.

— Mais contre de l’argent, insistait Meirelles. Avec lequel on peut sûrement moderniser les usines, non ?

— Sottises ! L’argent sert à la dette extérieure. Il ne reste rien pour les usines.

— Dans ce cas, le Brésil n’est pas riche.

— Pas sans les usines, répliquait avec fierté Ribeiro. Les usines sont nécessaires à la richesse du Brésil. »

Meirelles ne pouvait partager cette logique. Mais il était marié, il avait femme et enfant. L’année précédente, Pia avait souffert deux fois d’affections bronchiques, et il savait qu’elle risquait de mourir avant ses dix ans s’il ne trouvait pas un moyen d’emmener sa famille vivre ailleurs. La plupart des gens qu’il connaissait se montraient aussi peu difficiles que Ribeiro – la volonté de Dieu, disaient-ils –, mais lui qui tirait orgueil de sa prévoyance comprit que le moment de partir était venu.

Bien entendu, il manquait d’argent. Il se dit qu’ils pourraient tout bonnement réunir leurs maigres possessions et s’en aller, mais il avait entendu de terrifiantes histoires sur les camps de sans-abri à l’extérieur de Rio et de São Paulo. Non, songeât-il, il faut de l’argent. Et Meirelles n’avait entendu parler que d’un seul moyen, pour un pauvre, de gagner la somme d’argent dont il avait besoin.

Pau Seco.

C’était une légende dans les bas quartiers. De l’argent dans le sol, disait-on. De l’argent venu de l’espace. Il suffisait de se baisser pour le ramasser. Tout le monde y croyait, même si Meirelles remarqua que peu y croyaient assez pour se lancer dans l’aventure, et que ceux-là ne semblaient jamais revenir la raconter. Mais il trouva un matin au réveil sa fille à nouveau malade du croup, cherchant son souffle, le visage d’un bleu écœurant, et cet après-midi-là, il consacra ses dernières pièces à lui acheter des médicaments, puis partit à pied sur la route où un camion pourrait l’emmener. Il ne pouvait supporter de rester dans de telles circonstances.


Au cours de la journée, Meirelles monta et redescendit à plusieurs reprises les vertigineuses parois de la mine. Il transportait des sacs de rejets depuis la fosse jusqu’aux grands engins en bois que Claudio gardait au sommet, engins qui passeraient l’argile au crible à la recherche de pierres des Exotiques avant de lâcher le résidu dans une ravine encombrée. Les muscles de ses jambes finirent par se nouer, l’obligeant à s’arrêter, la gorge sifflant à chaque inspiration et à chaque expiration. Il n’avait pas les poumons de certains des plus jeunes ouvriers. Il n’était plus une formiga aussi efficace que certaines, ce qui l’inquiétait aussi : Claudio pourrait décider de se débarrasser de lui. Serait-il simplement licencié, ou bien remis à la police militaire ? Il n’en savait rien. Il n’y avait personne à qui il aurait pu poser la question. Dans cet endroit, les gens arrivaient et repartaient comme des fantômes. La concurrence y était intense, les amitiés rares.

Il n’avait d’autre ami, si toutefois on pouvait parler d’« amitié », qu’un nommé Ng, un étranger au passé très différent du sien. Meirelles avait entendu dire que Ng cherchait un onirolithe des profondeurs, aussi l’avait-il abordé dans un bar de la vieille ville. Ils ne parlèrent pas de la pierre. Ils y pensaient manifestement tous les deux, ils ne seraient pas l’un à côté de l’autre sans elle. Mais il fallait préparer le terrain, dans l’opinion de Meirelles, ce que Ng semblait comprendre : ils parlèrent de la mine, ils parlèrent du passé.

Ils se rencontrèrent à plusieurs reprises, et Meirelles en vint à comprendre que le petit Vietnamien irascible lui ressemblait, d’une certaine manière. Comme Meirelles, Ng s’était coupé de son monde familier. Après la guerre, il aurait pu rentrer chez lui mener la vie d’un militaire de carrière, mais il avait choisi de rester au Brésil. Lorsque Meirelles lui demanda pourquoi, Ng haussa les épaules : cela se situait au-delà des mots. Meirelles comprit.

« T’es contrebandier », finit par affirmer Meirelles.

Les yeux étroits de Ng cillèrent. « Entre autres choses.

— Il paraît que tu veux acheter une pierre.

— Pas n’importe laquelle.

— Il paraît que tu en donnerais beaucoup d’argent.

— Beaucoup, oui. »

Meirelles baissa la voix pour demander dans un murmure à peine audible dans le bruit des verres et le brouhaha des conversations. « Qu’est-ce qui me prouve que je peux te faire confiance ?

— Rien, répondit carrément Ng. Tu me fais confiance ou pas. Je ne peux rien garantir.

— Ah », dit Meirelles.


Mais Meirelles finit par conclure un marché. Et maintenant, le jour convenu enfin arrivé, il se retrouvait en proie à une nervosité qui menaçait de le détruire. La police militaire était partout.

Il leva les yeux avec consternation au dernier coup de sifflet. Déjà l’ombre inondait les plus profonds sillons de la mine. La paroi occidentale était sombre, le ciel d’un bleu indigo. Dans les tentes des garimpeiros, quelques lanternes brillaient. Meirelles secoua la tête : le temps lui avait échappé.

Bientôt, pensa-t-il, il va falloir prendre une décision.

Il remonta péniblement par les sentiers et les maigres échelles, fut une nouvelle fois fouillé à la grande clôture en grillage à l’extérieur de l’enceinte. Sa peur ne lui fut cette fois d’aucun secours. Un athlétique garde militaire le regarda au fond des yeux avant de le fouiller au corps, ses mains sondant les vêtements de Meirelles sous le regard et les commentaires égrillards des autres gardes. « Très bien, finit par lâcher avec mépris le militaire, passe. »

Il se rendit droit à sa cabane. Les jambes raides, il traversa le versant crasseux de la colline. Sa main trembla sur le panneau de tôle ondulée lui servant de porte.

La pierre était toujours à l’intérieur du matelas.

Il la sortit et la regarda avec colère. C’est la pierre, pensa-t-il, qui m’a mis dans cette position impossible. Il avait prévu de retrouver Ng dans un bar de la vieille ville, et il se demanda, au cas où il irait, qui l’y attendrait… Ng, ou la police militaire ?

Il risquerait sa vie pour Pia. Il la risquerait avec joie. Mais si la police militaire s’emparait de lui… que se passerait-il ?

Fichu caillou, pensa-t-il. Avant de sentir, en le tenant dans sa main, une partie de son étrangeté rayonner en lui. Il fut un instant envahi par le souvenir de Pia sortant de leur minuscule maison de deux pièces à Cubatão pour courir à sa rencontre… et il lui vint à l’esprit que la pierre de rêve l’avait aidé à rester honnête au cours de ces trois années à Pau Seco, qu’un autre homme, ou un homme sans pierre, aurait peut-être laissé le passé s’éloigner de lui, se serait peut-être construit une autre vie et permis le luxe d’oublier. Meirelles n’avait pas eu ce privilège.

Confus, il enveloppa la pierre dans un morceau de toile cirée qu’il fourra dans son pantalon.

L’obscurité régnait désormais à l’extérieur. Des feux brûlaient dans des bidons d’essence de haut en bas des collines irrégulières. Dans la vieille ville, le bruit des voix avait commencé à monter en fréquence et en rythme.

Il était temps d’aller retrouver Ng.


Le bar n’avait pas de nom. Aucun des bars de la vieille ville de Pau Seco n’en avait. Ils étaient interchangeables, remplissaient la même fonction, si bien qu’il n’y avait aucune raison de lui attribuer un nom ou un autre. Meirelles reconnut celui qu’il voulait parce qu’il se trouvait à l’intersection de la route de la mine et du sentier de terre battue qui divisait les barrios. Il hésita une dernière fois devant la porte, en proie à une peur désormais profonde.

En chemin, il était passé devant la colline où Ng avait sa cabane. Il regardait dans cette direction quand deux policiers militaires de forte carrure l’avaient dépassé en courant ; stupéfait, il observa une demi-douzaine de leurs camarades grimper la pente, leurs lampes à arc haute pression forant les ténèbres. Leur destination ne faisait aucun doute. Ils cherchaient Ng. Ils connaissaient son nom et savaient où il habitait.

Ng pouvait être au courant ou non. Meirelles se dit que de toute manière le Vietnamien se trouvait peut-être encore dans le bar. À l’attendre. Prêt à finaliser la transaction. Meirelles pensa à l’argent et se lécha les lèvres.

Mais si la police cherche Ng, songea-t-il, elle ne va pas tarder à le trouver. Il y avait des policiers dans toutes les rues. Il y en avait peut-être à l’intérieur à attendre que l’échange se fasse, et peut-être l’arrêteraient-ils aussi. Ou alors Ng prendrait la pierre en refusant de payer. Meirelles était impuissant : la pierre elle-même constituait sa seule arme.

Il ferma les yeux et, avec un soupir, entra en se frayant un chemin à coups d’épaule.

Mais il ne trouva à l’intérieur que la pénombre et les habituels bruits métalliques. La puanteur de la cachaça et de la bière bon marché le fit tressaillir, la pression des corps chauds le repoussa contre le mur. Il sentait très nettement l’onirolithe contre son corps. Il fallut un moment à ses yeux pour s’ajuster à la fluctuante lumière artificielle, et il chercha Ng à la table de coin où ils s’étaient rencontrés un mois plus tôt. Il s’y trouvait.

Accompagné de trois personnes. Ng portait ses habituels T-shirt déchiré et jean loqueteux. Les autres étaient vêtus de manière similaire, mais avec des casquettes enfoncées sur les yeux à la manière des jeunes formigas tout juste arrivées des villes. Une sorte de déguisement, pensa Meirelles, mais pas très efficace, et sûrement insoutenable par cette chaleur. Ne voyant aucun signe d’une présence de la police militaire, Meirelles s’avança vers la table, enfonça son corps sur une chaise et attendit que Ng prenne la parole.

« Tu l’as ? » demanda à voix basse celui-ci.

Meirelles sentit le cœur lui manquer. À en juger par son attitude – désinvolte, presque amusée –, Ng ne savait manifestement rien de la descente de police sur sa cabane, n’avait sans doute pas deviné que la police le cherchait tout particulièrement.

Meirelles pensa : et si je lui dis ?

Il jeta un coup d’œil aux trois compagnons du Vietnamien : deux hommes et une femme. Celui de gauche était grand, sans doute américain, avec une expression prudente et des yeux qui s’attardèrent un instant de trop sur ceux de Meirelles. Celui de droite, plus petit et de toute évidence plus nerveux, avait de longs cheveux d’un blanc sale. La femme entre eux, belle à sa manière sombre, semblait égarée : ses mains se nouaient et se dénouaient, son front se plissait.

C’est elle qui veut la pierre, pensa Meirelles.

« Elle est là, assura-t-il en anglais d’une voix rauque. Elle est là… je l’ai. »

Il vit une légère lueur passer dans les yeux sombres de Ng.

« Donnez-lui l’argent, intima ce dernier.

— Je ne vois pas la pierre », répliqua l’Américain aux cheveux blancs.

La femme toucha la main de celui-ci : une espèce de communication subtile, un avertissement, peut-être. Et le grand Américain observait.

L’homme aux cheveux blancs soupira, plongea la main dans sa poche et en sortit deux bouts de papier. Un pour Ng, un pour lui. Ils sont si minces ! pensa Meirelles. L’échange lui sembla un instant stupide : l’onirolithe, objet solide, contre ces fragiles bouts de papier.

Il déplia le sien qu’il inspecta assez longtemps pour s’assurer de sa légitimité, du moins apparente : un certificat bancaire de la Bradesco, avec un montant en cruzeiros si élevé qu’il en eut le vertige. « Très bien, s’entendit-il dire. Parfait. »

Ng empocha son propre certificat en souriant.

Meirelles sortit l’onirolithe dans son emballage de toile cirée sale, que l’Américain aux cheveux blancs regarda d’un air soupçonneux. « Comment savons-nous que c’est ce que nous voulons ? »

Mais la femme lui toucha à nouveau la main. « C’est bien ce que nous voulons. »

Elle le sent, pensa Meirelles. Elle y est sensible. Il la regarda tendre la main vers la pierre, perçut son hésitation, son respect envers la pierre. « Prenez-la, l’encouragea-t-il. Touchez-la. Elle ne vous fera rien, à travers la toile cirée. » Elle ne comprit pas son portugais mais sembla réconfortée par ses paroles.

Ng saisit la main de Meirelles qu’il serra au-dessus de la table. Transaction menée à bien.

Maintenant, pensa Meirelles. S’il voulait l’avertir, pour la police militaire, il fallait en parler maintenant. S’ils partaient sans savoir, ils risquaient de retourner chez Ng et de tomber entre les mains de la police.

Et si Ng sait, se dit Meirelles… voudra-t-il récupérer l’argent ?

Il sentit le certificat bancaire comme une chaleureuse présence dans sa poche. Un billet pour rentrer retrouver sa femme et sa fille. Un billet pour sortir de Pau Seco et de Cubatão. Un morceau de papier contenant une vie meilleure.

Il retira la main au moment où Ng se levait. Les Américains se dressaient au-dessus de lui.

« Attendez », dit-il.

Ng plissa les yeux. « Qu’est-ce qu’il y a ? »

Meirelles sentit la sueur lui perler au front. Il regarda le Vietnamien bien en face. Ce n’était pas le genre de visage auquel il était habitué. Il ne savait pas le déchiffrer.

« La police, expliqua-t-il d’une voix éteinte. Tu as été trahi. »

Ng le regarda avec gravité pendant une longue seconde. Il se pencha, les phalanges posées sur la petite table en bois, le regard terrible, captivant. Meirelles ne put détourner le sien. Grâce, songea-t-il stupidement.

Mais Ng se contenta de lui serrer à nouveau la main.

« Merci, Roberto, dit-il. Merci de m’avoir prévenu. »

Les trois Américains sortirent à sa suite.

CHAPITRE 11

1. Ng leur dit d’aller attendre en bas de la route à un endroit qu’il leur décrivit. Un camion viendrait, assura-t-il.

« C’est un piège, si ça se trouve, dit Byron. Il nous a peut-être vendus. »

Keller s’attendait à une réaction de colère du Vietnamien, mais Ng se contenta de secouer la tête. « J’ai une certaine morale, affirma-t-il. Je ne trahis pas ceux qui me payent. »

Protégés par leurs vêtements, par la nuit et par la foule de corps humains autour d’eux, ils descendirent donc la route qui partait de la mine pour traverser la vieille ville, évitant les feux d’ordures et avançant les épaules voûtées, d’une démarche résolue mais pas trop rapide, l’œil ouvert pour repérer les patrouilles de police. Une fois hors de la ville, ils restèrent dans l’ombre à la lisière de la forêt. Un chien au thorax bombé les accompagna pendant quatre cents mètres en clopinant sur trois pattes, et Byron dut lui jeter un caillou pour qu’il s’éloigne.

Ils finirent par arriver à l’endroit décrit par Ng, un élargissement de la route là où une piste forestière la rejoignait par l’ouest. Il était plus de minuit et on voyait très peu de circulation. À deux reprises, de gros et antiques semi-remorques diesel se dirigeant vers Pau Seco passèrent en vrombissant. Plus inquiétant, ils virent aussi un transport militaire. La route resta toutefois vide la plupart du temps, et les bruits nocturnes de la forêt y résonnaient dans les ténèbres.

Keller somnolait debout quand une camionnette l’éveilla en s’arrêtant au bord de la route. La clarté diffuse apparue dans le ciel lui permit de lire le mot eletronorte en vagues lettres blanches sur la carrosserie piquetée de rouille. Le chauffeur attendait, moteur au ralenti.

Keller se montra le premier, puis Byron et enfin Teresa. Le chauffeur, un Amérindien aux grands yeux imperturbables, leur fit signe de monter à l’arrière. Keller verrouilla la portière derrière lui et la camionnette repartit dans une secousse.

Ils s’installèrent sur le plancher métallique vide, le dos contre la cloison de la cabine. « Où nous emmène-t-il ? » demanda Teresa d’un ton las.

Byron haussa les épaules. « Aucune importance. On ne peut pas rentrer par Rio. Il va falloir rester à l’écart de toutes les grandes villes. »

Teresa gardait dans la main l’onirolithe emballé, tenant délicatement l’ensemble entre ses doigts. « Au moins, dit-elle, on a ce qu’on est venu chercher.

— Toi, oui, répliqua Byron. Et Ray aussi, j’imagine. Tu as enregistré des images plutôt bien, hein, Ray ? De sacrément bonnes images. »

Keller ne dit rien. Les yeux de Teresa se fermaient et elle s’appuyait maintenant contre lui. Keller tendit le bras pour la stabiliser, et la fourgonnette les éloigna de Pau Seco dans la nuit.


Il flotta un moment au bord du sommeil, conscient de la chaleur et du poids du corps de Teresa contre le sien tandis que la camionnette eletronorte bringuebalait dans l’aube. De temps en temps, le chauffeur leur jetait un coup d’œil, mais sans rien dire, avec une expression un peu perplexe, comme s’il essayait de comprendre cette nouvelle et mystérieuse cargaison. Quand la lumière arrivant par la cabine l’éveilla, Keller finit par arriver à sourire. « Merci pour la balade », croassa-t-il.

Le chauffeur secoua la tête. « Ela e muito gentil. » Il fit un geste en direction de Teresa. « Jolie fille. »

Très jolie, pensa innocemment Keller.

« Ta copine ? Ta femme ?

— Non. » Pas vraiment. Mais il serra davantage le bras autour de ses épaules, en un geste protecteur, et elle se colla un peu plus à lui dans son sommeil.

« Ta copine », affirma l’Amérindien avec un sourire tout en dents avant de s’intéresser à nouveau à la route.

Keller s’aperçut alors, en un instant de perspicacité aussi pénétrant que la lumière du soleil, que l’homme avait vu juste : il était en train de tomber amoureux d’elle… ou l’était peut-être déjà.

Ce qui le plaçait dans une situation délicate.

Adhyasa, pensa Keller. Il était censé être une machine, et les machines étaient censées indifférentes : on ne pouvait en suborner une. Une machine amoureuse pouvait avoir la tentation de détourner le regard.

Et pourtant… assis contre le corps de Teresa à l’arrière de la fourgonnette cahotante, il la désirait davantage qu’il n’avait désiré quoi que ce soit depuis des années. Ce désir, lui-même nouveau, le parcourut comme une vague. Une partie de Keller fit bon accueil à ce dégel d’une antique toundra. Mais il connaissait les risques. S’aventurer trop loin du Palais des Glaces le laisserait dépourvu, vulnérable. Hors du Palais attendaient toutes sortes de choses.

D’anciennes douleurs. Des souvenirs. Des choses vues.

Et pourtant…

« Voilà », dit soudain le chauffeur. Le véhicule ralentit. Keller se cogna à la cloison métallique, Teresa gémit et remua. « Avie-se ! Dépêchez-vous, s’il vous plaît. »

Ils se retrouvèrent à nouveau seuls, éblouis par la lumière du soleil, dans une petite ville carrefour nommée Sinop.


Ils disposaient de certificats bancaires et de billets de cruzeiros, ce qui suffirait, d’après Byron, pour quitter le pays. Il leur fallait trouver une chambre et, au matin, se diriger par l’autoroute vers Barreira ou peut-être Campo Alegre. Byron connaissait des gens à Belém, d’où il pourrait organiser leur sortie du pays en avion.

Ils trouvèrent une chambre bon marché au crépuscule. Byron sortit avec une poignée de pièces en annonçant vouloir passer quelques coups de téléphone, « mais pas d’ici ». Et peut-être aussi se saouler. Il regarda Keller, puis Teresa. Peut-être vraiment se saouler.

La porte se referma derrière lui dans un soupir.

Teresa tira les draps et éteignit les lumières. Il régnait désormais dans la chambre une obscurité de caverne dans laquelle résonnait le bruit de la circulation de la rue principale. Elle rejoignit Keller sur le méchant matelas à ressorts et se recroquevilla contre lui. Elle portait les mêmes habits depuis Pau Seco, et Keller sentit à la fois l’odeur acre de sa sueur et celle du gazole de la camionnette. Au bout d’un moment, il s’aperçut qu’elle tremblait.

« Peur ? » demanda-t-il.

Elle se retourna pour hocher la tête contre sa poitrine. « On est dans les emmerdes jusqu’au cou, hein ? Voilà où on en est. Dans la merde au moins jusqu’au cou. »

Elle avait raison, bien entendu. Wexler lui avait promis un voyage facile, « des vacances ». Mais l’énorme présence militaire à Pau Seco et la peur tangible dans le regard de Meirelles prouvait que cela avait été bien davantage. Quelqu’un s’était intéressé à eux. Les agences fédérales, devina Keller. Il devait y avoir un informateur sur la propriété de Wexler à Carmel. Ou bien Wexler était lui-même l’informateur, à moins qu’il n’ait avoué durant un interrogatoire. Peu importait la manière dont cela s’était passé. L’important était que quelqu’un s’intéressait à eux… quelqu’un de puissant.

Comme il ne trouvait rien à dire de rassurant, il la calma par des caresses.

« Tu es un Ange », dit-elle d’un ton endormi.

Il hocha la tête dans le noir.

« Tout va dans la mémoire ?

— Ce que je vois. Et que j’entends.

— Même ça ?

— Même ça, admit-il.

— Qui le voit ?

— Personne, peut-être.

— Qui en fait une vidéo ?

— Moi, expliqua-t-il. Je m’occupe moi-même du téléchargement dans les ateliers du Réseau.

— Et tu téléchargeras ça ? »

Cette conversation, pensa-t-il qu’elle voulait dire, ou plus généralement, ce qui avait commencé à naître entre eux. Il hésita. « Non », finit-il par dire.

Elle promena ses doigts autour du crâne de Keller. « Tu as des filaments, là-dedans. »

Il hocha la tête.

« Il paraît que le câblage change les gens.

— Ça peut.

— C’est ce qui s’est passé, pour toi ?

— Parfois. Ce n’est pas toujours facile à déterminer. La mémoire vous joue des tours. » Il sonda les ténèbres du regard. « Juste avant qu’on m’installe ce câblage, à l’hôpital militaire de Santarém, j’ai trouvé un texte dans la bibliothèque médicale. Avec une liste d’effets secondaires, ce qui pourrait arriver en cas de problème. Cécité, amnésie, troubles de l’affect…

— De l’affect ?

— De l’affect émotionnel. » Il sourit, même si, bien entendu, elle ne pouvait pas s’en apercevoir dans le noir. « L’amour, la haine.

— Tu as ça ?

— Je n’en sais rien. » La question le mettait mal à l’aise. « Il m’arrive de me le demander. »

Il n’y avait aucun moyen de dire à Teresa ce que cela signifiait vraiment. De condenser l’expérience. Au sortir de l’hôpital militaire, il s’était retrouvé dans un monde d’incertitudes complexes. Ce n’était pas son cerveau que les filaments avaient envahi, mais son essence, son moi. Chaque perception devenait suspecte, chaque émotion un symptôme potentiel. On apprend donc, pensa Keller, on pratique avec beaucoup de soin le wu-nien… d’une certaine manière, on devient, fondamentalement, une machine.

C’était, voulait-il dire, une étrange combinaison de lucidité et de confusion. Comme ces soirs où le brouillard arrive avec une telle épaisseur qu’on pourrait tout aussi bien avoir perdu la vue, mais où le son porte avec beaucoup d’intimité sur des distances surprenantes. On ne voit pas ses pieds, mais le bruit métallique d’une balise flottant dans la baie vous parvient avec une parfaite tonalité aiguë et triste. Il pouvait enregistrer le lointain carillonnement des événements, du commerce, de la politique. Il était doué dans ce domaine. Mais le brouillard dissimulait l’amour. Le brouillard dissimulait la haine.

« Ça doit être étrange. » Blottie contre lui, Teresa, plus calme, sombrait dans le sommeil.

« Ça l’est. » Mais il n’était pas sûr qu’elle l’ait entendu. La respiration de la jeune femme se fit plus profonde et son corps se détendit dans ses bras. « Ça l’est. » Il s’adressait à la pièce sombre et silencieuse. « Ça l’est. »


Ils se rendirent en bus dans la province de Pard, au nord du pays, et passèrent une nuit à Campo Alegre, sur la rivière Araguaia. C’était une vieille ville d’élevage entourée de ranchs industriels, avec des logements rudimentaires et une odeur d’abattoir qui rappela désagréablement Cuiabá à Keller. Ils louèrent une chambre dans un hôtel du vingtième siècle qui hébergeait les moroses représentants de grossistes en viande étrangers, hôtel dont le réceptionniste fut surpris de les voir payer en espèces. Les espèces, ce n’était pas bon, dit Byron, c’était voyant, mais tant qu’ils n’auraient pas trouvé un peu de crédit au marché noir, ils ne pouvaient pas faire autrement.

Teresa s’acheta des vêtements moins ostensiblement américains et un sac en toile dans lequel dissimuler l’onirolithe. Keller avait observé de quelle manière elle transportait la pierre, sa prudence exagérée, son désir manifeste en conflit avec sa peur. Ce qu’elle en veut, comprenait-il, c’est un souvenir. Cela lui paraissait d’une naïveté dangereuse… l’idée que le souvenir déverserait du sens dans sa vie. Le souvenir comme trésor enfoui.

Il savait tout sur les souvenirs. Le plus précieux, pensa-t-il, ce ne sont pas les souvenirs, mais l’oubli. Où se trouvait donc la pierre, la drogue, la pilule ou la poudre capable de cette magie ?

Teresa investit la minuscule cabine de douche en laissant Keller et Byron seuls dans la chambre. Byron regardait par la fenêtre, qui donnait sur les eaux gonflées de l’Araguaia. Au moment où le sifflement de la douche emplit la pièce, il se tourna soudain vers Keller : « Je sais ce qui se passe. » Keller le regarda sans rien dire. « Ce n’est pas vraiment un secret. Nom de Dieu, Ray, je ne suis pas sourd. Ni aveugle. » Il redressa les épaules, un geste empli d’une immense et douloureuse dignité. « Ce n’est pas difficile. Et je ne désapprouve pas forcément. Si c’est bon pour elle, très bien. Si tu ne te sers pas d’elle. Juste une chose, je ne veux pas qu’elle souffre. »

Keller dit : « Écoute, je…

— Tu crois que c’est facile pour moi ? » Il se détourna en un mouvement convulsif. « J’étais comme toi. Tu te souviens ? Je sais ce que ça fait. J’avais de bonnes habitudes d’Ange. J’étais dévoué, sérieux dans mon travail. Ensuite, en revenant de la guerre, je me suis fait enlever les filaments. Quand tu as fait cela, tu te dis bon, d’accord, me voilà de retour dans le monde. Mais ce n’est pas si facile. On trimballe beaucoup de choses avec soi. Ce n’est pas physique. Si tu veux vraiment être de retour dans le monde, il faut que tu l’attrapes, que tu t’accroches à lui. Il faut tenir à quelque chose. » Il inspira profondément. « Moi, je tenais à elle. Pas par un simple engouement passager. C’était bien davantage. De l’amour, peut-être. De l’amour qui subsiste peut-être encore aujourd’hui. C’est par elle que j’aurais pu faire mon retour dans le monde, Ray. Quand les gens apprennent que tu as été un Ange, tu sais, ils se mettent à agir bizarrement. Comme s’ils te prenaient pour une espèce de zombie, de mort-vivant. Peut-être que je laissais les gens penser cela, peut-être même que je les y encourageais un peu. Ce n’est pas toujours si mal, d’être en marge. Mais je ne veux pas que cela soit vrai. Tu comprends ? Je ne le laisserai pas devenir vrai. Et elle m’aurait permis de prouver que c’était faux. Je tenais assez à elle pour lui sauver la vie, je tenais assez à elle pour l’accompagner ici. Je sais ce qu’elle ressent pour moi : mon sentiment n’est pas partagé. Mais cela n’a aucune importance. L’important, c’est que je tenais à elle, que j’ai continué à tenir à elle quand elle dormait avec d’autres types, et que je tiens toujours à elle alors même qu’elle tombe si manifestement amoureuse de toi. Parce que c’est de tenir, de tenir à quelque chose qui compte. » Les poings serrés, il se tourna vers la fenêtre. « Maintenant, peut-être que c’est trop dur pour toi de t’accrocher. Tu es toujours câblé, tu es toujours au fond du Palais des Glaces, même si tu penses le contraire. En sûreté là-haut, tu peux la regarder, tu peux te permettre le luxe de tomber un peu amoureux. Foutrement courageux, comme attitude. Mais mon câblage a disparu, Ray. Cela fait une différence. Je ne suis plus une machine. Je suis un être humain ou rien. Une machine cassée. Alors je tiens à elle. Et si elle m’aime, tant mieux, mais même si ce n’est pas le cas, et même si j’en souffre, du moment que je tiens assez à elle pour permettre que j’en souffre, alors c’est bien aussi, parce que cela signifie que je suis vraiment rentré de la guerre, que je suis de retour dans le monde, toujours vivant…» Il abattit son poing sur le bras du fauteuil. « Toujours en chair et en os. » Keller ne put que le regarder en silence. Byron secoua la tête. « Ce n’est pas toujours facile de te parler. »

Ils entendirent la douche s’arrêter. De l’eau goutta avec un son creux dans la cabine. Teresa fredonnait une mélodie en mode mineur.

« Ne la fais pas souffrir, conclut doucement Byron. C’est tout ce que je demande. »


2. Ils partirent donc à Belém, un port international sur la large embouchure de l’Amazone, où Byron connaissait un Américain expatrié qui pourrait peut-être leur trouver un moyen de sortir du Brésil, et où Keller fit l’amour à Teresa pour la première fois.

Ils louèrent une chambre très semblable à celles qu’ils avaient louées à Sinop ou Campo Alegre, cette fois dans un bâtiment de brique avec une corniche qui donnait sur un marché aux poissons appelé Ver-o-Peso. Byron passa beaucoup de temps sur les quais à essayer de contacter son pote de l’armée, laissant plusieurs après-midi Keller seul dans la chambre avec Teresa.

Ils firent l’amour les rideaux tirés. La pluie avait commencé à tomber et la circulation le long du Ver-o-Peso produisait de légers bruits liquides. Il bougea sans un mot contre la jeune femme, qui poussa un seul petit cri dans la pénombre de la chambre, comme si l’acte avait délogé en elle un éclat de mémoire.

Keller n’avait pas fait l’amour depuis longtemps à une femme à laquelle il tenait, et il eut vaguement conscience de liens qui se dénouaient en lui, comme si des synapses délaissées reprenaient du service. Il imagina le câblage d’Ange dans sa tête comme une carte routière, des jungles neurales abandonnées soudain illuminées d’une lueur spectrale. C’est en quelque sorte un péché, se dit-il sans pouvoir s’empêcher de s’y abandonner, d’aimer Teresa et de lui faire l’amour. Il savait qu’il ne téléchargerait rien de tout cela de sa mémoire AV, si bien que l’acte ne lui semblait avoir qu’une réalité très nébuleuse : il existait entre eux, dans leurs deux mémoires ; de la mémoire charnelle, pensa-t-il, volatile, non fiable. Il chérirait néanmoins ce souvenir. Adhyasa, péché d’Ange, mais il le garderait précieusement en lui.

Ils restèrent ensuite allongés dans le silence.

La pluie avait accru l’humidité et la peau de Teresa semblait fiévreuse contre la sienne. Elle avait les yeux fermés, maintenant. La pression des quelques jours précédents, se dit-il, le voyage depuis Pau Seco. Mais pas seulement. « Ce n’est pas juste des Agences dont tu as peur », lança-t-il.

Elle secoua la tête.

« La pierre ?

— C’est bizarre, répondit-elle. Tu veux très fort et très longtemps une chose, et quand… quand tu l’as dans la main, tu te demandes ce qu’est cette chose et quel rapport elle a avec toi. » Elle se redressa au milieu des draps emmêlés.

« Peut-être que tu n’en as pas besoin », dit-il.

Les cheveux de la jeune femme se répandirent sur ses épaules et sur le visage de Keller. « Et pourtant si. Je fais des rêves…» La pensée s’estompa.

La pluie crépitait sur les battants des vieilles fenêtres. Elle se leva et regarda, de l’autre côté de la pièce, le sac en toile dans lequel elle avait dissimulé l’onirolithe. Keller eut soudain peur pour elle. Impossible de savoir ce que la pierre pouvait contenir. « Ne te précipite pas, conseilla-t-il. Si nous retournons dans les Flottes, si tout se calme…

— Non, répondit-elle dans le noir d’un ton désormais résolu. Non, Ray. Je ne veux pas attendre. »

CHAPITRE 12

1. Les Brésiliens avaient arrêté Ng depuis trois jours quand Oberg en fut informé. Il l’apprit par une remarque désinvolte d’un des jeunes soldats de la paix du major Andreazza, dans le bureau duquel il se précipita aussitôt. « Vous auriez dû me le dire », reprocha-t-il.

Andreazza laissa son regard errer dans toute la pièce avant de le poser laconiquement sur Oberg en affichant une légère surprise. « Vous dire quoi ?

— Pour Ng. » Mon Dieu, pensa Oberg.

« Le Vietnamien, affirma Andreazza, est en détention.

— Je sais. Je sais que vous l’avez placé en détention. Je veux l’interroger.

— Nous l’interrogeons en ce moment même, monsieur Oberg.

— Vous le massacrez, vous voulez dire ? Qu’est-ce qui se passe, vous l’avez déjà battu à mort ? »

Les traits d’Andreazza se durcirent presque imperceptiblement et il posa sur son vis-à-vis un regard glacial. « Je ne crois pas que vous soyez en mesure de nous critiquer.

— Il se trouve que si, répliqua Oberg en lui retournant son regard.

— J’ai parlé à la SUDAM. Et à mes supérieurs. En ce qui nous concerne, votre rôle ici est purement consultatif. Ce que je vous conseillerais de ne pas oublier quand vous vous adressez à moi… à supposer que vous souhaitiez un tant soit peu de coopération. »

Oberg se força à ne pas réagir. Cela signifie qu’ils ont merdé, songea-t-il mécontent. La pierre est partie, les Américains aussi. Ils ont Ng. Mais Ng n’est au mieux qu’un lot de consolation.

Il ressentit un bref mépris pour Andreazza et ses soldats, ainsi que pour le grouillement anarchique de Pau Seco. Il avait tout d’abord été stupéfait par le côté primitif de l’endroit. Bien entendu, ce dernier était un accident de l’histoire, la conséquence d’une série de compromis diplomatiques ayant mis fin à la guerre au Brésil. Mais, pensa-t-il non sans désespoir, ils ne savent pas. Ils ignoraient l’importance que tout cela avait pris. La SUDAM ne le savait pas, le gouvernement civil non plus, ou bien il s’en fichait, et Oberg se demanda si les Agences elles-mêmes comprenaient vraiment ce que leurs propres recherches avaient mis au jour.

Mais Oberg, lui, savait. Il en avait fait l’expérience. Il comprenait.

Le fardeau de cette interdiction lui incombait. Et tout n’était pas encore joué. Andreazza avait peut-être bien merdé, mais il restait du temps.

« Je suis désolé, fit-il avec prudence. Si je vous ai offensé, je m’en excuse. J’ai juste très envie de voir ce Ng. »

Andreazza se permit un petit sourire. « Je devrais pouvoir arranger cela. Si vous voulez bien patienter ? »

Les secondes s’écoulèrent donc. Les secondes, pensa Oberg, les minutes, les heures… les jours. Durant lesquels la contagion menaçait de s’étendre.


2. C’est un Ng hébété qu’ils emmenèrent à l’homme de l’Agence, Stephen Oberg.

Hébété parce que les interrogateurs militaires s’étaient occupés de lui. On l’avait ramené sur place après l’avoir intercepté au moment où il essayait de forcer un barrage routier sur une piste forestière à l’est de Pau Seco. On l’avait placé dans une cellule trop chaude le jour et trop froide la nuit, et torturé deux après-midi de suite.

Une torture banale. Ce qu’ils lui infligeaient l’effrayait moins que leur maladresse dans le domaine. Ils lui mettaient la tête dans un sac plastique pour qu’il étouffe, et il craignait qu’ils soient trop stupides ou trop inexpérimentés pour savoir à quel moment arrêter. Dans l’ensemble, c’était archaïque. Ils essayaient le truc du méchant et du gentil : il y avait un grand amérindien sertão en uniforme militaire débraillé qui lui parlait avec bienveillance entre deux séances de torture, lui promettant la clémence – « je ne laisserai pas ces salauds te toucher » – mais bien entendu, seulement si Ng racontait en détail sa participation au vol de l’onirolithe. Ng prenait soin de paraître tenté par l’offre, histoire de prolonger le répit et l’absence de douleur. Mais il n’avoua rien.

Le lendemain, ils l’attachèrent par les poignets et les chevilles à une poutre qu’ils hissèrent à l’aide d’une corde jusqu’aux madriers du plafond, puis le frappèrent avec des manches à balai jusqu’à ce qu’il tourne à toute vitesse, ce qui lui donna la nausée et le fit beaucoup souffrir. Il vomit une fois, s’attirant des coups encore plus violents. Il finit par s’évanouir. Mais n’avoua toujours rien.

Durant les heures les plus froides de la nuit, lorsque ses blessures l’empêchaient de dormir, il se demandait pourquoi. Pourquoi ne pas avouer ? Il ne s’agissait pas vraiment d’une question de principes. C’était un vol, pensa-t-il, pas la révolution. Il n’était ni partisan ni martyr. Il n’avait aucune envie d’être un martyr.

Il résistait néanmoins. En partie à cause de sa constitution – littéralement, de la manière dont il était fait. Son corps de soldat de crèche connaissait bien la chimie de l’agression et assez mal celle de la peur. Aussi n’avait-il pas peur, et en l’absence de peur, la douleur, bien que terrible, restait supportable. La mort l’effrayait – il était humain au moins sur ce plan-là – mais il savait qu’ils le tueraient avec ou sans aveux, aussi avouer ne pouvait servir qu’à abréger la douleur. Il atteindrait certainement cette étape. Mais pas tout de suite.

Il existait de surcroît une partie de lui-même qui n’appartenait pas aux crèches militaires de Danang, un entêtement qui lui avait valu bien des punitions. Ce sont les risques de ce genre de manipulation chimique, lui avait un jour confié un généticien khmer. L’agressivité frôlait la rébellion. Il était têtu. Ils le lui avaient dit à Danang. Ils l’avaient battu à cause de cela.

Il s’était comporté avec loyauté dans les offensives de la Zone Pacifique, tuant de nombreux posseiros, et il ne pouvait honnêtement prétendre avoir pris ses distances avec l’armée, après la guerre, par révulsion morale. Peut-être y avait-il également un peu de cela. Mais il estimait ses sensibilités morales aussi peu développées que sa capacité à avoir peur. Ce qu’il ressentait était plus personnel. Le Brésil, pays énorme dans toutes ses dimensions, l’avait stupéfait. Ng n’aurait jamais cru pouvoir trouver à l’intérieur d’une seule nation une telle variété de richesse, de pauvreté, de paysages. Il sentait un monde au-delà des étroites limites entre lesquelles on l’avait élevé. Il finit par se demander s’il n’y aurait pas là une vie pour lui, une destinée plus subtile qu’une carrière militaire en Thaïlande, aux Philippines ou en Mandchourie occupée. Il disparut au cours d’une permission à São Paulo une semaine après la déclaration de paix. Il devint un clandestin.

En tant que tel, il ne bénéficiait d’aucun droit et vivait en permanence sous la menace d’une arrestation, mais il avait réussi à se procurer des emplois d’abattages d’arbres qui l’avaient conduit de plus en plus près de la frontière et, enfin, quelques années auparavant, à Pau Seco. La mine d’onirolithes le fascina. L’ampleur des efforts le fascina, leur étrangeté, les contrastes inimaginables entre la pauvreté et la fortune. Il se dit que s’il avait un rôle à jouer, c’était là.

Eh bien. Mauvaise intuition. À moins, bien entendu, que ceci soit son rôle, celui non voulu de victime et de martyr, celui édifiant qu’il jouerait en étant pendu par le cou sur la colline à gibets au-dessus de la vieille ville.

Mais il ne se reprochait rien et il ne reprochait rien aux Américains. On lui avait offert une impressionnante somme d’argent – qu’il avait possédée pendant une brève période. Dans sa nouvelle situation, ce point semblait trivial, mais c’était une manière de penser de condamné à mort : l’argent aurait pu lui permettre de se payer une nouvelle vie, et si on lui donnait le choix à nouveau, il ne changerait peut-être rien. Il avait joué et perdu.

Mauvais calcul, donc. Mais cela se réduisait-il à cela ?

Non.

Il y avait autre chose.

Depuis la guerre, il avait développé au fil des ans du mépris pour le genre d’hommes qui contrôlaient Pau Seco, les Andreazza et ses soldats brutaux, les garimpeiros comme Claudio qui exploitaient les ouvriers. Et pendant le peu de temps qu’il l’avait connue, il avait ressenti une sympathie réservée envers l’Américaine, Teresa, si étonnamment ingénue qu’elle semblait provenir d’un autre univers. C’est une sensibilité morale aussi primitive que ses peurs mais, estima Ng, au moins aussi forte. Et peut-être, à la base, était-ce la raison pour laquelle il frustrait ses tortionnaires. Il avait appris de quelle manière les détester.

Oberg, c’était différent. Il le détestait déjà. Il le détestait depuis des années.


Ng sentit le poids du regard d’Oberg quand les gardes l’introduisirent dans la minuscule salle d’interrogatoire. Deux soldats de la paix en uniforme gris se trouvaient dans la pièce avec Andreazza, le militaire de carrière, pourtant la tension était évidente et directe : elle passait entre Oberg et Ng.

Mais j’ai l’avantage sur lui, se dit Ng. Il ne sait pas qui je suis. Tandis que moi, je sais tout de lui.

Les gardes le lâchèrent sur une chaise en bois au dossier cruellement droit. Ng en eut le souffle coupé et faillit s’évanouir de douleur. Il avait vu du sang dans son urine, ce matin-là, et il craignait que ses blessures soient plus graves qu’il ne se l’imaginait.

Peut-être ces gens l’avaient-ils déjà tué. Peut-être n’attendait-il que de mourir.

Il prit de profondes et graduelles inspirations jusqu’à ce que son cœur se calme et qu’il arrive à relever la tête. Une obscurité mouvante lui brouilla la vue. Il regarda Oberg qui, lointain, étrange, semblait désormais se tenir au bout d’un tunnel.

Voilà qu’Oberg parlait.

Il prononça des paroles prévisibles. Il affirma tout savoir sur les relations entre Ng et Cruz Wexler ainsi que sur le complot pour vendre l’onirolithe. Des témoins, dit-il, avaient confirmé l’échange dans le bar de la vieille ville. Il assura savoir que les Américains avaient quitté Pau Seco puis voulut que Ng lui dise de quelle manière ils s’étaient échappés et où ils pouvaient s’être rendus.

Il dit tout cela d’une voix maîtrisée et doucement raisonnable qui rappela à Ng le gémissement des pompes hydrauliques au fond de la mine. Fermant les yeux, Ng imagina Oberg lui-même comme une machine, une construction sifflante de tuyaux, de leviers, de barbelés et de vapeur bouillante. Une machine pourvue de griffes, songea-t-il, pris de vertige, pourvue de griffes métalliques et de projecteurs en guise d’yeux.

Un garde lui donna un coup de crosse pour le réveiller.

Oberg s’était approché. Oberg le regardait bien en face. Il se tenait si près que Ng sentait l’haleine édulcorée de l’Américain, chaude et mentholée. Et Ng comprit soudain – en scrutant Oberg depuis sa chaise, mais comme à distance, comme d’un endroit plus haut et plus propre – qu’Oberg n’était que mensonge. Son col amidonné mentait, ses cheveux luisants et de plus en plus rares mentaient, la tension réprimée qui lui palpitait au coin des lèvres trahissait une multitude de mensonges. Oberg était un mensonge vivant.

« Je ne vous ferai aucun mal, promit calmement l’Américain. Vous comprenez ? Je ne suis pas là pour vous faire souffrir. »

Encore un mensonge.

« Je vous connais, murmura Ng.

— Je suis désolé, dit Oberg, je ne vous entends pas.

— Je vous connais. »

Oberg fronça les sourcils.

Ng parla malgré lui. Déversa un flot de vérités dans le vide des mensonges d’Oberg. « Je sais qui vous êtes. » Il ferma les yeux en espérant que le garde ne le frapperait plus. « On a traversé le Rio Branco, dit-il en haletant. Et les villages à l’est du Rio Branco. Au printemps 37, peu après l’offensive d’avril. Vous étiez célèbre. Vous le saviez ? Pour les Vietnamiens, vous étiez une célébrité. » Et Oberg le toucha, à ce moment-là, Oberg prit les longs cheveux de Ng dans la main et lui rejeta la tête contre le dossier de la chaise pour le faire taire. Ng continua toutefois à parler. Comme s’il avait perdu le contrôle de lui-même. « On a fait des choses terribles. On a tué des gens. Des posseiros. Surtout des soldats. En haillons, mais armés, au moins. Cela aurait été si facile de se sentir coupables. On était des machines, vous comprenez, des machines fabriquées pour tuer, mais on pouvait se sentir coupables… c’est arrivé à certains d’entre nous. »

Oberg lui cogna la tête sur le dossier de la chaise et Ng ne douta pas qu’il allait s’évanouir. Il s’en désola, parce que d’une certaine manière, il tirait du plaisir de cette situation : c’était la seule vengeance dont il disposait. Mais Andreazza dit alors dans son anglais prudent : « Nous ne voulons pas le tuer tout de suite, monsieur Oberg », et l’Américain relâcha un peu sa prise.

Ng ouvrit les yeux et, en les plongeant dans ceux d’Oberg, comprit que ce dernier le détestait pour ce qu’il savait. « Nous nous sommes écartés du Rio Branco, raconta-t-il, pour nettoyer après votre passage. Nettoyer les guérillas, cela voulait dire. Sauf que vous aviez laissé un autre genre de saletés. » Le souvenir avait gardé toute sa vivacité et Ng, désormais plongé dedans, se fit plus solennel. « Il y avait des cadavres partout. Femmes et enfants. Ça nous a dégoûtés. Même nous. Ça nous a même dégoûtés, nous. Et bizarrement, on s’est sentis mieux. On était des machines, mais pas des monstres. Vous nous le prouviez. Vous étiez notre consolation. Quoi que nous soyons devenus, il existait pire. » Il regarda Oberg et, des profondeurs de sa chaise, lui sourit. « Vous nous avez fait nous sentir humains. »

Oberg marmonna quelque chose entre ses dents : les mots restèrent inaudibles. Un bonheur sans bornes envahit Ng quelques instants. Il venait de remporter une espèce de victoire. « Ils sont partis depuis longtemps », dit-il. En parlant des Américains. Il se sentit glisser hors de la conscience, mais cela ne posait plus aucun problème. Il avait dit ce qu’il voulait dire. « Vous ne les trouverez pas. C’est trop tard. »

Et il ferma les yeux. Prit de profondes et douloureuses inspirations.

Oberg se tourna vers Andreazza. « Tuez-le, dit-il d’un ton tendu. Tuez ce putain de niakoué.

— En temps voulu », promit Andreazza.


3. La veille de son départ de Pau Seco, Oberg monta dans la soirée sur la colline à gibets où on avait laissé le corps de Ng, pendu au-dessus de la vieille ville, servir d’exemple aux formigas illettrées.

Par cette journée venteuse et couverte, le cadavre pivotait avec impatience au bout de sa corde. Il était boursouflé par la mort, et Oberg ne sentit plus qu’un lien des plus ténus entre cette carcasse et l’homme qui l’avait défié dans la salle d’interrogatoire. Aussi se limita-t-il à un simple murmure de satisfaction… à un frisson de triomphe.

Le Vietnamien avait tenu encore trois jours avant d’avouer, et ses aveux ne servirent à rien. Oberg apprit le nom de la formiga ayant fourni la pierre, mais ce Morelles ou Meirelles avait disparu avec son argent à un endroit où on ne pouvait plus le punir, perdu dans un barrio industriel enfumé. On n’arrivait jamais à retrouver les hommes de ce genre. D’après Ng, Raymond Keller, Byron Ostler et cette Américaine, Teresa Rafaël, avaient gagné Sinop à bord d’une camionnette eletronorte, avant vraisemblablement de disparaître. Vers l’est, soupçonnait Oberg, mais il n’existait aucun moyen de confirmer ce soupçon, sauf s’ils essayaient d’utiliser du crédit ou d’acheter un voyage vers l’extérieur du pays.

En attendant, la traque s’annonçait laborieuse, et il fallait tout d’abord se rendre à Sinop pour y retrouver leur piste, où qu’elle mène. Travail fastidieux et ingrat, mais qu’il était prêt à accomplir.

Cette colline à gibets déserte le mettait mal à l’aise. En regardant le visage mort et hargneux de Ng, il fut saisi d’une peur soudaine que les yeux s’ouvrent d’un coup, que les mâchoires se desserrent, que Ng descende de la potence pour croasser une nouvelle et détestable accusation.

C’était de la folie, bien entendu. Ce que savent les morts, ils le gardent pour eux. Avait dit quelqu’un. Quelqu’un dont il ne se souciait guère de se souvenir.

Mais un vent venu du Mato Grosso fit bouger le cadavre et Oberg frissonna avant de tourner les talons. Dégoûtant, pensa-t-il. Primitif. Ils devraient enterrer les morts. Ils devraient avoir la décence de le faire.

CHAPITRE 13

1. Keller accompagna Byron dans un café donnant sur les quais de l’Amazone, où ils avaient rendez-vous avec un Américain qui pourrait organiser leur sortie du Brésil.

À cet endroit, le fleuve était si large qu’il semblait un océan. Les bateaux amarrés aux quais bordant les flots marron et enflés étaient des navires de haute mer. Keller commanda du tucuxi et regarda un chalutier israélien progresser lentement sur l’horizon, ses radars et panneaux solaires se découpant sur la marge céleste. Le contact de Byron, un ancien combattant aux cheveux courts et aux yeux brillants, comme enfiévrés, arriva avant que le chalutier parvienne au port. Il serra la main de Keller mais tressaillit en entendant Byron l’appeler par son nom, Denny.

« Je croyais que cela devait rester confidentiel », dit-il.

Byron regarda Keller, qui hocha la tête, laissa de l’argent pour le tucuxi et sortit se promener un peu sur les quais.

Il s’appuya à un talus le temps d’observer les dockers brésiliens décharger un bateau de pêche d’une flottille industrielle, dont les cheminées luisantes portait le nom en lettres blanches : espérance. L’espoir, pensa-t-il. Un article dont ils venaient d’épuiser le stock. Plaidant un besoin de solitude, Teresa avait choisi de rester à l’hôtel ; Keller se demandait maintenant s’ils avaient bien fait de l’y laisser.

La pierre de rêve la tentait. Depuis leur arrivée à Belém, une semaine auparavant, il avait observé son manège avec la pierre, nerveuse pirouette d’attraction et de peur. Bien entendu, mieux valait ne pas toucher à la pierre avant d’avoir atteint un lieu plus sûr pour eux. Mais Teresa se sentait attirée par la pierre. Et elle le disait. Peur et attraction. Peur et espérance.

Le temps qu’ils perdaient inquiétait aussi Keller. Ils étaient des fugitifs, condition trop facile à oublier ou à ignorer. Chaque jour passé au même endroit les rendait plus vulnérables. Pire, leurs chances ne s’amélioraient pas. À deux reprises déjà, Byron avait essayé de leur acheter une place sur un vol clandestin sortant du pays et, à deux reprises, l’affaire n’avait pas abouti. Denny était un pari risqué, l’ami d’un ami, un homme ayant plus ou moins une réputation de contrebandier… ce qui, à Belém, ne relevait pas vraiment du signe distinctif. La cité portuaire grouillait de voyageurs en transit et d’étrangers, aussi Keller se consolait-il en pensant qu’il n’existait sans doute pas de meilleur endroit pour eux, dans ces circonstances. À Belém, en tout cas, trois Américains nécessiteux passaient inaperçus.

Mais il avait conscience des forces rassemblées contre eux et, se trouvant désormais assez éloigné des consolations du wu-nien, il s’inquiétait tout spécialement pour Teresa.

Il regarda en direction du café et vit Byron lui faire signe de revenir. Denny était parti. Les négociations n’avaient guère duré.

Keller remonta avec lassitude la rue pavée. « Marché conclu ? »

Byron secoua la tête. « Il nous appellera. »

Sans échanger une parole supplémentaire, ils rentrèrent à pied à l’hôtel proche du Ver-o-Peso. Byron frappa à la porte et, n’obtenant pas de réponse, inséra sa clé dans la serrure. Le mécanisme cliqueta, la porte s’ouvrit. Byron hésita sur le seuil. Pris d’angoisse, Keller passa devant lui.

Teresa gisait recroquevillée sur le sol, la pierre de rêve serrée dans ses deux mains.


2. Elle était désormais enfoncée dans le rêve.

Celui-ci l’entourait de toutes parts, plus vivant que jamais. Il l’entourait comme un océan, tout en se trouvant en elle : une étreinte de connaissance. Elle en sut davantage qu’elle n’en avait jamais su.

Un excès de questions. Une surabondance de réponses.

Elle éprouvait de la curiosité envers le peuple à ailes bleues. Il lui semblait si familier – si humain – sur tant de points. Elle arrivait désormais à saisir tout de suite leur histoire, à s’en souvenir, et les similarités lui parurent stupéfiantes. Comme les humains, ils descendaient de créatures arboricoles ayant vécu très longtemps auparavant. Dotés d’un pouce opposable, d’une grande capacité crânienne, d’un vaste ensemble de cultures et de langages, ils avaient maîtrisé les technologies humaines : couteaux de silex, feu, agriculture, fer. Elle sut tout cela en un instant et sans effort.

Tellement humains, songea-t-elle. Et pourtant…

Ils avaient une histoire étrangement tranquille. Avec des guerres, mais plus rares et plus brèves que celles des humains. Avec des religions plus souvent extatiques que militantes. C’étaient des panthéistes et des adorateurs de la nature. Ils avaient rapidement développé un langage écrit et encouragé une alphabétisation quasi universelle. Ils se servaient de grossières presses d’imprimerie dès leur âge du bronze.

Leur génie des technologies de l’information les avait conduits des livres aux circuits binaires et des circuits binaires aux mémoires moléculaires, puis à des mécanismes de stockage et de recherche de données si subtils et si immédiats qu’ils échappèrent totalement à Teresa. Elle comprit que les onirolithes étaient le résultat de ce processus, son incarnation ultime et absolument définitive.

Les pierres ne se limitaient pas à ce dont elles avaient l’air. Elles participaient d’une complexe topologie cachée, chacune reliée aux autres, chacune, d’une certaine manière, le reflet des autres, chacune dotée d’une affinité spéciale avec la géométrie de la conscience intelligente… et leur fonction était d’une simplicité presque ridicule.

Elles se souvenaient.

Elles contenaient le passé, ou lui livraient en quelque sorte passage : la distinction avait perdu toute signification. Elles étaient à la fois livre d’histoire et machine temporelle, uniquement limitées par une espèce d’effet de proximité. La pierre de Pau Seco contenait la majeure partie de l’histoire des Exotiques et une grande part de l’histoire moderne terrestre. Au-delà de ces limites – comme si cela ne suffisait pas –, elle ne voyait rien.

Les souvenirs les plus anciens restaient flous. Elle vit plus nettement le peuple bleu au moment de son apogée : un monde rendu si étrange qu’il défiait sa compréhension. Ils avaient repoussé les frontières de leur système planétaire, colonisé l’anneau de cailloux et de poussière glacés qui en marquait le bastion le plus éloigné, construit là les énormes et fragiles véhicules interstellaires partis ensuite à tire-d’aile comme des papillons entre les étoiles. Les pilotes de ces vaisseaux étaient immortels, intelligences binaires insensibles au passage de vastes périodes de temps mais modelées, cela se voyait, sur le peuple ailé, et en descendant d’une certaine manière. Les vaisseaux-papillons se dispersèrent et cartographièrent davantage de mondes déserts que Teresa ne se soucia de recenser. L’un d’eux était passé à proximité de la Terre à l’époque où la dynastie Zhou succédait à la Shang et où les Assyriens défilaient dans Babylone. (Quelques tribus néolithiques américaines virent l’appareil sur son orbite polaire : une étoile multicolore. Cela préoccupa les observateurs babyloniens ; les Chinois quant à eux ne se trouvaient pas au bon endroit.) C’était un monde primitif et divisé – comme aujourd’hui, pensa vaguement Teresa –, mais le peuple ailé l’avait estimé, au moins potentiellement, digne de leur don (car il s’agissait bel et bien d’un don), qu’ils dirigèrent, peut-être avec sagesse, dans les profondeurs alors inhabitées et encore sans nom du Mato Grosso. Un jardin pour l’arbre de la connaissance.

Ils s’éloignèrent alors à nouveau, et disparurent de la connaissance de Teresa.

Elle avait déjà vu une bonne partie de cela auparavant, mais de manière brouillée et chaotique : cela n’avait jamais eu la moindre signification pour elle, à part comme des flashs visionnaires, production fracturée des pierres de rêve les plus grossières. Elle était désormais stupéfaite de leur portée. Les pierres, comprit-elle, étaient des aimants de conscience. Ils absorbaient et enregistraient les vacillantes traces de l’expérience vécue… l’enregistraient à distance, sans contact, automatiquement, par une espèce de mécanisme incompréhensible pour elle. Des vies, se dit-elle : elles enregistrent et emmagasinent le passage des vies.

Aussi le passé humain se trouvait-il là aussi. Une Babel de langues, de coutumes, de batailles, de naissances sanguinaires et de décès prématurés. Elle aurait pu s’enfoncer à volonté dans n’importe laquelle de ses composantes (une pensée vertigineuse), partager quelques instants de la vie de Hammourabi, d’Aristote ou de n’importe lequel des millions de paysans ayant sombré dans un oubli anonyme. Mais pas maintenant, pensa-t-elle. Plus tard. Il suffisait de savoir qu’ils étaient conservés là, que, d’une manière importante, ils n’étaient pas morts. Elle préféra pour l’instant survoler le tout, saisir d’un coup la forme globale, l’humanité comme une seule créature, une seule voix, un fleuve.

Elle la contempla pendant un temps qui sembla infini, et elle aurait continué, en extase, sans la voix qui l’appelait.

Je suis là, disait celle-ci… faible et lointaine, mais terriblement persévérante. J’ai toujours été là.

Cela tira Teresa vers le bas. Elle hoqueta, prise de peur.


Elle hoqueta. Inquiet, Keller se pencha sur elle.

« Ne la touche pas », avertit Byron.

Mais elle tremblait, recroquevillée autour de la pierre de rêve qu’elle serrait contre elle. Elle souffre, pensa-t-il. Ou bien elle fait un rêve insupportable.

« Laisse-la en sortir, dit Byron. Tu ne peux rien pour elle.

— Cela la fait souffrir.

— Elle en sortira.

— Comment le sais-tu ? » Il se sentit tout près de paniquer. Wu-nien, songea-t-il. Mais l’instinct l’avait déserté. « Ce n’est pas pareil. Elle utilise une pierre d’un nouveau genre.

— C’est elle qui décide. »

Elle frissonna sur le plancher, les paupières serrées. Pour Keller, elle semblait perdue, comme tombée dans un gouffre d’elle-même. Il voulut la secouer.

Byron posa la main sur le bras de Keller pour le retenir. Mais le téléphone sonna soudain. « Laisse faire », dit Byron avant de se détourner. Le moniteur du téléphone avait grillé des années plus tôt : Byron plongea le regard dans un vide carbonisé.

Keller se tourna à nouveau vers Teresa, prit une couverture sur le lit et l’étendit sur la jeune femme, qui ouvrit la bouche et laissa échapper un bref cri d’angoisse.

Les souvenirs, pensa Keller, impuissant.

Il savait ce que cela signifiait. Il aurait pu le lui dire.


Elle vit la fillette.

Elle vit la fillette vivant dans une masure flottante près des lointaines limites des usines marémotrices, hors de vue du continent. Elle savait désormais deux ou trois choses sur la fillette. Des choses qu’elle ne savait pas auparavant.

La petite fille était une gentille petite fille. La petite fille était obéissante. La petite fille vivait avec sa mère et parlait un anglais aussi correct que soigné, et non le patois hispanique de ses camarades. La petite fille avait appris à lire dans une école des Travaux Publics installée dans un entrepôt à grains abandonné qui se dressait sur des pilotis en béton au-dessus du ghetto flottant. La petite fille était gaie et joyeusement inconsciente de sa pauvreté, sauf quand les chèques gouvernementaux ne pouvaient être encaissés et durant la fermeture des machines bancaires après les émeutes. Dans ces cas-là, elle souffrait de la faim. Elle avait peur et se montrait irritable. Mais la nourriture finissait par arriver, aussi apprit-elle avec le temps à supporter même ces brèves périodes de famine : elle était persuadée qu’elles ne dureraient pas.

Elle tirait fierté de sa gentillesse d’une manière qui offensait parfois ses amies, et devint de plus en plus circonspecte. Mais elle savait, sans pour autant le formuler en pensée, que ce n’était pas une gentillesse pharisaïque ou triomphante, que les aptitudes encouragées chez elle par sa mère servaient en réalité à survivre, la survie n’étant en aucun cas garantie. Elle avait vu s’user ses amies. Nombre d’entre elles avaient succombé à une maladie, ou été renvoyées dans des orphelinats, ou tout simplement déménagé, sort qu’elle assimilait à la mort car la notion de monde plus vaste lui échappait. Elle acceptait ces vérités avec une résignation uniquement accessible aux plus jeunes, et consentait au régime maternel d’éducation et de vertu prudente. Elle était une gentille petite fille.

Pour nombre des mêmes raisons, ne pas avoir de père ne lui semblait pas étrange. Elle en avait eu un autrefois. Sa mère le lui avait dit. Un homme sage et courageux mort en essayant de leur faire franchir la frontière mexicaine alors que la fillette était encore tout bébé. Ils comptaient parmi les gens respectables, au Mexique. Son père était avocat. Les purges lancées par Aguilar au cours des années 30 considéraient tout membre du barreau comme un ennemi. Aussi avait-il fallu s’enfuir, mais Aguilar manifestant une amitié inébranlable aux États-Unis, la frontière restait fermée même pour de respectables avocats et leurs familles. Ils la franchirent clandestinement avec trente autres hommes et femmes en haillons, bravant le désert, les barbelés, les détecteurs infrarouges, la surveillance satellite et le large no man’s land qui séparait les deux nations souveraines. La fillette n’en gardait aucun souvenir, mais on lui avait raconté l’histoire à de multiples reprises : c’était une espèce de légende, une courageuse et intimidante mythologie. Nombre de réfugiés s’étaient vus hachés par les balles des systèmes automatiques. Dont son père. Sa mère ramassa son enfant et continua sa progression, trop effrayée ne serait-ce que pour le chagrin. (Le chagrin, sous-entendait-on, était venu plus tard.) Beaucoup d’autres membres de leur groupe avaient été arrêtés et expulsés, quelques-uns s’étaient échappés dans les vastes ghettos hispaniques qui se serraient sur les clôtures de la frontière. Sa mère et elle avaient eu la chance de figurer parmi cette minorité.

Elles n’avaient pas assez d’argent pour recommencer leur vie en tant qu’Américaines – pour se payer les papiers au marché noir permanent – mais suffisamment pour acheter un passage jusque dans les Flottes, où les règles ne s’appliquaient provisoirement plus et où elles pourraient vivre, au moins, cette existence de compromis, une existence dans l’ombre, en rien légale, mais que ne pourraient plus atteindre les caprices du régime Aguilar.

Elle ne se souvenait plus de son père sinon par l’intermédiaire de ces histoires, aussi à aucun moment son absence ne lui parut-elle étrange, jusqu’au jour où sa mère ramena un nouvel homme à la maison.

Elle avait alors dix ans, et elle fut indignée. Elle lut la culpabilité dans les yeux de sa mère, ce qui la mit en colère et l’effraya. Elle était trop jeune pour comprendre le conflit de fidélité chez les adultes, leur peur du vieillissement et de la mort. Elle était juste assez âgée pour se sentir trahie. Elle ne méritait pas cela. Elle était une gentille fille.

Elle détesta l’homme au premier regard. Il s’appelait Carlos et travaillait au quai de chargement sur lequel il arrivait à sa mère de décrocher quelques emplois intérimaires. Lorsqu’il fit sa connaissance, Carlos se pencha, posa son immense main sur son épaule et lui raconta avoir rencontré sa mère au boulot. « C’est une bonne travailleuse », dit Carlos. Il se redressa avec un sourire obscène et écrasa sa main ouverte sur le postérieur de sa mère. « Hein ? Elle fait ce qu’on lui dit. »

La fillette fut écœurée par cette soudaine vision de sa mère en tant qu’entité séparée, femme adulte ayant une vie personnelle cachée. Elle resta figée sans rien dire, le visage soigneusement neutre, se tenant d’une main à la table de la cuisine. Intérieurement, elle bouillait. Tout lui semblait soudain sordide. Elle avait conscience des dalles écaillées sous ses pieds, du délabrement de la baraque flottante dans laquelle elles vivaient. Des haricots chauffaient sur la cuisinière ; un arôme fétide et enfumé emplissait la minuscule pièce. Et Carlos continuait à lui sourire, les larges pores de son visage irradiant la sueur et le manque de sincérité. Il avait des dents ébréchées et vulpines, son haleine sentait la nourriture avariée.

Ce n’était pas un avocat.

Il emménagea. On ne demanda pas son avis à la fillette. Il emménagea, encombrant la cabane de sa présence néfaste. Il occupe plus d’espace, pensa la petite fille, que n’importe quel homme ordinaire. Il se cognait dans les objets. Il buvait, mais raisonnablement, au début. Ses énormes mains se déplaçaient sur la mère de la fille avec une familiarité agressive qui ne recevait ni résistance ni encouragement. La fine paroi séparant les deux pièces ne dissimulait rien de ce qui se passait au cours de la nuit : du sexe, pensa la petite fille, une confusion de grognements et de gémissements, indicible. Lorsque cela se produisait, elle se cachait le visage et se bouchait les oreilles. Au matin, Carlos lui souriait. « Bien dormi, petite ? On n’a pas fait trop de bruit ? » lui chuchotait-il avant d’éclater d’un terrible rire secret venu du fond de la gorge.

Un jour, une fois Carlos parti au travail, la petite fille osa demander à sa mère pourquoi elle l’avait autorisé à s’installer avec elles. Elle posa la question avec un mépris impossible à dissimuler, si bien que sa mère la gifla. Bouche bée, la fillette leva la main vers son visage meurtri. Elle avait la joue en feu.

Sa mère rougit. « Nous ne sommes pas en mesure de choisir, expliqua-t-elle d’un ton violent. Regarde-moi ! Est-ce que je suis jeune ? Jolie ? Regarde ! Je suis riche ? »

Et la fillette s’aperçut pour la première fois que sa mère n’était rien de tout cela.

« Il rapporte de l’argent. Tu ne sais peut-être pas ce que cela signifie. Tu ne regardes pas ton assiette quand tu manges. Tu devrais peut-être. Il y a de la viande dedans. De la viande ! Et des légumes verts. Tu as des vêtements. Tu ne souffres pas de la faim. » Nous sommes donc pauvres, pensa la petite fille. Carlos était la malédiction de leur pauvreté. Ces choses la stupéfièrent et l’effrayèrent. Elle se serait peut-être adaptée tout de même. Sauf que Carlos commença lui-même à changer. Il devint encore pire qu’au début. Il se mit à boire davantage. La mère de la fillette lui confia qu’il avait des problèmes au travail, qu’il se disputait avec le contremaître. Certaines nuits, les grognements et gémissements dans la pièce d’à côté finissaient en jurons étouffés, et Carlos ne plaisantait pas le lendemain, se contentant de lancer des regards noirs à son petit déjeuner. Sa familiarité désinvolte avec la mère de la fillette gagna en agressivité, il l’agitait d’avant en arrière dans ses bras d’une manière qui évoquait à la fillette une femme malmenée par un ours. C’est d’ailleurs ce à quoi Carlos ressemblait de plus en plus pour la fillette : à un grand et puissant animal furieux dans une cage. Une cage toutefois sans substance : la cage, ce qui retenait Carlos, pouvait disparaître à tout moment. Elle n’aimait pas penser il cela. Il commença à la toucher plus souvent. Ce qu’elle accepta tout d’abord à la manière dont sa mère l’acceptait, avec une résignation passive. Elle avait conscience du regard attentif de sa mère quand Carlos la prenait sur ses genoux pour la câliner. Les mains de Carlos ressemblaient à des animaux sans pelage, à des taupes. Elles se déplaçaient de leur propre volonté aveugle. Elles la touchaient et la caressaient. En général, quand elle avait subi cela un certain temps, Carlos se levait d’un coup, lui décochait un regard mauvais comme si elle avait fait une bêtise, et emmenait sa mère dans la chambre.

Sa mère s’excusa un jour. Elles étaient seules dans la cabane flottante agitée par une légère houle tandis que la pluie frappait le toit et que les pompes de fond de cale vibraient sous le plancher. « Je suis désolée, dit sa mère. Ce qui se passe… je ne m’y attendais pas. »

La fillette sentit une colère enfler en elle, une énorme colère imprévue. « Alors fais-le partir ! » Elle s’étonna elle-même de verser des larmes. « Dis-lui de s’en aller ! »

Sa mère la prit dans ses bras pour la calmer. « Ce n’est pas si simple. J’aimerais bien. Je suis désolée. Je suis désolée. Ce n’est pas facile d’être seule. Tu ne comprends pas cela. Ça a été difficile. Difficile d’être seule. Je pensais que cela irait mieux avec lui, tu sais. Je le pensais vraiment. » Elle caressa les cheveux de la fillette. « Je pensais qu’il pourrait apprendre à nous aimer. »

Ce soir-là, quand Carlos commença à toucher la petite fille, sa mère lui dit d’aller dans sa chambre. La fillette écouta derrière la porte les deux adultes parler puis crier. Il y eut une bagarre, sa mère poussa un cri, une porte claqua. Elle attendit, mais il n’y eut pas d’autres bruits. Elle avait peur de sortir. Elle finit par s’endormir, tremblant dans son sommeil.

Au matin, Carlos la regarda de travers et quitta la cabane sans un mot. La mère de la fille avait sur la joue une meurtrissure noire qu’elle touchait à intervalles réguliers avec une expression surprise, comme si la marque était apparue là par magie. Son visage, ainsi abîmé, semblait terriblement vieux. La fillette le regarda avec perplexité. De quand dataient ces rides autour des yeux de sa mère ? Ce relâchement de peau sèche sous sa mâchoire ?

C’était maintenant la petite fille qui voulait s’excuser. Mais d’impressionnants silences emplissaient la pièce, et elle ne savait pas trop par où commencer. Et quand elle se lança, le résultat fut désastreux.

« Maman, je suis désolée si…

— Désolée ! » Sa mère se retourna vers elle. De la graisse coula de la cuisinière, formant une flaque grésillante. « Toi, tu es désolée ! Mon Dieu ! Si je ne t’avais pas…»

Sa main se précipita sur sa bouche. Mais bien entendu, il était trop tard. Les mots lui avaient échappé. La fillette les retint dans son esprit. Les mots étaient comme des braises : impossibles à toucher, mais extrêmement intéressants. Elle fut à la fois blessée et curieusement contente. Contente de comprendre enfin les choses. Comme c’était simple ! Cela expliquait tout. Cela expliquait les regards mauvais de Carlos à son égard. Cela expliquait le bleu sur la joue de sa mère. C’est elle qui les avait provoqués. Elle se trouvait au centre de cette tempête. D’une manière ou d’une autre, elle avait tenté Carlos, elle l’avait séduit. Sans en avoir conscience. Ce n’était pas quelque chose qu’elle avait voulu faire. Mais elle l’avait tenté, et Carlos avait laissé échapper sa colère et sa frustration de la seule manière à sa portée : sur la mère de la fillette. Au lit. Et avec ses poings.

Elle se dit qu’il s’agissait là d’une pensée d’adulte et qu’elle devrait être fière d’elle-même : elle n’était plus une gamine.

La gentille petite fille comprit qu’elle n’était pas une si gentille petite fille que cela, après tout.


Absorbé, Byron se pencha sur la caméra du téléphone. Keller ne pouvait que fixer Teresa du regard. Il ne l’avait jamais vue ainsi. Ses globes oculaires bougeaient frénétiquement sous ses paupières et des larmes lui striaient le visage.

C’était obscène. Il ne pouvait pas laisser cela continuer. Il ne devait pas laisser cela arriver à Teresa.

Quand on voit quelqu’un en train de souffrir, pensa-t-il fébrilement, il faut l’aider. Il avait appris cela. Longtemps auparavant.

Byron se détourna du téléphone pour dire : « Hé, non… Ray…»

Mais il tendait déjà la main vers elle.


L’incendie commença dans un terminal pétrolier proche de la digue.

Plus tard, les gens diraient que cela ne pouvait que se produire un jour ou l’autre. Les Flottes ne possédaient que les plus rudimentaires des installations publiques. Il n’y avait aucun règlement de zonage, aucun code de la construction, aucune commission de sécurité. C’était une communauté de bois et de papier. À certains endroits, les écoulements de pétrole avaient rempli l’eau sous les usines et les balsas. Tout d’abord banal accident industriel provoqué par un chalumeau à acétylène, l’incendie ne tarda pas à se transformer.

La petite fille se trouvait chez elle, ce jour-là. Carlos était au travail et sa mère réparait le mur de la cuisine avec du plâtre. En grimpant sur le toit de tôle plate pour profiter de cette matinée ensoleillée, la fillette découvrit avec surprise qu’une colonne de fumée quelque part au nord, le long de la digue, ponctuait le ciel d’un bleu uni. Ladite fumée semblait s’élever à la verticale, alors qu’en réalité le vent la poussait presque droit dans sa direction.

Le spectacle la fascina.

Apaisée par la caresse du soleil, elle le regarda un certain temps en fredonnant. La colonne de fumée s’élargit peu à peu en une sorte de mur, de chaos nuageux recouvrant le ciel, et lorsqu’elle se mit sur la pointe des pieds, elle s’imagina voir les flammes à la base, toujours très loin, langues de feu dévorant des cabanes flottantes à des kilomètres de leur canal placide.

Peu avant midi, une fine pluie de cendres commença à tomber.

Sa mère l’appela et, n’obtenant aucune réponse, monta l’échelle jusqu’au toit. « Mon Dieu, chérie ! Je te pensais perdue ! Je pensais…

— Regarde. » La fillette tendit le bras. « Le feu. »

Sa mère resta un instant figée, sa robe d’intérieur tachetée ondulant dans le vent désormais plus fort et sec comme de l’amadou. Puis elle se signa sans un mot et referma sa large main brune sur le bras de sa fille. Elle parla d’une voix blanche : « Viens m’aider. »

Pendant qu’elles redescendaient, un hélicoptère du comté de Los Angeles les survola avec bruit pour se diriger vers l’incendie, puis vira et resta un moment en surplace.

La fillette ressentit son premier frisson de peur.

Sa mère marmonnait tout bas. Elle s’activa à longues enjambées déterminées sur les dalles écaillées, empilant des affaires sur un drap posé au milieu de la pièce : vêtements, documents d’assistance sociale, conserves de nourriture.

Désormais abasourdie, la fillette regarda par l’unique fenêtre de la cabane. La neige de cendres avait gagné en densité. Sur les pontons, des groupes de gens levaient un regard inquiet vers le manteau de fumée. Celui-ci obscurcissait le ciel.

Sa mère l’éloigna de la fenêtre. « On n’a plus le temps. » Elle parlait d’une voix affolée en tournant la tête avec nervosité. La petite fille comprit – encore une intuition d’adulte – que sa mère avait dû ressembler à cela en franchissant la frontière mexicaine : à quelqu’un saisi d’une peur animale. « J’aurais voulu l’attendre, tu comprends ? Attendre Carlos. Mais on n’a pas le temps. »

Elle replia le drap sur leurs maigres possessions et emporta le baluchon dans leur minuscule canot à moteur. Ce n’était guère qu’un canoë doté d’une hélice, et il roula sous la charge. Leur cabane flottait sur un modeste affluent d’un des grands canaux, mais les eaux d’ordinaire tranquilles grouillaient déjà d’embarcations. Dans certaines, les gens pleuraient. La fillette se demanda en quoi consistait cette catastrophe qui s’abattait sur sa vie. Les cendres tombaient autour d’elle comme de la neige.

Sa mère la ramena à nouveau dans la cabane. « Regarde partout, ordonna-t-elle. Prends tout ce dont tu as besoin ou peux emporter. Une minute ! Ensuite, aide-moi avec le reste de la nourriture. »

La petite fille prit le premier jouet qu’elle avait possédé, une vieille poupée récupérée au marché aux puces. Elle n’y tenait plus vraiment, mais cela semblait le genre d’objets qu’elle était censée emporter. Satisfaite, elle se la fourra sous le bras. Carlos revint juste à ce moment-là. Il entra avec un rire-hurlement d’ivrogne. D’instinct, la fillette se glissa dans l’espace entre la porte de la cuisine et le mur. L’odeur de plâtre frais lui piqua soudain les narines. Elle ferma bien fort les yeux. Elle se boucha les oreilles. Elle entendit quand même tout.

Carlos était parti tôt du travail. Toute l’équipe du matin avait été congédiée à cause de l’incendie. Croyant à une plaisanterie, ils se rendirent dans un bar près des usines marémotrices où ils se mirent à boire. Mais l’incendie s’étendit ensuite jusqu’à englober la plus grande partie des bâtiments industriels et il devint évident qu’une chose terrible s’était produite et se poursuivait. Un par un, les hommes se joignirent à l’exode grandissant qui prenait la direction du sud. Carlos s’était frayé un chemin dans la foule avec une bouteille à la main. Il la tenait toujours, mais vide.

Il était très ivre et très effrayé. La mère de la petite fille tenta de le calmer, mais il y avait de la peur dans sa voix, ce dont Carlos dut s’apercevoir aussi. « On s’en va, lui dit-elle. On peut suivre les canaux jusqu’au continent. Il y a le temps. Il y a encore le temps.

— Les canaux sont bondés, répliqua Carlos. Plus rien ne bouge. Ces putains de canaux sont en train de brûler. C’est ça que tu veux ?

— Alors on peut partir à pied…

— À pied ! Tu as jeté un coup d’œil dehors ? » Il agita d’un geste imprudent sa bouteille. « Le feu arrive trop vite. On ne peut rien faire… rien ! »

Il a sans doute raison, se dit bêtement la petite fille. Elle entendait hurler sur les pontons à seulement quelques mètres.

« Alors pourquoi revenir ici ? demanda sa mère. Pourquoi nous torturer ? » La peur se mêlait dans sa voix à une espèce d’indignation acerbe. « Va au diable ! Je m’en vais ! Nous partons ! »

Mais Carlos dit qu’ils mourraient ensemble parce qu’ils formaient une famille et qu’il avait peur de mourir seul. Alors la bagarre commença. La fillette écouta, paralysée. Il y eut un terrible choc sourd, le bruit de poings sur la chair. Elle ne put s’en empêcher : elle sortit de sa cachette.

Sa mère gémissait, le visage contusionné. Carlos l’avait poussée contre la table de la cuisine avant de lui remonter la robe sur les cuisses. L’incendie brûlait tout près, et il ne se souciait que de la violer. Cela mit la fillette en colère, si bien qu’elle oublia un instant sa peur. « Arrête ! » cria-t-elle.

Carlos se retourna.

L’alcool et la peur l’avaient terriblement affecté. Son visage était livide, gorgé de sang, ses yeux entièrement blancs. En le voyant, en voyant ce qu’il était devenu, la fillette ressentit une espèce d’effroi intimidé. « Toi », dit-il. Avant de se diriger vers elle.

Ses mains la malmenèrent. Ses mains déchirèrent ses vêtements. Soudain étourdie, elle eut l’impression de sortir de son corps, elle flotta à l’extérieur d’elle-même et vit Carlos, la fenêtre, le ciel chargé de cendres, le tout avec une étrange et curieuse impassibilité. C’est à cause de ses mains, pensa-t-elle. C’était ses mains qu’elle détestait. Carlos était sans doute innocent. Sa mère l’avait dit. C’est de ma faute, pensa-t-elle. Elle l’avait séduit. Pire, d’une certaine manière, elle avait séduit ses mains.

Elle ne voyait pas bien sa mère, qui gisait assommée sur les dalles écaillées. Elle ne la vit donc pas reprendre conscience, s’apercevoir de ce qui se passait devant elle, puis se lever horrifiée pour se traîner jusqu’aux placards en bois près de l’évier et sortir un couteau du tiroir à couverts. La fillette ne se rendit compte de rien jusqu’à ce que Carlos hoquette, se raidisse au-dessus d’elle avant de rouler à l’écart. Mystérieusement, le sang de Carlos tachait sa robe. Il agonisait avec bruit par terre, griffant l’air de ses mains. La fillette vit sa mère baisser vers elle des yeux désormais aussi grands que ceux d’un animal. « Que Dieu nous vienne en aide, murmura-t-elle. Allez, on part. »

Elles se précipitèrent dans le canot, mais la pression des embarcations dans le minuscule canal l’avait poussé sur son amarrage jusqu’à ce qu’il gîte et chavire. Elles ne le regardèrent qu’un instant. L’incendie était si proche qu’on en sentait l’odeur. Une odeur fétide, caoutchouteuse. Une odeur acre qui agressait le nez de la fillette. De la fumée tourbillonnait sur le canal entre les bateaux et sous les pontons bondés de réfugiés. Il y avait des gens partout, des gens qui fuyaient. Ils n’avaient pas encore paniqué, mais elle sentit que cela ne tarderait plus. Elle se dit qu’ils commenceraient alors à pousser et courir, et que se passerait-il alors ? Que se passerait-il ensuite ?

Sa mère la tira en avant. Elles n’avaient rien à transporter. Elles avaient perdu toutes leurs possessions. Carlos était perdu. S’il n’était déjà mort, il ne manquerait pas de périr dans l’incendie. Une part secrète de la fillette s’en réjouit, une autre enregistra cette exultation : elle avait provoqué sa mort, pire encore, sa mort lui avait fait plaisir.

Elles parcoururent près d’un kilomètre en direction du sud et de l’est avec les flammes sur les talons – un incendie aussi vaste que la fillette n’avait jamais vu, face auquel les hélicoptères des pompiers restaient impuissants – avant que la foule commence à paniquer. Sa mère la souleva pour la porter un « certain temps, mais elle pesait lourd et sa mère n’était plus ni jeune ni robuste. Elles s’effondrèrent toutes deux contre une barrière de retenue. D’autres corps tombèrent contre elles, si bien que le grillage finit par céder, les précipitant dans un canal d’eaux usées. La fillette coula dans l’eau fétide, et elle aurait pu mourir là – aurait voulu mourir là. Mais elle semblait être devenue deux personnes. Son corps s’évertua à retrouver la surface. Ses jambes battirent, ses poumons cherchèrent de l’air, elle pataugea jusqu’à ce qu’elle voie les flammes s’élever dans son dos. Elle nagea en petit chien dans le canal bordé de grillage et de béton jusqu’à ce qu’elle arrive à se hisser sur un ponton et à s’y reposer, à bout de souffle.

Elle chercha sa mère, mais celle-ci avait disparu.

Sa mère et Carlos. Disparus l’un comme l’autre.

À cause d’elle, bien entendu.

Le feu aussi. Elle pouvait avoir voulu le faire apparaître. Elle l’avait souhaité assez souvent, elle s’en rendait compte désormais : une apocalypse pour engloutir Carlos et effacer son propre âge adulte, arrivé prématurément. Et les souhaits avaient de l’importance. « Fais attention à ce que tu souhaites, avait l’habitude de dire sa mère. Tu risques de l’obtenir. »

La chaleur lui tourmentait le visage et les hurlements conjoints de centaines de voix la laissaient abasourdie. La petite fille s’aperçut qu’elle parlait toute seule. « Si les souhaits étaient des chevaux. » Tout bas, tout doucement, d’une voix saccadée, alors qu’elle se joignait aux foules en fuite. « Les mendiants n’iraient pas à pied. »

Des genoux la bousculèrent. À un moment, une femme la tira par les cheveux dans son désir de la contourner. Mais elle avança régulièrement et sans panique. Si les souhaits étaient des chevaux, les mendiants n’iraient pas à pied. Si les souhaits étaient des chevaux… Si les souhaits…

Elle marcha jusqu’à l’inconscience dans la connaissance coupable qu’elle aurait dû mourir dans l’incendie. En un sens réel, elle mourut bel et bien. La chose qu’elle avait été avait trouvé la mort. Sois morte, pensa-t-elle, sois morte avec Carlos, sois morte avec maman. Elle voulut mourir. Et mourut, même si son corps la fit continuer dans la cohue des adultes effrayés. Les heures suivantes furent obscures et anarchiques, mais il suffit de savoir qu’elle s’était éveillée, sans cheveux, le visage roussi, du liquide dans les poumons, fiévreuse, mais vivante, dans un camp de la Croix-Rouge sur le continent. Elle était désormais une nouvelle créature, vierge et anesthésiée, sans passé, sans nom, et dotée d’une seule certitude : elle n’était pas et ne serait jamais une gentille petite fille.


Teresa avait vu tout cela.

Mais la fillette n’avait pas disparu. Elle était celle qui habitait ses rêves, et se tenait là avec ses grands yeux et ses chaussures lacées à la ficelle, non un souvenir mais une personne tangible, réelle, une entité distincte. Toutes deux se trouvaient dans les limbes, et Teresa comprit que cet endroit se trouvait quelque part en elle, que la pierre de rêve l’y avait emmenée, que la petite fille y vivait. Et si la fillette est là, pensa Teresa, si elle peut parler, cela ne signifie-t-il pas qu’elle vit toujours, d’une certaine manière ? Qu’elle vit en moi ?

« Tu sais qui je suis », déclara avec solennité la petite fille.

Elle le savait, bien entendu. La petite fille était elle-même. Et davantage que cela. Une espèce de fantôme. Un fantôme de ce qu’elle avait été, un fantôme de ce qu’elle n’était jamais devenue.

Elle pouvait voir tout cela, le comprendre ; il est même possible de pardonner, pensa-t-elle. La fillette n’avait rien fait de mal. La vision avait toutefois été nette et choquante, quant à la perspective de réintégrer cette coquille abandonnée, de redevenir, d’une certaine manière, cette fille en haillons…

« Mais il le faut, dit la fillette. Voir ne suffit pas. »

Non. Impossible. Trop de couches cicatricielles, une vie bâtie sur ce déni. Posséder tout ce supplice, posséder sa mère, Carlos et l’incendie… cela la terrifiait.

Le feu et la culpabilité avaient fait d’elle ce qu’elle était. Elle était Teresa, elle ne pouvait mettre Teresa de côté.

La fille s’approcha d’un pas. Ce n’est plus vraiment une petite fille, songea Teresa, mais plutôt une espèce de reflet dans un miroir, quoique débraillé et apeuré. « Je ne suis pas morte. Je t’ai fait traverser le feu. Je t’ai emmenée sur le continent. Tu as essayé de me tuer. Tu as essayé de me tuer à coups de pilules. Mais tu ne peux pas y arriver comme ça. »

Va-t’en, pensa-t-elle, étourdie. « Je suis restée cachée trop longtemps », dit la fillette.

Teresa répliqua avec désespoir : « Ce n’était pas de ta faute. Je le sais, maintenant, je…»

Mais l’enfant secoua la tête. « Cela ne suffit pas ! »

Un tourbillon de panique. « Quoi, alors ?

— Ramène-moi. » La fillette s’avança. « Touche-moi. » Elle tendit ses petites mains. « Sois moi. »

Teresa s’efforça d’élaborer une réponse, mais en vain : elle fut soulevée brutalement, secouée par une brusque et terrible lumière, entourée soudain de coups de feu, de fumée et de la mélancolique puanteur de la peur.

CHAPITRE 14

Keller posa ses mains sur les épaules de Teresa. D’un coup, les yeux de la jeune femme s’ouvrirent tout grand sans rien regarder. La pierre de rêve restait étroitement serrée dans ses mains.

Le contact entre eux fut aussi électrique qu’étrange, beaucoup plus puissant que celui dans l’église de Cuiabá. Il fut englouti à l’intérieur.

Il sentit l’odeur de terre chaude et granuleuse d’un champ de manioc au Rondônia et sut que ce serait un mauvais souvenir.


Jusqu’au moment de l’embuscade, Keller avait toutes les raisons de croire que la patrouille se passerait bien.

Tout le monde le disait. Meg, par exemple. Et leur officier affirmait que les posseiros préféreraient lancer une offensive dans l’Ouest, plus peuplé, à la saison sèche. Les capteurs dissimulés sur les pistes servant au ravitaillement de la guérilla enregistraient une baisse d’activité depuis plus d’un mois. Dans cette campagne agricole ravagée, la section de Keller avait patrouillé dans cinq villages stratégiques tenus par le gouvernement sans voir d’autre signe de l’ennemi qu’un piège chargé de fil monomoléculaire fauchant qui n’avait pas détoné pour cause de déclencheur rouillé. Ils le désamorcèrent et poursuivirent leur chemin.

Keller ressentit un soulagement prévisible, mais aussi, curieusement, une vague déception. Non qu’il fût impatient de combattre, n’étant ni naïf ni stupide. Il avait vu les blessés transportés à l’hôpital régional de Cuiabá : les concepts de douleur et de mort ne lui échappaient pas. Il n’était pas non plus, selon la jolie formule des psys du service de santé, « hypermotivé » : il se trouvait là uniquement parce que son numéro avait été tiré au sort.

Mais il ne pouvait s’empêcher de penser à ce que Megan lui avait raconté cette nuit-là dans sa couchette. « Par ici, Ray, c’est facile de faire des choses dont on n’est pas fier. »

Jamais personne d’autre ne lui en avait raconté autant. « Par ici », avait-elle dit. Comme si c’était un nom d’endroit. Par ici. Un mystère. Personne n’en parlait, mais c’était le centre de leurs vies à tous. On les avait entraînés dans ce but, ils en rêvaient, Keller se voyait rappeler dix fois par jour qu’il était, sur ce critère ultime, puceau. Aussi se posait-il toutes les questions idiotes, évidentes et interdites. Serai-je courageux ? Cela fera-t-il mal ? Vais-je mourir ?

Mais la patrouille touchait à sa fin et Keller avait commencé à croire qu’il n’obtiendrait pas ce jour-là les réponses à ces questions. Et il se trouvait aux prises avec ce curieux mélange de gratitude et de déception lorsque ses craintes se matérialisèrent… lorsque leur section tomba dans une embuscade.

Ils traversaient un champ de manioc près d’une route très disputée, la BR-364, avançant en formation dispersée derrière le soldat de pointe, Hooper, dix-neuf ans. Hooper était chargé d’extenseurs sensoriels et d’un casque à affichage tête haute avec lesquels il ressemblait (pour Byron) à un cafard dressé sur ses pattes arrière. Hooper aurait dû les prévenir. Mais il flemmardait. À la lueur de la première explosion, Keller le vit qui tripotait ses contrôles de bras… peut-être pour essayer de faire le point sur une image suspecte, mais plus vraisemblablement juste pour jouer avec l’affichage, rendre le ciel violet ou une connerie du même acabit. On vous mettait en garde contre cela, pendant les classes. Ne jouez pas. C’était la base. Au moment de l’attaque, la première réaction de Keller fut donc un accès de colère à l’encontre de son camarade. Hooper ! pensa-t-il. Hooper, pauvre con !

L’onde de choc le jeta à terre.

Suivirent des moments hors du temps. La chance avait voulu qu’il tombe dans un cratère d’obus de la même largeur que son corps. Cela lui fournit un peu de protection contre le tir de barrage jaillissant des bois. Keller roula à temps sur le ventre pour voir un fil atteindre Logan, un Spec/4 noir. Le choc permit à Keller d’observer avec détachement : on aurait dit que Logan venait de marcher dans une grêle de lames de rasoir. Couvert de sang, il s’effondrait comme un arbre. Taillé en de trop nombreuses pièces pour produire le moindre bruit, il tomba en silence.

Mon Dieu, pensa Keller.

Il dégagea son fusil, enfoui sous lui dans la boue, en s’efforçant de ne pas paniquer, en voulant la protection de son arme, mais aucune cible évidente ne lui apparaissait, il ne voyait que les arbres au loin et le ruban vide de la route dans l’atmosphère immobilisée par l’approche du crépuscule. Dans cette brève accalmie, Keller entendit leur officier crier des ordres incohérents quelque part sur la gauche, cris qui devinrent hurlements. Il avança en rampant jusqu’à pouvoir scruter une portion du champ. Tout le monde était à terre, intact ou taillé en pièces. Hooper à terre. L’officier à terre, perdant son sang. À quelques mètres de là, vaguement protégé par une souche, le radio appelait en staccato de l’aide et une couverture aérienne. Avec un vertigineux mélange de répugnance et de sentiment d’urgence, Keller se força à chercher Meg.

Ses yeux s’attardèrent une seconde sur Byron Ostler, l’Ange de la section qui, intact, à terre, enregistrait méthodiquement la scène. En le regardant, Keller ressentit une microseconde de jalousie. Il est en plein dedans, pensa Keller, il est plongé dans une espèce de sous-programme neurologique, à des kilomètres de la peur. Le zen des Anges. La partie pensante de sa personnalité s’est refermée comme une noix. Ça doit être bien.

Tout cela en un clin d’œil.

Il trouva alors Meg. Avant l’embuscade, elle marchait sur la gauche quelques mètres derrière lui. Il dut tendre le cou pour la trouver. Et quand il l’eut repérée, il le regretta.

Elle avait été touchée.

Horreur vertigineuse, affolante. Keller en resta l’esprit vide… sans savoir vraiment, une seconde durant, ce qu’il regardait.

Un fil avait atteint les jambes de Meg, désormais réduites, au-dessous du genou, en horribles confettis rouges. Elle ne pouvait pas marcher. Elle ne pouvait pas se lever. Elle se trouvait à découvert, sur le vide sillonné du champ de manioc. Et elle était vivante.

Elle lui adressait des signes. Elle tendait la main. Ray, avait-elle l’air de dire. Elle voulait qu’il la tire dans le cratère avec lui, à un endroit où, peut-être, elle serait en sécurité, elle pourrait survivre jusqu’à l’arrivée d’une unité d’évacuation sanitaire. Il cligna des yeux en la regardant. Elle tendait sa main ensanglantée vers lui, le regard ardent, terrifiant. Il se traîna vers elle, allongea le bras vers elle. Quand quelqu’un souffre, pensa-t-il, on l’aide. C’était aussi simple que cela.

Mais un second tir de barrage commença alors, le sinistre couinement aigu des armes à monofilament précédant de quelques secondes la violente secousse des bombes à fragmentation, et Keller se figea. La terreur qui s’empara de lui était quelque chose de nouveau. Il l’imagina miroir de la peur dans le regard de Meg. Il entendit hurler malgré le vacarme des explosions et comprit aussitôt que ses propres hurlements seraient identiques, imagina la terreur libérée de sa gorge en un de ces longs braillements bestiaux, les dernières protections contre la folie mises à mal par l’assaut de la douleur et de la mort. Il entendit vrombir les shrapnels au-dessus de sa tête et retira la main.

Je vais mourir, pensa-t-il. Pensée empreinte d’une logique froide et implacable. Si je me hisse pour attraper Meg, je vais mourir. Tout cela était calculable : impact, détonation, vélocité, vitesse, poids ; Dieu, songea-t-il, était une sorte de mathématicien annonçant ces jolis calculs.

Cela n’aurait pu être qu’un instant de doute. Plus tard, il se dirait qu’il avait vraiment voulu l’aider, qu’il était juste secoué par les explosions, piégé par une indécision de très courte durée…

Mais elle mourut pendant qu’il hésitait. Un tir de barrage la trouva, les monofilaments lui dépecèrent le ventre. L’impact la prit et elle bougea dans la balistique familière, soulevée et rejetée en arrière. Il vit ses plaques d’identité tournoyer dans l’air en ébullition, leurs chaînes sectionnées. Il vit Meg s’affaler mollement dans les hautes herbes.

Un mouvement simple mais grave. Cela signifie, se dit Keller, qu’elle vient d’entrer dans les mathématiques des choses inanimées.


Il comprenait la mort. Les gens mouraient tout le temps. Et surtout au combat : c’était dans la nature des choses. Dommage, pensa-t-il, mais cela arrive.

Sauf qu’il l’avait aimée.

Sauf que les personnes qui vous sont chères meurent aussi. Il avait compris très jeune la mort. À seulement sept ans, il avait vu sa mère allongée dans un cercueil et compris alors que, même si elle semblait simplement plongée dans un sommeil particulièrement profond et troublé, elle ne se réveillerait jamais. Elle ne respirerait plus jamais, ses yeux ne s’ouvriraient plus jamais. Telle était la mort, substantielle, juste devant lui.

Quelques années plus tard, au décès de son père, Keller était assez âgé pour trouver un emploi et conserver l’appartement au-dessus de l’atelier. Il garda méticuleusement tout en place. S’accrochant à une illusion de normalité. C’était un autre moyen de se voiler la face, de subvenir le fléau du chagrin ; c’était une habitude, et il l’avait acquise tôt.

Après la mort de Meg, avec sa propre complicité muette, Keller en vint donc à comprendre Byron, l’Ange, l’Œil. « Tu as vu », l’accusa Keller quelques jours plus tard dans un moment d’ivresse.

Mais Byron secoua la tête. « C’est la foutue machine qui voit, Ray. Moi, je n’ai rien vu du tout. »

Mon Dieu, pensa Keller. Cela doit être le paradis.

Plus tard, il voulut accéder aux enregistrements, évaluer sa propre culpabilité, considérer la chose plus ou moins objectivement. Il remplit deux demandes officielles, qui furent l’une comme l’autre rejetées : les enregistrements étaient passés dans les archives limbiques de l’Évaluation des Renseignements, nettement hors de portée de mortels tels que lui.

Il se porta volontaire pour devenir Ange. Il apprit le wu-nien. Il apprit avec sérieux, il prenait son câblage au sérieux. Il finit par être assigné à une patrouille nautique surveillant les eaux tranquilles du Rio Negro, et acheva son service sans assister à un autre coup de feu.

Cela n’avait pas d’importance. Il était désormais un bon Ange, un Ange sérieux. Ce qui avait été une habitude était devenu un mode de vie.

Tout cela avec beaucoup de clarté, comprimé en un instant.

La main de Teresa s’ouvrit.

La pierre de rêve tomba sur la moquette de la chambre d’hôtel à Belém.

Clignant des yeux, le souffle coupé, Keller roula à l’écart de la jeune femme.

Mais il était venu pour cela. Il n’en doutait plus. Cette résurrection : elle lui trottait dans la tête depuis que Byron avait prononcé le mot « Brésil ». Il avait pensé à Megan Lindsey. Il n’avait jamais cessé de penser à elle.

Teresa se redressa, endolorie, terrifiée. Pivotant sur sa chaise, Byron s’écarta du téléphone.

Je suis venu ici pour Meg, pensa Keller. Comme pour y trouver des réponses. (Il n’y en avait aucune.) Comme si la boue placide le long de la BR-364 pouvait produire une épiphanie après tant d’années. Comme si Meg pouvait ressortir de terre et lui pardonner.

Des pensées stupides, à peine formulées, idiotes.

Teresa le regardait. Ses lèvres formèrent silencieusement les mots : Je suis désolée.

Keller détourna les yeux.

« C’était Denny », annonça Byron.

Ils le regardèrent.

« Au téléphone, précisa Byron. Il s’est arrangé. Il nous a trouvé un vol pour quitter le pays. Il dit que… Nom de Dieu, mais qu’est-ce qu’il vous est arrivé ? »

CHAPITRE 15

Ils sont passés par là, pensa Oberg.

Il n’y avait plus personne dans la chambre d’hôtel de Belém. Les fenêtres en étaient ouvertes, les rideaux jaunis aussi. Oberg avait intimidé la police locale qui, à son tour, avait intimidé la communauté américaine expatriée, processus grâce auquel Oberg se retrouvait là, dans une chambre vide. Mais pas vide depuis longtemps.

Le temps avait constitué son seul véritable ennemi. C’était un long voyage, par les voies d’autobus, entre Pau Seco et cette bruyante ville de pêcheurs sur l’Amazone. Mais ils étaient passés par là. Il le savait.

Il se tut, concentré sur sa sensibilité.

C’était plus subtil qu’une odeur. Cela existait sous la puanteur du Ver-o-Peso et les vieilles poussières de l’hôtel. C’est la trace, pensa Oberg, de l’onirolithe lui-même, cette étrangeté qui flotte dans l’air. La trace d’autres mondes.

Il savait aussi où ils étaient partis.

Un franc-tireur, l’avait appelé le Chef de poste brésilien. Peut-être, pensa Oberg. Peut-être suis-je bel et bien un électron libre. Mais pas totalement dépourvu de cible.


Wyskopf, le Chef de poste de l’ambassade américaine à Brasilia, était un diplômé d’Harvard en sciences politiques gras et pesant qu’Oberg avait contacté par téléphone à son arrivée à Belém, plus d’une semaine après la date prévue. Cela mit Wyskopf en colère, qui lui ordonna de rentrer.

« Je n’en ai pas fini ici, expliqua Oberg dans l’œil du téléphone. Je suis tout près. »

Il aurait pu jouer l’apaisement, mais le long voyage depuis Pau Seco l’avait trop fatigué pour qu’il se montre diplomate avec Wyskopf. À quoi sert un travail, pensa-t-il, si on ne le mène pas à bien ? Cela devrait relever du bon sens.

Wyskopf soupira. Il communiqua son immense patience par mille cinq cents kilomètres de fibre optique. « Nous travaillons pour les mêmes personnes, dit-il. Je suis de votre côté, d’accord ? Mais voyez cela de manière plus générale. On ne peut pas consacrer des ressources infinies à cette tâche.

— Vous voulez laisser tomber ?

— Pas tout à fait », dit Wyskopf, et Oberg sursauta en comprenant soudain qu’ils voulaient bel et bien laisser tomber, que Wyskopf cherchait un moyen indolore de le lui annoncer. Mon Dieu, pensa-t-il, ils ne comprennent toujours pas !

« Vous commettez une erreur, affirma-t-il.

— Ne me dites pas ça. Ne me dites pas comment faire mon travail. » Un instant de silence, puis un nouveau soupir. « Ce n’est pas moi qui décide. J’ai reçu un coup de téléphone. On vous ordonne de rentrer. Voilà tout. »

Oberg ferma les yeux. Trois jours sur la route, trois jours sans guère dormir. Il ressentit une espèce de détachement éblouissant. Tout cela, c’était du baratin, du baratin sans la moindre importance. L’ignorance de Wyskopf le blessait, et il lui en fit part.

« J’ai consulté votre profil psychologique, répondit Wyskopf. J’aurais pu prévoir cela. Vous êtes d’une nature obsessionnelle et vous souffrez d’un complexe d’évitement gros comme une maison. J’ai tout un tas de plaintes sur mon bureau : la SUDAM, l’armée, et une demi-douzaine de fonctionnaires civils. Cela a été une erreur de vous envoyer ici, et j’en ferai part à ceux qui me demanderont mon opinion. La dernière chose dont ce bureau ait besoin, c’est d’un putain de franc-tireur dans le coin. » Il se pencha vers la caméra. « Refusez mon ordre direct de rentrer. Rendez-moi ce service.

— Vous ne comprenez pas. La pierre…

— La pierre a disparu ! Il est temps de l’admettre, vous ne croyez pas ? Tout le monde la pense invendable au marché noir, de toute manière : comme drogue, elle est affreuse. C’est une drogue qui procure l’horreur. Laissez-la tranquille. Laissez-la tranquille et il y a de bonnes chances qu’elle disparaisse quelque part dans les Flottes. Entre-temps, nous renforcerons la sécurité à Pau Seco et dans les installations de recherche. Une fuite finit toujours par se produire, c’est inévitable, mais nous garderons alors l’avantage en recherche fondamentale.

— Il n’y a pas que ça. Il…

— Je ne veux pas en discuter. C’est le principe. Vous comprenez, monsieur Oberg ? On vous donne l’ordre de quitter le terrain et de rentrer. Je vous veux demain matin dans mon bureau, avec des excuses. »

Oberg en fut stupéfait. « Je ne peux pas.

— Vous refusez ? demanda Wyskopf avec désormais un certain plaisir dans la voix.

— Oui, dit Oberg, d’accord, et puis merde, oui, je refuse. Mais vous ne comprenez pas. Vous…

— Rien à foutre », dit Wyskopf.

L’écran s’éteignit.


Personne ne comprenait.

Il alla dans un bar, se rassasia d’un plat de feijoada, but et joua sans un mot au billard contre trois pêcheurs souriants. Il gagna de l’argent que, continuant à boire, il reperdit. Je me balade tout seul de nuit dans une ruelle étroite, pensa-t-il : je suis un soldat, un ancien combattant, un patriote, et je me suis davantage approché de cette chose que n’importe lequel de ces arrivistes des agences fédérales.

Il avait été touché par elle. Littéralement.

Il était sorti de la guerre avec deux décorations et un respect sérieux pour les horreurs du combat. Il avait vu de terribles choses, participé à de terribles choses… mais telle était la nature de la guerre, à laquelle on ne pouvait se livrer à moitié. La guerre était un état d’esprit, c’était tout ou rien. On le lui avait dit pendant son enseignement militaire. Oberg avait fait partie d’un bataillon spécial composé de ce que les psys appelaient des « agressifs latents », des gens très motivés habitués à la violence. Il ne s’était pas porté volontaire pour ce bataillon. Son électroencéphalogramme l’avait fait pour lui, son profil génétique l’avait fait pour lui. Il avait tous les marqueurs, selon eux : décharge de pointes dans la région du cervelet, périodes de dépersonnalisation, système endorphinique déficitaire, passé de petites violences. Son officier, un paysan géorgien du nom de Toller, leur expliqua qu’ils étaient uniques parce qu’ils avaient tous vu le jour sans « bosse de compassion ». Il souriait en leur disant cela. Dieu nous a faits tels que nous sommes. C’était la vérité, non ? Banal, mais indéniable.

Ils s’étaient donné le nom de « Propriété de Dieu ». Les autres soldats les appelaient « les tueurs de bébés ».

Ils avaient pour mission de répandre la terreur. Ils lançaient, dans les régions de l’arrière-pays tenues par les guérillas, des raids punitifs contre les villages posseiros, détruisant les récoltes, incendiant les bâtiments, mettant à mal les soutiens politiques et économiques des guérilleros. Un travail salissant et ignoble. Tous en convenaient. Mais ce n’était que leur travail. Dieu nous a faits tels que nous sommes.

Il prit du galon. Acquit une certaine notoriété.

Peu lui importait de se souvenir de ce qui s’était passé durant ces années-là. L’important étant que la guerre lui avait donné une identité, la conscience de lui-même. La conscription l’avait extrait d’une famille d’accueil du sud rural du Texas, où il avait vécu dans un brouillard de violence gratuite et d’humiliations routinières. Un éducateur spécialisé en délinquance juvénile lui affirma un jour, sans le convaincre, qu’il adorerait l’armée. L’homme ne s’était pourtant pas trompé. Il avait adoré. L’armée l’avait formé, éduqué, discipliné. L’armée l’avait analysé et décodé, l’armée l’avait rendu utile. Et si l’armée exigeait de lui qu’il pratique ses vices dans l’intérieur des terres de cet horrible pays, comment pourrait-il le lui refuser ?

Il supposa, lorsqu’on le libéra de ses obligations militaires, que la partie violente de sa vie était elle aussi terminée. Il prit un emploi civil dans les Agences sur la recommandation d’un copain de l’armée. C’était un bon agent de terrain, malgré ce que pouvait dire Wyskopf. Il menait – ou avait mené jusque-là – une vie stable. Et s’il ne s’était pas marié, s’il n’avait ni fondé une famille ni revêtu les atours d’une existence statistiquement normale, peut-être était-ce parce qu’il ne pouvait se défaire de cette image de lui-même comme agressif latent, comme Propriété de Dieu, comme membre de l’une de ces minorités au regard vide dépourvues de la bosse de compassion. Mais il n’y pensait pas souvent.

Il avait nourri une forte suspicion envers les onirolithes avant même qu’on l’affecte aux installations de Virginie. En partie à cause de sa peur et de son hostilité instinctives vis-à-vis de l’étranger, de l’Autre. Mais aussi à cause d’une révulsion plus profonde. Il n’aimait pas se trouver dans une pièce dans laquelle il y avait eu une pierre. Il était sensible à leur aura. Cela lui hérissait les poils, lui remuait l’estomac. Il avait conscience de la valeur vertigineuse des onirolithes et des données qu’on récupérait en eux par téléchargement, mais cela représentait un cadeau de provenance inconnue, et les cadeaux le poussaient à s’interroger sur les motifs. Beaucoup de connaissances abstraites, mais rien sur les Exotiques eux-mêmes, qui ils étaient, d’où ils venaient, et pour quelle raison. Et cette étrange interaction avec les sujets de Vacaville. Cela lui rappelait tous ces vieux films. Les profanateurs de sépulture venus de l’espace intersidéral. Oberg prenait cette idée au sérieux, même s’il savait que les chercheurs se moqueraient de lui : les chercheurs manquaient de recul. C’était son boulot de se montrer soupçonneux. Il représentait les agences fédérales, il représentait les soupçons moins évidents mais tout aussi sérieux de ses employeurs. Depuis vingt ans, on laissait le monde entretenir une sensation de joyeuse familiarité avec ces artefacts tandis qu’Oberg cultivait une paranoïa professionnelle.

Mais il n’avait été convaincu de la nature fondamentalement mauvaise des onirolithes qu’à l’arrivée, en provenance du Brésil, des premières pierres des profondeurs. Il avait vu leur influence sur des criminels endurcis comme Tavitch… et l’avait ressentie lui-même.

Le contact fut bref mais inévitable. Il vivait dans les installations de recherche et effectuait plusieurs allers-retours par jour entre l’espèce de cellule lui servant de chambre et les toilettes communes, que seule une porte verrouillée séparait du quartier des détenus. Pendant un de ces pèlerinages, un jour d’hiver, alors que l’isolation médiocre ne pouvait empêcher un front froid venu du Canada de s’insinuer dans le couloir des bâtiments en béton bon marché, cette porte de sécurité en grillage s’ouvrit d’un coup et Tavitch la franchit brusquement.

Le détenu avait manifestement perdu l’esprit. Il roulait des yeux et de la salive lui coulait de la bouche. Il se retourna vers la porte ouverte puis regarda Oberg. Deux assistants se précipitèrent derrière le prisonnier, et l’encadrèrent, à bout de souffle ; aucun des deux ne semblait vouloir bouger. « T’étais censé verrouiller cette putain de porte ! » dit l’un. L’autre garda le silence, les yeux fixés sur Tavitch.

Tavitch le meurtrier. Tavitch qui affirmait voir le passé. Oberg sentit se hérisser les poils de sa nuque. Il était piégé dans ce tableau.

Tavitch le regarda. Leurs regards se croisèrent, et Oberg fut choqué de voir que Tavitch semblait le reconnaître. « Mon Dieu », dit-il doucement.

Tavitch serrait le poing.

« Emmène-le », dit le deuxième assistant, mais Tavitch s’élança à toutes jambes droit sur Oberg. Le premier réflexe de celui-ci fut de reculer, mais il avait conscience que les assistants le regardaient, aussi se jeta-t-il en travers du chemin de Tavitch. Ils tombèrent ensemble sur le carrelage froid.

Le contact fut très bref. Une seconde, peut-être moins. Mais cela suffit.

Horrifié, Oberg sentit l’étrangeté de la pierre de rêve vibrer en lui.

Il vit, en ouvrant les yeux, un village au plus profond de l’arrière-pays. Un village amérindien quelconque. Des hommes à la coupe au bol et aux T-shirts déchirés, des femmes aux seins pendants sur leur torse nu. Un village fluvial reculé, pensa-t-il abasourdi, peut-être un refuge pour quelques révolutionnaires sertcio ou une cache d’armes du Bloc de l’Est, mais c’était peu probable. Il tenait toutefois un fusil lance-fils à la main et l’attaque était lancée, il s’en trouvait en plein milieu, il tirait sur leurs corps, dans leurs yeux qui ressemblaient à ceux, effarouchés, d’un cerf surpris dans la lueur des phares, et il s’y livrait, il se laissait porter, cela chantait en lui, tout cet érotisme du massacre collectif. Propriété de Dieu. Mais soudain, ce n’était pas bon du tout. Par quelque horrible miracle, il partageait la terreur et la douleur des Amérindiens qu’il tuait, fauchant il ne savait comment son propre corps avec des filaments, incendiant son propre village. La douleur et l’indignation montèrent irrésistiblement en lui, et c’était plus que blessant : cela ouvrait en lui un trou par lequel n’importe quelle horreur pouvait surgir à tout moment.

Il reprit son souffle tandis que les assistants écartaient Tavitch et le corridor redevint net autour de lui. Un cauchemar, pensa-t-il désespérément. Mais Tavitch baissa les yeux vers lui avec un terrible regard entendu.

« Vous et moi, dit Tavitch. Vous et moi. »

Oberg vomit dans le couloir.


Il divorça des Agences avec méthode. Il retira une grosse somme d’argent sur un compte de l’Agence à Belém avant qu’ils puissent annuler son crédit. Il avait de l’argent à lui dans des comptes secrets au pays.

Il n’en voulait pas à Wyskopf ni aux personnes qu’il représentait. Leur naïveté était inévitable, il l’associa à leur « bosse de compassion ». Ils confondaient son inquiétude avec de l’obsession, mais ils se trompaient. La connexion était plus subtile. Oberg était un agressif latent, Propriété de Dieu, pas entièrement humain. Comme la pierre elle-même, il se trouvait à l’écart de la nature humaine. Il en avait par conséquent une compréhension plus subtile, plus complète.

Il avait découvert quelques informations sur ces gens. Teresa Rafaël, Byron Ostler et Raymond Keller. Il savait à quoi ils ressemblaient. Il savait l’itinéraire qu’ils avaient emprunté. Plus important, il connaissait leur destination.

Il prit un vol du matin. Il trouva agréable de voir l’Amazone distancée, dissimulée par les nuages, de s’élever sans effort dans la lumière du soleil, d’avancer en spirale vers l’est puis le nord, de rompre les amarres avec le passé, avec les Agences, un franc-tireur, purifié dans son but, et traquant, pensa-t-il, une cible précise.

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