Isaac Asimov Seconde Fondation

PREMIÈRE PARTIE Bail Channis

I

LE MULET : … C’est après la chute de la Première Fondation que prirent forme les aspects constructifs du régime du Mulet. L’effondrement définitif du premier Empire Galactique consommé, ce fut lui qui, le premier, se présenta devant l’histoire avec un domaine unifié, de proportions véritablement impériales. Le défunt empire commercial de la Fondation déchue se composait de ramifications excentriques, dont la toile était lâchement tissée malgré cette doublure impalpable que constituaient les prédictions de la psychohistoire. Rien de comparable avec cette « Union des Mondes », étroitement soumise à la férule du Mulet, comprenant le dixième du volume de la Galaxie et le quinzième de sa population. Particulièrement durant l’ère de ce qu’on dénomma la Recherche…

ENCYCLOPEDIA GALACTICA


Il y aurait bien d’autres choses à dire sur le Mulet et son Empire que ne le fait l’Encyclopédie, mais la plupart s’écartent des préoccupations qu’elle s’est tracées. Le but principal de l’article est d’étudier les conditions économiques qui provoquèrent l’ascension du « Premier Citoyen de l’Union » – titre officiel du Mulet – et les conséquences économiques découlant de cet événement.

Si, à quelque moment, l’auteur de l’article éprouve une légère surprise devant l’extraordinaire rapidité de l’ascension du Mulet, depuis la totale insignifiance jusqu’à la puissance suprême sur de vastes dominions – et cela en l’espace de cinq ans – il n’en laisse rien paraître. Et si le coup d’arrêt soudain donné au mouvement d’expansion, au bénéfice d’une consolidation quinquennale du territoire, lui cause une nouvelle surprise, il se garde de la manifester.

C’est pourquoi, abandonnant l’Encyclopédie, nous poursuivons nos objectifs propres, en suivant le chemin de notre choix, et nous reprenons l’histoire du Grand Interrègne – entre les premier et second Empires Galactiques – à l’issue de ces cinq années de consolidation.

Du point de vue politique, le calme règne dans l’Union. Sur le plan économique, elle est prospère. Rares sont ceux qui se soucieraient d’échanger la paix dont ils jouissent, sous la poigne de fer du Mulet, contre le chaos antérieur. Dans les mondes qui avaient connu la Fondation cinq ans auparavant, traînait peut-être encore un regret nostalgique, mais rien de plus. Les chefs de la Fondation étaient morts là où ils étaient devenus inutiles, et convertis là où ils pouvaient encore servir.

Et parmi ces convertis, le plus utile était Han Pritcher, désormais général.


Aux jours de la Fondation, Han Pritcher était capitaine et membre du réseau clandestin de l’opposition démocratique. Lorsque la Fondation était tombée sans coup férir au pouvoir du Mulet, Pritcher avait combattu le Mulet. C’est-à-dire jusqu’au moment où il fut converti.

Cette conversion ne constituait pas une volte-face ordinaire, imposée par la force ou les impératifs d’une intelligence supérieure. Han Pritcher ne l’ignorait pas. Il avait changé de camp parce que le Mulet était un mutant doué de pouvoirs cérébraux suffisamment puissants pour modeler, à sa convenance, la pâte malléable dont le commun des mortels est composé. Mais ce processus lui donnait entière satisfaction. C’était dans l’ordre des choses. Le contentement de soi qu’apportait la conversion en était le premier symptôme, mais Han Pritcher avait cessé d’éprouver ne fût-ce que de la curiosité pour ce phénomène.

Et à présent qu’il rentrait de la cinquième expédition majeure dans les espaces de la Galaxie extérieurs à l’Union, c’est avec un sentiment bien proche d’une joie sans artifices que ce vétéran de l’espace, cet agent des Services Secrets, envisageait son entrevue imminente avec le « Premier Citoyen ». Son dur visage, qui semblait incapable de sourire, n’en laissait rien paraître – mais les apparences extérieures étaient négligeables. Le Mulet plongeait son regard à travers la carapace superficielle jusqu’aux sentiments les plus intimes, avec la même aisance qu’un individu normal décèle une crispation des sourcils.

Pritcher abandonna son véhicule aérien dans les ex-hangars du vice-roi et pénétra sur le territoire du palais à pied ainsi que l’exigeait l’étiquette. Il parcourut plus d’un kilomètre le long de la grand-route vide et silencieuse. Pritcher savait que, sur des kilomètres carrés, il n’existait pas un seul garde, pas un seul soldat, pas un seul homme armé.

Le Mulet n’avait nul besoin de protection.

Le Mulet était à lui-même son meilleur, son tout-puissant protecteur.

Les pas de Pritcher résonnaient doucement à ses oreilles, lorsque devant lui se dressa le palais resplendissant avec ses murailles incroyablement légères et robustes, et ses arcades aux voûtes d’une audace confinant à l’extravagance, caractéristiques de l’architecture du défunt Empire. Il étendait ses festons au-dessus des terrains nus, au-dessus de la cité populeuse qui limitait l’horizon.

A l’intérieur du palais, se trouvait l’homme unique sur les facultés mentales inhumaines duquel reposaient la nouvelle aristocratie et la structure entière de l’Union.

La porte gigantesque et lisse s’ouvrit majestueusement à l’approche du général, et il fit son entrée. Il prit pied sur la large rampe mécanique qui s’élevait sous ses pas. L’ascenseur l’enleva dans une course rapide et silencieuse. Il se trouva devant la petite porte discrète qui commandait le cabinet particulier du Mulet, dans la plus resplendissante de toutes les tours du palais.

Elle s’ouvrit…


Bail Channis était jeune. Bail Channis n’était pas converti. Ce qui, en langage courant, signifiait que sa personnalité morale n’avait pas été modelée par le Mulet. Elle demeurait telle qu’elle résultait de son hérédité, modifiée par l’influence du milieu. Et cette situation lui donnait également toute satisfaction.

Avant d’avoir atteint la trentaine, il jouissait d’un crédit merveilleux dans la cité. Il était beau garçon, doué d’un esprit vif et prompt à la repartie – et il connaissait par conséquent un grand succès dans la société. Il était intelligent et possédait une grande maîtrise de soi – ce qui lui valait la faveur du Mulet. Cette double réussite lui procurait un parfait contentement.

Et voilà maintenant que, pour la première fois, le Mulet lui accordait une audience personnelle.

Ses jambes le portaient allègrement le long de l’éblouissante chaussée menant aux tours en aluminium spongieux, autrefois résidence du vice-roi de Kalgan qui exerçait le pouvoir du temps des vieux empereurs ; et, plus tard, celle des seigneurs indépendants de Kalgan, qui gouvernaient en leur propre nom ; elles abritaient aujourd’hui le Premier Citoyen de l’Union, qui régnait sur son propre Empire.

Channis fredonnait en sourdine. Il n’éprouvait aucun doute quant au motif de sa convocation. Il s’agissait naturellement de la Seconde Fondation ! Ce croquemitaine omniprésent, à cause duquel le Mulet avait renoncé à sa politique d’expansion illimitée pour se confiner dans une prudence statique. Le terme officiel était « consolidation ».

Maintenant, il y avait des rumeurs – mais peut-on jamais empêcher les rumeurs de circuler ? On disait que le Mulet allait bientôt reprendre l’offensive. Que le Mulet avait découvert le repaire de la Seconde Fondation et ne tarderait pas à lancer l’attaque. Qu’il avait conclu un traité avec la Seconde Fondation et partagé la Galaxie. Qu’il avait décidé que la Seconde Fondation n’existait pas et qu’il allait faire main basse sur la totalité de la Galaxie.

Inutile d’énumérer toutes les variantes que l’on entendait dans les antichambres. Ce n’était pas la première fois que de telles rumeurs circulaient. Mais, actuellement, elles semblaient prendre plus de consistance, et tous les esprits altérés d’expansionnisme, qui fleurissent sur la guerre et dépérissent dans les époques de stabilité prolongée, ne se tenaient plus de joie.

Bail Channis était l’un d’eux. Cette mystérieuse Seconde Fondation ne lui causait aucune crainte. Il ne redoutait pas davantage le Mulet et en tirait vanité. Certains, peut-être, qu’irritait un homme à la fois aussi jeune et aussi lancé, attendaient dans l’ombre le moment propice d’une revanche sur ce galant cavalier des dames de joyeuse vie, qui prenait ouvertement l’apparence physique du Mulet et sa claustration volontaire pour cible de ses sarcasmes. Mais nul ne se serait risqué à l’imiter, et bien peu osaient rire de ses plaisanteries. Et sa réputation se renforçait dans la mesure où son audace demeurait impunie.

Channis improvisait des paroles sur l’air qu’il fredonnait. Paroles dénuées de sens, dont le refrain était invariablement : « La Seconde Fondation menace la Nation et toute la Création. »

Il arrivait au palais.

La porte gigantesque et lisse s’ouvrit majestueusement à son approche et il fit son entrée. Il prit pied sur la large rampe mécanique qui s’élevait sous ses pas. L’ascenseur l’enleva dans une course rapide et silencieuse. Il se trouva devant la petite porte discrète qui commandait le cabinet particulier du Mulet, dans la plus resplendissante de toutes les tours du palais.

Elle s’ouvrit…


L’homme qui n’avait d’autre nom que le Mulet, ni d’autre titre que celui de « Premier Citoyen », jeta un regard à travers le mur dont la transparence à sens unique lui découvrait la cité légère et aérienne qui s’étendait à l’horizon.

Dans le crépuscule qui allait s’épaississant, apparaissaient les unes après les autres les étoiles, dont toutes, à l’exception d’une seule, lui devaient allégeance.

Cette pensée fit monter à son visage un sourire, passagèrement teinté d’amertume. Cette allégeance, ses sujets la devaient à une personnalité que bien peu avaient eu l’occasion de contempler.

Le Mulet n’était pas un homme qu’il convenait de regarder – du moins sans éprouver un sentiment de dérision. Soixante kilos de chair et d’os se répartissaient au long des cent soixante-dix centimètres de sa taille. Ses membres n’étaient que des tiges osseuses qui saillaient de son corps décharné, en articulations anguleuses, totalement dépourvues de grâce. Son visage maigre disparaissait presque sous un nez monstrueux en forme de bec charnu, formant une saillie de sept centimètres.

Seuls, les yeux s’inscrivaient en faux contre cette farce grotesque qu’était le Mulet. Dans leur douceur – douceur bien étrange pour le plus grand des conquérants de la Galaxie – flottait toujours une certaine tristesse.

Dans la cité, se trouvait toute la gaieté d’une capitale de luxe dans un monde de luxe. Il aurait pu établir sa capitale sur la Fondation, le plus puissant de tous ses ennemis à présent abattu, mais elle se trouvait bien loin, aux frontières extrêmes de la Galaxie. Kalgan occupait une position plus centrale, servait traditionnellement de lieu de plaisir à l’aristocratie et lui convenait mieux – du point de vue stratégique.

Mais dans cette gaieté qu’aiguisait encore une prospérité sans exemple, il ne trouvait pas la paix.

On le craignait, on lui obéissait, on le respectait même, mais à bonne distance. Qui donc aurait pu jeter sur lui des regards dépourvus de mépris ? Ceux-là seuls qu’il avait convertis. Et dans quelle mesure pouvait-on compter sur leur artificielle loyauté ? Elle manquait de sel. Il aurait pu instituer des titres, imposer une étiquette de cour, un cérémonial compliqué, mais tout cela n’aurait rien changé. Il valait mieux demeurer simplement le Premier Citoyen – et se cacher.

Il se sentit envahi soudain par une vague de révolte, violente et brutale. Il devait plier sous son joug jusqu’aux coins les plus reculés de la Galaxie. Mais cinq ans durant, il était demeuré silencieux dans sa retraite de Kalgan, à cause de cette menace éternelle et silencieuse que faisait planer sur l’espace cette Seconde Fondation invisible, inconnue, inaudible. Il avait trente-deux ans. L’âge mûr à peine – et pourtant, il se sentait vieux. Quel que fût son pouvoir mental de mutant, du point de vue physique, il était faible.

Toutes les étoiles ! Toutes les étoiles, visibles ou invisibles, devaient tomber en son pouvoir !

Ce serait sa revanche. Sur une humanité dont il était exclu. Sur une Galaxie qui ne s’accommodait pas de lui.

Au-dessus de sa tête, clignota l’éclat froid d’un signal lumineux. Il pouvait suivre la progression de l’homme qui avait pénétré dans le palais, et dans le même moment, comme si ses sens de mutant s’étaient trouvés aiguisés et affinés par sa solitude crépusculaire, il sentit le flux émotionnel envahir les cellules de son cerveau.

Il identifia sans effort le visiteur : c’était Pritcher.

Le capitaine Pritcher de l’ex-Fondation. Le capitaine Pritcher qui avait été ignoré et sous-estime par les bureaucrates de ce gouvernement décadent. Le capitaine Pritcher dont il avait dévoilé, en se jouant, les activités d’espion besogneux et qu’il avait tiré du ruisseau fangeux. Le capitaine Pritcher dont il avait fait d’abord un colonel, puis un général ; à qui il avait confié des fonctions qui embrassaient la Galaxie tout entière.

Pritcher, aujourd’hui général, qui, de rebelle irréductible, était devenu d’une loyauté à toute épreuve. Et pourtant s’il était loyal ce n’était pas du fait des prébendes, ni de la gratitude, ni des devoirs que lui imposait sa promotion – mais simplement grâce à l’artifice de la conversion.

Le Mulet avait parfaitement conscience de l’existence de cette couche superficielle de loyauté et d’affection, à la fois solide et inaltérable, qui influençait les sentiments et les émotions de Han Pritcher – cette couche qu’il avait lui-même implantée, cinq ans auparavant. Profondément enfouis sous cette carapace, subsistaient les traits originaux d’une personnalité obstinée impatiente de toute règle – mais c’est tout juste si, même lui, parvenait encore à les détecter.

Derrière lui, la porte s’ouvrit, et il se retourna. Le mur reprit son opacité, et les lueurs rouges du couchant firent place à la blanche luminescence de l’énergie atomique.


Han Pritcher prit le siège qu’on lui désignait. Chez le Mulet, pas de révérences, de genou mis en terre, de titres honorifiques dans les audiences privées. Le Mulet était simplement le « Premier Citoyen ». Pour s’adresser à lui, on employait le mot Monsieur. On s’asseyait en sa présence et, le cas échéant, on pouvait lui tourner le dos.

Aux yeux de Han Pritcher, c’était là le signe d’un homme assuré de sa puissance. Cette procédure lui procurait une chaleureuse satisfaction.

« Votre rapport final m’est parvenu hier, dit le Mulet, je ne puis nier que je l’ai trouvé quelque peu déprimant, Pritcher. »

Les sourcils du général se rejoignirent au-dessus de son nez : « Oui, je l’imagine aisément – mais je ne vois guère à quelles autres conclusions j’aurais pu parvenir. Il n’existe pas de Seconde Fondation, Monsieur. »

Le Mulet réfléchit et secoua la tête, comme il l’avait fait maintes fois auparavant : « Il y a le témoignage d’Ebling Mis. Il y a toujours le témoignage d’Ebling Mis. »

Le fait n’avait rien de nouveau.

« Il se peut que Mis ait été le plus grand psychologue de la Fondation, mais ce n’était qu’un enfant comparé à Hari Seldon, dit Pritcher, outrepassant ses compétences. A l’époque où il analysait les travaux de Seldon, il était soumis à la stimulation artificielle de votre propre cerveau. Il se peut que vous l’ayez poussé trop loin. Il est possible qu’il se soit trompé, Monsieur. Il a dû se tromper. »

Le Mulet soupira, son lugubre visage tendu en avant sur la mince tige de son cou.

« Si seulement il avait vécu une minute de plus. Il était sur le point de me dire où se trouvait la Seconde Fondation. Il le savait, je vous le certifie. Je n’aurais pas été contraint de battre en retraite. Je n’aurais pas été contraint d’attendre, d’attendre interminablement. Que de temps perdu ! Cinq années gaspillées pour rien ! »

Pritcher n’aurait pu taxer de futilité le faible dépit manifesté par son chef ; son statut mental étroitement contrôlé le lui interdisait. Au lieu de cela, il était troublé, vaguement mal à l’aise.

« Quelle autre explication pourrait-on proposer, Monsieur ? dit-il. J’ai effectué cinq explorations. Vous avez établi vous-même les itinéraires. Je n’ai pas négligé le moindre astéroïde. Trois cents ans se sont écoulés depuis que Hari Seldon a prétendument établi deux Fondations qui devaient servir de noyau à un nouvel Empire et remplacer l’Empire agonisant. Cent ans après la mort de Seldon, la Première Fondation s’était fait connaître dans toute la Périphérie. Cent cinquante ans après Seldon, à l’époque de la dernière bataille contre le vieil Empire, elle était connue de toute la Galaxie. Aujourd’hui, après trois cents ans, où pourrait bien se trouver cette mystérieuse Seconde Fondation ? Sa présence n’a jamais été signalée nulle part.

— Si j’en crois Ebling Mis, elle garde jalousement le secret de son existence. Seul le secret peut transformer la faiblesse en force.

— Lorsque le secret est profond à ce point, les possibilités d’existence se réduisent à zéro. »

Le Mulet leva les yeux.

« Non. Cette Fondation existe réellement. » Il tendit brutalement un doigt osseux. « Nous allons modifier légèrement notre tactique.

— Auriez-vous l’intention de partir personnellement ? dit Pritcher en fronçant les sourcils. C’est là une décision que je me garderais fort de vous conseiller.

— Non, bien entendu. Vous entreprendrez une nouvelle expédition – la dernière. Vous partagerez le commandement avec une autre personne. »

Il y eut un silence, et la voix de Pritcher se fit dure. « Qui, Monsieur ?

— Un jeune homme de Kalgan. Il s’appelle Bail Channis.

— Je n’ai jamais entendu parler de lui.

— Cela ne m’étonne pas. Mais il possède un esprit agile, il est ambitieux – et il n’est pas converti. »

La longue mâchoire de Pritcher trembla un fugitif instant. « Je ne discerne pas l’avantage que lui confère cette particularité.

— Il existe, cependant, Pritcher. Vous êtes un homme expérimenté et plein de ressources. Vous m’avez rendu d’excellents services. Mais vous êtes un converti. La loyauté que vous observez à mon égard vous a été imposée et échappe à votre libre arbitre. La perte de vos inclinations originelles vous a privé d’un agent moteur subtil qu’il m’est impossible de remplacer.

— Ce n’est pas mon impression, dit Pritcher d’un air farouche. Je me souviens parfaitement des jours où j’étais votre ennemi et je ne me sens nullement diminué.

— Naturellement, dit le Mulet dont la bouche grimaça un sourire, mais il est difficile de croire à votre objectivité. Ce Channis, par contre, est ambitieux – pour lui-même. On peut lui faire entièrement confiance. Ce n’est pas une question de loyauté, mais d’intérêt personnel. Il sait parfaitement que je l’ai pris en croupe et il est prêt à tout pour augmenter mon pouvoir, afin que la chevauchée soit longue et la destination glorieuse. S’il vous accompagne, c’est simplement pour tirer parti de ce mobile supplémentaire – cet aiguillon que constitue l’intérêt personnel.

— Dans ce cas, dit Pritcher, obstiné, pourquoi ne pas me libérer de ma conversion, si je dois en être amélioré ? Je doute qu’on puisse à présent se méfier de moi.

— Cela jamais, Pritcher. Tant que vous demeurerez à portée de moi, ou que vous aurez la possibilité de me détruire, vous demeurerez sous l’effet de la conversion. Si je prenais la décision de vous libérer en cette minute, je serais mort à la suivante. »

Les narines du général se dilatèrent. « Cette méfiance me fait beaucoup de peine.

— Je n’ai pas la moindre intention de vous blesser, mais il vous est impossible de deviner quels seraient vos sentiments si je leur permettais de suivre le cours naturel de vos inclinations. Croyez-moi, Pritcher, je n’aimerais guère affronter le ressentiment que vous pourriez montrer et dont vous ignorez même jusqu’à l’existence. »

Pritcher courba la tête. Le sentiment de son impuissance lui déchirait l’âme et lui donnait une impression de vide et d’hébétude. Il dit avec effort : « Mais comment pouvez-vous faire entièrement confiance à cet homme… autant qu’à moi ?

— Justement, je ne puis me reposer entièrement sur lui. C’est pourquoi vous l’accompagnerez. Voyez-vous, Pritcher… » Le Mulet s’enfonça profondément dans son vaste fauteuil, dont le dossier mœlleux lui donnait l’apparence d’un cure-dent articulé. « … s’il lui arrivait de tomber par hasard sur la Seconde Fondation – s’il lui arrivait de penser qu’un accord avec ses membres pourrait être plus profitable que de travailler à mon service… Vous me comprenez ? »

Une lueur de satisfaction profonde brilla dans les yeux de Pritcher : « J’aime mieux cela, Monsieur.

— Exactement. Mais n’oubliez pas : il faut lui laisser la bride sur le cou dans toute la mesure du possible.

— Certainement.

— Et… euh… Le jeune homme est un beau garçon, agréable et doué d’un grand charme. Ne vous laissez pas abuser. C’est un gaillard dangereux et sans scrupule. Ne vous mettez pas en travers de sa route, à moins que vous ne soyez préparé à le combattre à armes égales. C’est tout. »

Le Mulet était seul de nouveau. Il laissa les lumières s’éteindre et le mur qui se trouvait devant lui reprit sa transparence. Le ciel était pourpre à présent, et la cité n’était plus qu’une traînée de lumière à l’horizon.

A quoi rimaient tous ces efforts ? Et s’il devenait le maître suprême de toute la création, en serait-il plus avancé ? Cela empêcherait-il des hommes comme Pritcher d’être droits et grands, assurés et forts ? Bail Channis en perdrait-il sa prestance physique ? Et lui-même serait-il différent de ce qu’il était à présent ?

Il maudit ses doutes. Connaissait-il seulement son objectif final ?

Au-dessus de sa tête, clignota l’éclat froid du signal lumineux. Il suivait la progression de l’homme qui avait pénétré dans le palais et, presque à son corps défendant, il sentit le doux flux émotionnel envahir les cellules de son cerveau.

Il identifia sans effort le visiteur. C’était Channis. Le Mulet ne voyait là aucune uniformité, mais la diversité primitive d’un cerveau puissant, exempt de toute influence extérieure et de toute empreinte étrangère. Ses sentiments affluaient et refluaient à la manière des vagues. Une certaine prudence affleurait à la surface, apaisante comme l’huile sur les flots, avec des touches de débauche cynique dans les tourbillons les plus cachés. Et au-dessous, coulait le puissant courant de l’intérêt personnel et de l’amour-propre, avec çà et là une pointe d’humour cruel, et un lac profond et tranquille d’ambition, dans les couches abyssales de la conscience.

Le Mulet avait l’impression qu’il pouvait canaliser le courant, sortir le lac de son lit et lui imprimer une nouvelle direction, assécher un torrent, en déchaîner un autre. Et après ? S’il parvenait à courber la tête bouclée de Channis et à lui inspirer la plus profonde des adorations, aurait-il en rien changé ce masque grotesque qui faisait de lui un oiseau nocturne fuyant la lumière du jour, un reclus au sein d’un Empire qui lui appartenait inconditionnellement ?

Derrière lui, la porte s’ouvrit, et il se retourna. Le mur reprit son opacité, et l’obscurité fit place à la luminescence blanche de l’énergie atomique.

Bail Channis s’assit avec légèreté et dit :

« L’honneur que vous me faites n’est pas entièrement inattendu, Monsieur. »

Le Mulet frictionna de la main sa gibbosité faciale et répondit avec une légère irritation dans la voix :

« Comment cela, jeune homme ?

— Une intuition, je suppose. Sinon, il me faudra avouer que j’ai prêté l’oreille aux rumeurs.

— Aux rumeurs ? A laquelle en particulier, parmi les douzaines de variantes qui circulent, faites-vous allusion ?

— A celles qui prétendent qu’une nouvelle offensive galactique est sous roche. Je nourris l’espoir que cette rumeur contienne une part de vérité et que je sois appelé à y jouer un rôle approprié.

— Dans ce cas, vous croyez sans doute qu’il existe une Seconde Fondation ?

— Pourquoi pas ? Cela rendrait les choses tellement plus intéressantes.

— Vous exprimez là un point de vue personnel ?

— Certainement. C’est le mystère lui-même qui m’intrigue ! Quel meilleur sujet pourrait-on trouver pour émettre des conjectures ? Les éditions spéciales de la presse ne parlent de rien d’autre, depuis quelque temps – ce qui est probablement significatif. L’un des écrivains les plus éminents de Cosmos a rédigé une histoire insolite sur un monde composé de purs esprits – il s’agit bien entendu de la Seconde Fondation – qui auraient développé leur puissance psychique au point de concurrencer toutes les sources d’énergie connues de la science. Ils seraient capables de faire sauter des astronefs à des distances de plusieurs années-lumière, d’expulser les planètes de leurs orbites…

— Intéressant. Mais avez-vous quelques notions sur le sujet ? Etes-vous convaincu de l’existence de ce pouvoir psychique ?

— Par la Galaxie, non ! Croyez-vous que de semblables créatures resteraient confinées dans leur planète ? Non, Monsieur. Je pense que la Seconde Fondation demeure cachée parce qu’elle est plus faible que nous ne pensons.

— Dans ce cas, je puis m’expliquer fort aisément. Que diriez-vous si je vous confiais le commandement d’une mission destinée à repérer la Seconde Fondation ? »

Pendant un instant, Channis se trouva pris de court, comme si les événements se précipitaient à un rythme plus rapide que celui qu’il avait prévu. Sa langue avait apparemment subi une paralysie momentanée et le silence se prolongeait.

« Eh bien ? » dit sèchement le Mulet.

Le front de Channis se creusa de multiples rides parallèles.

« Certainement. Mais quelle direction devrai-je prendre ? Etes-vous en possession de renseignements utiles ?

— Le général Pritcher vous accompagnera…

— Dans ce cas, ce n’est pas moi qui commanderai l’expédition.

— Lorsque j’aurai terminé, vous en jugerez. Ecoutez-moi, vous n’êtes pas originaire de la Fondation. Vous êtes né sur Kalgan, n’est-ce pas ? Oui. Dans ce cas, votre connaissance du Plan Seldon doit être plutôt rudimentaire. Le premier Empire Galactique avait amorcé sa chute ; Hari Seldon et un groupe de psychohistoriens, analysant l’avenir selon des théories mathématiques dont on ne connaît plus l’usage à cette époque dégénérée, établirent deux Fondations, aux extrémités opposées de la Galaxie, de façon à servir de point de départ à un second Empire. Hari Seldon avait compté sur un millier d’années pour accomplir son dessein – qui eût demandé trente mille ans en l’absence des Fondations. Mais il n’avait pas prévu mon intervention, que la psychohistoire était incapable de prédire puisqu’elle ne s’appuie que sur la loi des grands nombres. Vous me suivez ?

— Parfaitement, Monsieur. Mais en quoi cela me concerne-t-il ?

— Vous allez comprendre. J’ai l’intention de créer une Galaxie unie dès à présent – et d’atteindre en trois cents ans l’objectif auquel Seldon avait assigné un délai de mille ans. Une des Fondations – le monde des spécialistes de la physique – est encore florissante sous mon égide. Grâce à la prospérité, à l’ordre qui règnent dans l’Union, les armes atomiques qu’ils ont inventées sont capables de rivaliser avec tout ce qui existe dans la Galaxie – sauf peut-être la Seconde Fondation. C’est pourquoi j’ai besoin de rassembler sur celle-ci le plus de renseignements possible. Le général Pritcher soutient qu’elle n’existe pas. Je sais qu’il se trompe.

— Et comment le savez-vous, Monsieur ? » demanda délicatement Channis.

Du coup la voix du Mulet s’emplit d’indignation.

« Parce que des cerveaux soumis à mon contrôle ont été influencés. Oh ! avec une délicatesse, une subtilité extrêmes, je vous l’accorde ! Mais pas au point que la chose m’échappe. Ces interférences se font de plus en plus fréquentes et affectent des hommes de valeur en des circonstances graves. Vous étonnerez-vous à présent qu’une certaine discrétion m’ait contraint à l’immobilité au cours des dernières années ?

« C’est en cela que réside votre importance. Le général Pritcher est le meilleur des hommes de valeur qui me restent, c’est pourquoi je ne peux plus compter entièrement sur lui. Bien entendu, il ignore ce détail. Mais, vous, vous n’êtes pas converti, et donc pas instantanément identifiable comme étant aux ordres du Mulet. Vous pouvez abuser la Seconde Fondation plus longtemps qu’aucun de mes subordonnés – peut-être le temps suffisant pour atteindre votre objectif. Comprenez-vous ?

— Hum. Oui. Mais veuillez me pardonner, Monsieur, si je vous interroge. De quelle façon vos hommes sont-ils influencés ? Il faudrait que je puisse détecter le changement chez le général Pritcher, le cas échéant. Sont-ils affranchis de la conversion ? Deviennent-ils déloyaux ?

— Non. Je vous ai dit que le changement était subtil. Mais il est aussi plus inquiétant parce que plus difficile à détecter. Parfois, je dois attendre avant d’agir, ne sachant si un homme occupant un poste clé commet des erreurs normales ou bien si son cerveau a été influencé. Leur loyauté demeure intacte, mais ils ont perdu toute initiative, toute ingéniosité. Il me reste un individu parfaitement normal en apparence, mais complètement inutilisable. Six personnes ont subi le même sort au cours de l’année dernière. Six de mes meilleurs sujets. » Un coin de sa bouche se souleva. « Ils commandent actuellement des bases d’entraînement – et je souhaite ardemment que des événements imprévus n’exigent pas d’eux des décisions immédiates.

— Supposez, Monsieur… que la Seconde Fondation ne soit pas en cause. S’il s’agissait d’un autre mutant… comme vous-même ?

— La stratégie est bien trop calculée, la manœuvre s’étend sur une période bien trop longue. Un homme isolé ferait preuve d’une précipitation plus grande. Non, il s’agit bien d’un monde, et c’est vous qui serez mon arme contre lui. »

Les yeux de Channis brillèrent : « J’en suis ravi. »

Mais le Mulet capta la bouffée d’émotion soudaine qui avait saisi le jeune homme. « Oui, vous pensez apparemment que vous remplirez une mission unique qui vous vaudra une récompense unique – que peut-être vous serez amené à me succéder, qui sait ? Vous avez raison. Mais les châtiments, eux aussi, peuvent être uniques dans leur genre. Mes performances psychiques ne se limitent pas seulement à créer de la loyauté. »

Et le petit sourire qui courut sur ses lèvres était plein de férocité. D’horreur, Channis bondit hors de son siège.

L’espace d’un instant, une fugitive fraction de seconde, il avait été étreint d’un chagrin bouleversant, accompagné d’une douleur physique qui avait plongé son esprit dans d’insupportables ténèbres. Puis tout avait disparu. Il ne restait rien, qu’une violente bouffée de colère.

« La colère ne peut rien vous apporter… Oui, vous faites votre possible pour la dissimuler, n’est-ce pas ? dit le Mulet. Je la vois, néanmoins. Alors, souvenez-vous… ce genre d’expérience, je peux le rendre encore plus pénible et plus durable. J’ai tué des hommes par mon pouvoir psychique. Aucune mort n’est plus cruelle. »

Il fit une pause. « C’est tout ! » dit-il.

De nouveau, le Mulet était seul. Il laissa les lumières s’éteindre et le mur, devant lui, reprit sa transparence. Le ciel était noir, et la masse de la Galaxie montait au firmament, étendant ses ramifications à travers les profondeurs veloutées de l’espace.

Tout cet essaim de nébuleuses constituait une masse d’étoiles si nombreuses qu’elles se confondaient les unes avec les autres pour former un nuage de lumière.

Et toutes tomberaient en son pouvoir…

Il ne lui restait plus qu’une seule disposition à prendre ; ensuite il pourrait dormir.

Premier interlude

Le Conseil Exécutif de la Seconde Fondation tenait ses assises. Pour nous, ce ne sont autre chose que des voix. Ni le décor de la réunion ni l’identité des membres présents ne sont essentiels à notre propos.

Nous ne pouvons davantage envisager de reproduire exactement une partie quelconque de la session, d’un point de vue littéral – à moins de sacrifier complètement le minimum d’intelligibilité auquel nous sommes en droit de nous attendre.

Nous avons affaire ici à des psychologues – et pas simplement des psychologues. Disons plutôt des savants, dont la formation est orientée vers la psychologie. C’est-à-dire des hommes dont la conception fondamentale de la philosophie scientifique est dirigée vers une direction entièrement différente de toutes celles que nous connaissons. La « psychologie », telle que la conçoivent des savants nourris d’axiomes déduits des méthodes d’observation de la science physique, ne possède que de très lointains rapports avec la véritable psychologie.

C’est à peu près dans cette mesure que l’on pourrait décrire la couleur à un aveugle – tout en étant soi-même aussi aveugle que son interlocuteur.

Nous voulions en venir à ceci, que les esprits assemblés possédaient une compréhension parfaite du travail intellectuel de chacun des autres, non seulement sur le plan de la théorie générale, mais grâce à l’application spécifique de ces théories, sur des individus particuliers, au cours de longues périodes. Le discours, tel que nous l’entendons, n’avait plus d’utilité. Le plus court fragment de phrase prenait la valeur d’une longue période oratoire. Un geste, un grognement, l’expression la plus fugitive – voire une pause judicieusement calculée – pouvaient fournir les informations les plus substantielles.

Nous prendrons donc la liberté de traduire largement une petite fraction de la conférence, en utilisant les combinaisons de mots nécessaires à l’entendement d’intellects formés, depuis l’enfance, à la pratique de la philosophie scientifique ; dussions-nous, ce faisant, omettre les nuances les plus délicates.

L’une des « voix » prédominait, et cette « voix » appartenait à la personnalité connue sous le simple nom de Premier Orateur.

« Selon toute apparence, disait la « voix », nous avons maintenant définitivement établi quel est le facteur qui a bloqué le Mulet dans son premier élan. Je ne puis dire que ce résultat soit à porter… euh… au crédit des organisateurs de la situation. Apparemment, il a été à deux doigts de nous repérer, grâce à l’énergie psychique artificielle potentialisée de ce qu’ils appellent un « psychologue », dans la Première Fondation. Ce psychologue a été tué au moment précis où il allait communiquer son information au Mulet. Les événements qui ont conduit à cette exécution furent entièrement fortuits, en dépit de tous les calculs effectués au-dessous de la Phase Trois. Je vous cède la parole. »

Le Cinquième Orateur avait été indiqué par une simple inflexion de la voix.

« Il est certain, dit-il avec sévérité, que des erreurs ont été commises. Nous sommes, bien entendu, hautement vulnérables à une attaque en masse, en particulier une attaque menée par un phénomène cérébral tel que le Mulet. Peu de temps après qu’il eut acquis un renom galactique par la conquête de la Première Fondation – une année, pour être exact – il se trouvait sur Trantor. Moins de six mois plus tard, il aurait lancé l’assaut contre nous et le rapport des forces eût été de façon écrasante en notre défaveur – 96,3 plus ou moins 0,05 %, en chiffres exacts. Nous avons consacré un temps considérable à l’analyse des forces qui ont provoqué son arrêt. Nous connaissons, bien entendu, le mobile principal de son action. L’interaction entre son sentiment de frustration, dû à sa difformité physique, et ses pouvoirs psychiques exceptionnels est bien connue de nous. Cependant, c’est seulement par le recours à la Phase Trois que nous avons pu élucider – après coup – une réaction anormale de sa part, en présence d’un autre être humain qui éprouvait une affection honnête à son endroit.

« Puisque cette anomalie dépendait de la présence de cet autre être humain à un moment donné, on peut estimer, dans cette mesure, que les circonstances en ont été entièrement fortuites. Nos agents ont acquis la certitude que c’est une jeune femme qui a tué le psychologue du Mulet – une jeune femme qui inspirait au Mulet une confiance née d’un tendre sentiment et dont, par conséquent, il ne contrôlait pas le cerveau – pour la simple raison qu’il l’aimait.

« Depuis cet événement – pour ceux qui désirent connaître les détails, une étude mathématique du problème a été établie par la bibliothèque centrale – nous avons été sur nos gardes, et nous avons tenu le Mulet en échec par des méthodes peu orthodoxes, qui mettent journellement en danger tout le schéma historique de Seldon. C’est tout. »

Le Premier Orateur garda un instant de silence pour permettre à l’assemblée d’assimiler toute la portée de ces déclarations, puis il dit : « La situation se caractérise donc par une extrême instabilité. Le schéma originel de Seldon étant soumis à une tension proche du point de rupture – et je dois mettre l’accent sur le fait que nous avons commis erreur sur erreur par notre incroyable manque de prévoyance – nous sommes confrontés avec l’éventualité d’un effondrement irréversible du Plan. Le temps nous gagne de vitesse.

« Il ne nous reste, à mon avis, qu’une solution, qui elle-même comporte les plus grands risques :

« Nous devons permettre au Mulet de nous découvrir – d’une certaine manière. »

Suivit d’une autre pause au cours de laquelle il nota les réactions, puis : « Je répète : d’une certaine manière. »

II

L’astronef était pratiquement prêt. Il ne manquait plus rien, sauf la destination. Le Mulet avait suggéré un retour sur Trantor – ce monde qui était la carcasse d’une incomparable métropole galactique, l’ancienne capitale du plus colossal Empire que l’humanité eût jamais connu – le monde mort qui avait été le centre vital de toutes les étoiles.

Pritcher désapprouvait cette idée. Pour lui, c’était un vieux sentier battu, usé jusqu’à la corde.

Il trouva Bail Channis dans la chambre de navigation de l’astronef. Les cheveux bouclés du jeune homme étaient juste assez ébouriffés pour permettre à une mèche unique de lui barrer le front – on eût dit un artifice de coquetterie – et ses dents bien rangées se découvraient en un sourire qui concourait à la séduction générale. Le dur-à-cuire sentit naître en lui un vague sentiment d’hostilité à l’égard de son compagnon.

L’excitation de Channis était évidente. « Pritcher, c’est une coïncidence trop extraordinaire.

— Je ne sais pas à quoi vous faites allusion, dit le général froidement.

— Eh bien, prenez une chaise et expliquons-nous. J’ai parcouru vos notes. Je les trouve excellentes.

— Croyez bien que j’en suis flatté.

— Mais je me demande si vous êtes parvenu aux mêmes conclusions que moi. Avez-vous jamais tenté d’analyser le problème en procédant par déduction ? C’est très joli de fouiller les étoiles au hasard, et j’estime qu’avoir accompli tout ce travail en cinq expéditions, cela représente une jolie randonnée interstellaire. Mais avez-vous calculé combien il vous faudrait de temps à ce rythme pour explorer tous les mondes connus ?

— Oui. Plusieurs fois. (Pritcher ne se sentait nullement disposé à faire la moitié du chemin, mais d’autre part il était important de savoir ce que l’autre avait derrière la tête – cette tête libre de tout contrôle et dont les réactions étaient par conséquent imprévisibles.)

— Eh bien, analysons la situation et tentons de préciser l’objet de nos recherches.

— La Seconde Fondation, dit Pritcher d’un ton tranchant.

— Une Fondation de psychologues, aussi faibles en science physique que la Première Fondation l’était en psychologie. Vous avez appartenu à la Première Fondation, ce qui n’est pas mon cas. Pour vous, la conclusion est évidente, je suppose. Nous sommes chargés de découvrir un monde régi par le pouvoir psychique, mais considérablement en retard sur le plan technologique.

— Faut-il que la seconde proposition découle nécessairement de la première ? demanda tranquillement Pritcher. Notre Union des Mondes ne retarde pas sur le plan scientifique, bien que notre chef suprême doive sa puissance à ses facultés psychiques.

— C’est parce qu’il s’appuie sur les techniques de la Première Fondation, répondit l’autre avec une légère impatience, et c’est d’ailleurs l’unique réservoir de connaissances de la Galaxie. La Seconde Fondation, elle, doit se nourrir des miettes desséchées de l’Empire Galactique défunt. Rien à puiser là-bas.

— Si je vous comprends bien, vous prétendez qu’ils disposent d’un pouvoir psychique suffisant pour établir une hégémonie sur un groupe de mondes, tout en étant arriérés scientifiquement ?

Relativement arriérés. Face à l’état décadent des régions environnantes, ils possèdent suffisamment de moyens pour se défendre. Mais ils sont désarmés devant les forces résurgentes du Mulet, qui a derrière lui une économie atomique parvenue à maturité. D’autre part, pourquoi leur repaire a-t-il été aussi bien caché, au départ, par leur fondateur Hari Seldon ? Pourquoi continuent-ils à se cacher actuellement ? Votre Première Fondation ne faisait pas mystère de son existence et nul ne s’était soucié de la soustraire aux regards. Pourtant ce n’était, il y a trois cents ans, qu’une cité sans défense sur une planète isolée. »

Les traits du sombre visage de Pritcher prirent une expression sardonique.

« Maintenant que vous avez terminé votre savante analyse, peut-être aimeriez-vous que je vous fournisse la liste de tous les royaumes, républiques, Etats et dictatures de toutes sortes qui correspondent à la description que vous venez de faire, sans compter les innombrables facteurs qui n’ont pas été mentionnés ?

— C’est donc que cette éventualité aurait été envisagée ? » Channis n’avait rien perdu de sa pétulance.

« Vous ne trouverez pas ces renseignements ici, bien entendu, mais nous avons établi un guide complet de toutes les unités politiques de la périphérie opposée. Pensiez-vous vraiment que le Mulet était homme à travailler au petit bonheur la chance ?

— Alors… » et la voix du jeune homme était débordante d’énergie, « …que pensez-vous de l’Oligarchie de Tazenda ? »

Pritcher porta pensivement la main à son oreille.

« Tazenda ? Il me semble la connaître. Elle ne se trouve pas dans la Périphérie, n’est-ce pas ? Je crois qu’elle se trouve au tiers de la Galaxie, à partir du centre.

— Oui, et alors ?

— Les renseignements qui sont entre nos mains placent la Seconde Fondation à l’autre extrémité de la Galaxie. C’est le seul point de départ que nous possédions. Pourquoi parlez-vous de Tazenda ? Elle fait avec le radian de la Première Fondation, un angle de cent à cent vingt degrés. Nous sommes loin des cent quatre-vingts indiqués.

— Les archives fournissent un autre renseignement. La Seconde Fondation fut établie à Star’s End.

— Jamais une région de ce nom n’a été localisée dans la Galaxie.

— Pour la simple raison qu’il s’agissait d’un nom purement régional, que l’on a plus tard supprimé pour augmenter le secret. A moins qu’il n’ait été inventé pour l’occasion par Seldon et son groupe. Pourtant il existe une relation entre « Star’s End » et « Tazenda », ne pensez-vous pas ?

— Une vague ressemblance euphonique ? Ce n’est pas suffisant.

— Y êtes-vous jamais allé ?

— Non.

— Ce monde est pourtant mentionné dans vos dossiers.

— Où cela ? Ah ! oui, c’était simplement pour nous ravitailler en eau et en nourriture. Cette planète n’avait certainement rien de remarquable.

— Vous vous êtes posé sur la planète principale ? Le centre du gouvernement ?

— Il ne m’est pas possible de le dire. »

Channis se plongea dans de profondes méditations, sous le regard froid de son compagnon. Puis il leva la tête.

« Voudriez-vous examiner le Lens en ma compagnie, pendant un moment ?

— Certainement. »


Le Lens était peut-être l’appareil le plus récent que l’on trouvât à bord des vaisseaux interstellaires de l’époque. Il s’agissait, en fait, d’une machine à calculer extrêmement complexe, qui projetait sur un écran une reproduction de l’image nocturne du ciel vu de n’importe quel point de la Galaxie.

Channis ajusta les axes de coordonnées et l’on éteignit les lumières de la chambre de pilotage. La lueur rougeâtre du tableau de commande éclairait le visage de Channis. Pritcher était assis sur le siège du pilote, ses longues jambes croisées, son visage perdu dans l’ombre.

Lentement, à mesure que s’écoulait le temps nécessaire à l’introduction, les points lumineux devenaient de plus en plus brillants. Bientôt apparut la masse dense des étoiles, groupées au centre de la Galaxie.

« Voici, expliqua Channis, le ciel nocturne d’hiver tel qu’on peut l’apercevoir de Trantor au point zéro. C’est un secteur important, qui, pour autant que je le sache, a été jusqu’à présent négligé dans vos recherches. Toute investigation intelligente doit prendre Trantor comme point de départ. Trantor était la capitale de l’Empire Galactique. Davantage sur le plan scientifique et culturel que politique, c’est pourquoi la signification d’un nom descriptif doit, neuf fois sur dix, trouver sa source dans Trantor. Vous vous souviendrez, à ce propos, que si Seldon était originaire d’Hélicon, dans la région périphérique, son groupe travaillait sur Trantor même.

— Que cherchez-vous donc à démontrer ? » La voix calme de Pritcher faisait l’effet d’une douche froide sur l’enthousiasme grandissant de l’autre.

« La carte vous l’expliquera. Voyez-vous cette nébuleuse sombre ? » L’ombre de son bras tomba sur l’écran et les myriades d’étoiles de la Galaxie. Son doigt vint se poser sur une minuscule tache noire qui faisait l’effet d’un trou dans l’éclatant tissu stellaire. « Les archives stellographiques la nomment la Nébuleuse de Pelot. Observez bien. Je vais procéder à l’expansion de l’image. »

Pritcher avait déjà assisté à l’expansion de l’image sur un appareil de Lens, mais il retint cependant son souffle. Il avait l’impression de se trouver devant l’écran de télévision d’un astronef, se ruant à corps perdu à travers une Galaxie horriblement touffue, sans avoir recours à l’hyperespace. Les étoiles divergeaient devant eux à partir d’un centre commun, filaient vers l’extérieur et disparaissaient de chaque côté de l’écran.

Certains points se dédoublaient, puis devenaient globuleux. Des lambeaux de brume laiteuse se dissolvaient en myriades de points lumineux. Et toujours cette illusion de vitesse.

« Vous remarquerez, dit Channis que nous suivons la ligne directe qui unit Trantor à la Nébuleuse de Pelot, si bien que notre orientation stellaire est équivalente à celle de Trantor. Je ne tiens pas compte d’une légère déviation due à l’effet gravitationnel sur la lumière – et je ne dispose pas des moyens mathématiques nécessaires pour la calculer – mais je suis persuadé qu’elle est insignifiante. »

L’obscurité s’étendait sur l’écran. Le rythme de l’expansion se ralentissant, les étoiles quittaient comme à regret les quatre bords de l’écran. Sur les franges de la nébuleuse sans cesse grandissante, le brillant univers d’étoiles redoublait d’éclat, comme pour compenser l’absence de la lumière dissimulée par les nuages d’atomes de sodium et de calcium, qui remplissaient des espaces dont le volume se chiffrait en parsecs cubiques.

Channis braqua de nouveau son index. « Voici la Bouche, comme l’appellent les habitants de cette région de l’espace. Le fait est significatif, car c’est seulement dans la direction de Trantor qu’elle ressemble à une bouche. » Il indiquait une coupure dans le corps de la nébuleuse, qui affectait grossièrement la forme d’une bouche dentelée, vue de profil, délimitée par la splendeur éblouissante des étoiles dont elle était remplie. « Suivez la Bouche vers l’intérieur de la nébuleuse, jusqu’à l’endroit où elle se rétrécit au point de ne plus former qu’une mince ligne de lumière irrégulière. »

De nouveau l’écran reprit son expansion et la nébuleuse, s’écartant de la Bouche, envahit bientôt toute la surface de l’écran. Le doigt de Channis suivait silencieusement l’étroite trace jusqu’à son extrême limite et poursuivait son mouvement vers une étoile solitaire ; et, là, son doigt s’arrêta, car au-delà c’étaient les ténèbres, sans faille.

« Star’s End, dit le jeune homme simplement. Le tissu de la nébuleuse est diaphane à cet endroit, et la lueur de cette unique étoile se fraye un passage dans cette seule direction, qui est précisément celle de Trantor.

— Vous essayez de me dire que… » La voix du général s’éteignit dans un silence chargé de suspicion.

« Je n’essaie rien du tout. Ceci est Tazenda – Star’s End, l’Étoile Ultime. »

Les lumières réapparurent. Le Lens s’éteignit.

Pritcher rejoignit Channis en trois longues enjambées. « Qu’est-ce qui vous a donné cette idée ? »

Channis se renversa sur son siège, l’air bizarrement intrigué. « Un concours de circonstances fortuites. J’aurais bien aimé m’en attribuer le mérite, mais il s’agit d’une découverte accidentelle. Quoi qu’il en soit, tout concorde. Si j’en crois nos archives, Tazenda est une oligarchie. Son autorité s’étend sur vingt-sept planètes habitées. Son développement scientifique est médiocre. Et, par-dessus tout, c’est un monde obscur qui a adhéré à une politique de stricte neutralité dans cette région stellaire, sans manifester aucune visée expansionniste. Nous devrions aller voir ça de près.

— Avez-vous informé le Mulet de votre découverte ?

— Non. Et je n’ai nulle intention de le faire. Nous sommes déjà dans l’espace, et nous sommes prêts à faire le premier saut. »


Pris d’une horreur soudaine, Pritcher se précipita vers l’écran du bord. Les froides immensités de l’espace s’ouvrirent devant ses yeux lorsqu’il eut réglé l’appareil. Il contempla fixement le spectacle, puis se retourna. Automatiquement, sa main se porta sur la courbe dure et familière qui était la crosse de son pistolet.

« En vertu de quels ordres ?

— Des miens, général. » C’était la première fois que Channis employait ce titre. « J’ai profité de votre distraction. Vous n’avez probablement pas ressenti les effets de l’accélération, parce que le départ s’est produit au moment de l’expansion de champ du Lens, et vous avez probablement pris ce mouvement pour une illusion provoquée par le déplacement apparent des étoiles.

— Pourquoi ce subterfuge ? Que manigancez-vous donc ? A quoi rimaient toutes vos théories farfelues à propos de Tazenda ?

— Il ne s’agit pas de théories farfelues. J’étais on ne peut plus sérieux. C’est là que nous nous rendons. Si nous nous sommes envolés aujourd’hui, c’est parce que le départ était fixé dans trois jours à compter de cet instant. Général, vous ne croyez pas à l’existence d’une Seconde Fondation. Je suis d’un avis contraire. Vous vous contentez d’obéir aux ordres du Mulet, mais vous n’avez pas la foi ; je n’ignore pas que notre entreprise a disposé de cinq années pour se préparer. De quelle façon ? Je l’ignore, mais rien ne nous empêche de penser qu’ils entretiennent des agents sur Kalgan. Si j’ai présents à l’esprit les éléments qui me permettent de repérer la Seconde Fondation, il se peut qu’ils en soient avertis. Désormais mon existence sera menacée, et je tiens beaucoup à la vie. Aussi dérisoire que puisse être ce risque, j’aime mieux jouer à coup sûr. Nul, si ce n’est vous, ne connaît l’existence de Tazenda, et vous vous trouviez déjà dans l’espace lorsque vous en avez été informé. D’autre part, il y a la question de l’équipage. »

Channis souriait ironiquement. De toute évidence, il était maître de la situation.

Pritcher laissa tomber la main qu’il avait posée sur la crosse de son pistolet, et fut traversé un moment par un vague sentiment de malaise. Qu’est-ce qui le retenait d’agir ? Qu’est-ce qui le paralysait ? Au temps où il n’était qu’un capitaine rebelle pour le compte de l’empire commercial de la Première Fondation, c’eût été lui et non Channis qui aurait pris une telle initiative audacieuse. Le Mulet avait-il donc raison ? Son esprit contrôlé était-il à ce point assoupli par l’obéissance qu’il avait perdu toute faculté d’initiative ? Un sombre désespoir faisait couler dans ses membres un océan d’étrange lassitude.

« Bien joué ! Néanmoins, vous voudrez bien me consulter, dorénavant, lorsque vous voudrez prendre des décisions de cette nature. »

Un signal clignotant attira son attention.

« C’est la chambre des machines, dit Channis sur un ton indifférent. Ils ont chauffé les moteurs en un délai de cinq minutes et je leur ai demandé de me prévenir s’il se passait quelque chose d’anormal. Voulez-vous prendre le quart ? »

Pritcher hocha la tête sans répondre et, demeuré seul, s’enfonça dans une rêverie morose que hantait le spectre de la cinquantaine toute proche. L’écran du bord était parcimonieusement étoilé. Le corps principal de la Galaxie apparaissait dans un coin.

Qu’adviendrait-il s’il était un jour libéré de l’influence du Mulet ?

Mais cette pensée le contracta d’horreur.


Le chef mécanicien Huxlani dévisagea d’un œil aigu le jeune homme sans uniforme, qui se comportait avec l’assurance d’un officier de la flotte et semblait occuper un poste d’autorité. Huxlani, qui faisait partie de la flotte régulière depuis l’époque où le lait coulait encore sur son menton, confondait généralement l’autorité avec les insignes qui en étaient le signe extérieur.

Mais le Mulet avait nommé cet homme à ce poste et cela lui suffisait, bien entendu. Rien d’autre n’importait. Même au plus profond de son subconscient, aucun doute ne venait l’effleurer. Le Mulet avait bien fait les choses.

Sans un mot, il remit à Channis le petit objet ovale.

Charnus le saisit et avec un sourire engageant : « Vous étiez de la Fondation, n’est-ce pas, chef ?

— Oui, commandant. J’ai servi dans la flotte de la Fondation pendant dix-huit ans avant l’arrivée au pouvoir du Premier Citoyen.

— Vous avez suivi les cours techniques sur la Fondation ?

— Je suis technicien qualifié de première classe. Ecole Centrale d’Anacréon.

— Pas mal. Et vous avez trouvé ceci, dans le circuit de communication, à l’endroit où je vous avais demandé de chercher ?

— Oui, commandant.

— Devait-il normalement se trouver là ?

— Non, commandant.

— Alors, de quoi s’agit-il ?

— D’un hypertraceur, commandant.

— Cela ne me dit pas grand-chose. Je n’appartiens pas à la Fondation. Quel est son rôle ?

— C’est un dispositif qui permet de suivre la progression du vaisseau dans l’hyperespace.

— En d’autres termes, on peut nous suivre, où que nous allions ?

— Oui, commandant.

— Très bien. C’est une invention récente, n’est-ce pas ? Elle a été mise au point par l’un des instituts de recherche fondés par le Premier Citoyen, je crois ?

— En effet, commandant.

— Et son principe constitue un secret d’Etat. Exact ?

— Je le crois, commandant.

— Curieux appareil. »

Pendant quelques secondes, Channis fit passer méthodiquement l’hypertraceur d’une main à l’autre. Puis il tendit brusquement le bras.

« Prenez-le et remettez-le à l’endroit exact où vous l’avez trouvé et dans la même position. Compris ? Et puis oubliez l’incident. Complètement. »

Le chef mécanicien refréna un salut machinal, pivota sur ses talons et s’en fut.


L’astronef bondissait à travers la Galaxie, selon une ligne pointillée largement espacée. Les points en question consistaient en courts paliers de dix à soixante secondes-lumière accomplis en espace normal, entre lesquels s’étendaient des intervalles se montant à des centaines d’années-lumière, qui représentaient les sauts à travers l’hyperespace.

Bail Channis, assis devant le tableau de commande du Lens, ressentait en contemplant l’appareil un sentiment proche de l’adoration. Il n’était pas issu de la Fondation, et le jeu des forces obéissant à la pression d’un bouton ou la rupture d’un contact n’était pas chez lui une seconde nature.

Ce n’est pas que le Lens n’eût obtenu de la part d’un membre de la Fondation autre chose qu’un regard blasé et condescendant. Il recelait, dans ses flancs d’une incroyable compacité, suffisamment de circuits électroniques pour isoler avec précision cent millions d’étoiles différentes, en reproduisant exactement leurs positions réciproques et, comme si cela ne suffisait pas, il était capable de faire glisser une portion donnée du champ galactique le long des trois axes de l’espace, ou de faire tourner une partie quelconque du champ autour d’un centre.

C’était pour cela que le Lens avait accompli une quasi-révolution dans le domaine des voyages interstellaires. Avant son apparition, le calcul de chaque saut dans l’hyperespace exigeait entre un jour et une semaine de travail – une grande partie de ce travail consistant à faire le point, d’une façon plus ou moins précise, pour déterminer la position de l’astronef sur l’échelle galactique de référence. En gros, cela consistait à effectuer une visée précise sur au moins trois étoiles largement espacées, dont les positions, par rapport au triple zéro arbitraire de la Galaxie, étaient connues.

C’est dans le mot « connu » que résidait la difficulté. Pour quiconque connaît bien le champ des étoiles d’un certain point de vue de référence, celles-ci possèdent leur individualité au même titre que les gens. Que vous veniez à franchir dix parsecs, et votre propre soleil n’est plus reconnaissable… Encore heureux s’il est visible.

La solution, c’était évidemment l’analyse spectroscopique. Pendant des siècles, l’objectif essentiel de la technique interstellaire avait été l’analyse de la « signature lumineuse » d’un nombre de plus en plus grand d’étoiles, avec des détails de plus en plus poussés. Grâce à ce moyen, et à la précision croissante du saut lui-même, des lignes de transport régulières à travers la Galaxie avaient été établies, et les voyages interstellaires avaient cessé, de plus en plus, d’être un art pour devenir une science.

Cependant, même sous la Fondation, alors qu’on disposait de machines à calculer améliorées et d’une nouvelle méthode pour explorer mécaniquement le champ des étoiles, à la recherche d’une « signature lumineuse » connue, il fallait parfois des jours pour localiser trois étoiles et calculer ensuite la position de l’astronef dans certaines régions qui n’étaient pas familières au pilote.

C’est le Lens qui avait changé tout cela. Tout d’abord, il ne faisait appel qu’au concours d’une seule étoile connue. Et ensuite, même un apprenti de l’espace, comme Channis, était capable de le faire fonctionner.

Selon les calculs concernant les sauts, l’étoile brillante apparaissait maintenant au centre de l’écran du bord. Channis espérait qu’il s’agissait bien de Vincetori.

L’écran du Lens fut placé directement auprès de l’écran de bord, et, avec des doigts précautionneux, Channis régla les coordonnées de Vincetori. Il ferma le circuit d’un relais, et le champ d’étoiles apparut en pleine vue. En son centre, apparut également une étoile brillante, mais c’était apparemment leur seul point commun. Il ajusta le Lens le long de l’axe Z et procéda à l’expansion du champ, jusqu’au moment où le photomètre indiqua une même valeur de brillance pour les deux astres.

Channis chercha une seconde étoile de luminosité convenable sur l’écran de bord et, se reportant à l’écran de champ, il découvrit un astre correspondant. Lentement, il fit tourner l’écran pour obtenir un angle similaire de déflection. Il fit une grimace de dépit en éliminant le résultat. Il tenta la même expérience avec une seconde étoile brillante, puis une troisième. Cette fois, il sourit. Il avait touché juste. Peut-être un spécialiste, mieux entraîné à la perception des rapports, eût-il réussi du premier coup, mais après tout, une réussite sur trois, ce n’était pas si mal.

Cela, c’était le réglage. Dans la phase finale, les deux champs se superposaient et se fondaient. La plupart des astres apparaissaient comme des doubles rapprochés. Mais le réglage fin ne prenait pas longtemps. Les astres doubles se fondaient en un seul, un champ unique demeurait, et l’on pouvait désormais lire directement la position de l’astronef sur les cadrans. Le processus entier avait demandé moins d’une heure.

Channis trouva Pritcher dans son appartement privé. Selon toute apparence, le général se préparait à se coucher. Il leva les yeux. « Des nouvelles ?

— Rien de particulier. Après un nouveau saut, nous serons sur Tazenda.

— Je sais.

— Je ne voudrais pas vous empêcher de dormir, mais avez-vous jeté un coup d’œil sur le film que nous avons trouvé sur Cil ? »

Han Pritcher jeta un regard maussade sur l’objet qui se trouvait dans sa boîte noire, sur sa bibliothèque basse.

« Oui.

— Et qu’en pensez-vous ?

— Je pense que si l’histoire a jamais été étudiée du point scientifique, le souvenir s’en est perdu dans cette région de la Galaxie. »

Channis eut un large sourire : « Je vois ce que vous voulez dire. Plutôt sec comme exposé, n’est-ce pas ?

— Non pas, si vous avez du goût pour les chroniques autobiographiques des dirigeants. Authenticité douteuse, à mon avis, dans un sens et dans l’autre. Là où l’histoire concerne principalement les individus, le tableau devient blanc ou noir, selon les préférences intéressées de l’auteur. Tout cela me semble absolument sans intérêt.

— Mais on y parle de Tazenda. C’est là-dessus que j’ai mis l’accent en vous confiant le film. C’est le seul, parmi ceux que j’ai pu trouver, qui en fasse mention.

— Soit. Ils ont eu de bons et de mauvais dirigeants. Ils ont conquis quelques planètes, remporté quelques victoires, perdu quelques batailles. Je ne leur trouve rien de particulièrement remarquable. Je n’ai pas une très haute opinion de votre théorie, Channis.

— Quelques détails vous ont cependant échappé. Avez-vous remarqué qu’ils n’avaient jamais pris part à des coalitions ? Ils se sont toujours tenus à l’écart des luttes politiques dans ce secteur de l’essaim stellaire. Comme vous le dites, ils ont conquis quelques planètes – mais ils ont mis un terme à leur expansion sans avoir éprouvé aucune défaite écrasante, aucun revers d’importance. On a l’impression qu’ils se sont étendus dans le seul but d’assurer leur protection, mais pas suffisamment pour attirer l’attention.

— A votre aise, répondit l’autre de sa voix indifférente. Atterrissez, je n’y vois pas d’objection. Au pis-aller… une légère perte de temps.

— C’est ce qui vous trompe. Ce pis-aller pourrait bien être une défaite totale. Du moins, s’il s’agit de la Seconde Fondation. Souvenez-vous-en, nous nous trouverions en présence d’un monde uniquement composé de je ne sais combien de Mulets.

— Quelles sont vos intentions ?

— Je compte me poser sur quelque planète mineure et vassale. Recueillir une documentation aussi complète que possible sur Tazenda, improviser ensuite à partir de ces éléments.

— Très bien ! Pas d’objection ! Maintenant, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’aimerais bien éteindre la lumière. »

Channis prit congé avec un geste de la main.

Et dans l’obscurité d’une pièce minuscule, dans une île de métal perdue dans l’immensité de l’espace, le général Han Pritcher demeurait éveillé, suivant ses pensées qui le menaient dans de fantastiques dédales.

Si tous les indices qu’il s’efforçait si péniblement d’admettre se trouvaient vérifiés, alors Tazenda était bien la Seconde Fondation. Il n’y avait pas à sortir de là. Mais comment, comment se faisait-il ?

Etait-il possible que ce fût Tazenda ? Un monde à ce point banal ? Que rien ne distinguait parmi les autres ? Une carcasse branlante perdue parmi les débris d’un Empire ? Un détritus parmi d’autres détritus ? Il revoyait la face ravinée du Mulet et sa voix fluette lorsqu’il parlait du psychologue de l’ancienne Fondation : Ebling Mis, le seul homme qui eût – peut-être – percé le secret de la Seconde Fondation.

Pritcher se souvenait de la densité que le Mulet avait donnée à ses paroles : « Mis semblait bouleversé d’étonnement. On eût dit qu’une particularité de la Seconde Fondation avait de loin surpassé son attente, s’était développée dans une direction totalement imprévue. Si seulement j’avais été capable de lire ses pensées plutôt que de déchiffrer ses émotions. Celles-ci, cependant, m’apparaissaient en toute clarté, et par-dessus tout, il y avait cette surprise immense. »

La surprise était l’élément fondamental. Mis avait donc mis le doigt sur quelque chose de suprêmement étonnant ! Et voilà qu’arrivait ce garçon, ce joyeux luron qui se réjouissait sans contrainte dans l’attente de voir Tazenda et sa banale médiocrité. Il fallait qu’il eût raison. Il le fallait absolument. Sans quoi rien n’aurait plus de sens.

La dernière pensée consciente de Pritcher fut teintée de dureté. L’hypertraceur qu’il avait disposé le long du tube éthérique était toujours à sa place. Il l’avait vérifié une heure auparavant, profitant d’un instant où Channis était occupé ailleurs.

Deuxième interlude

C’était une réunion ordinaire dans l’antichambre de la Salle du Conseil – bientôt viendrait le moment de pénétrer dans la pièce pour régler les affaires courantes – et l’on procédait à quelques rapides échanges de pensées.

« Ainsi le Mulet a pris le départ.

— C’est ce que je viens d’apprendre. Risqué ! Extrêmement risqué !

— Non, pas si les événements adhèrent aux points de jonction préparés.

— Le Mulet n’est pas un homme ordinaire – et il est difficile de manipuler les instruments qu’il a choisis sans se faire repérer par lui. Les esprits contrôlés sont difficiles à influencer. On dit qu’il a surpris la chose dans certains cas.

— Oui, je ne vois pas bien comment on pourrait l’éviter.

— Les esprits non contrôlés sont plus malléables. Mais si peu occupent des postes d’autorité sous sa férule… »

Ils pénétrèrent dans la salle du Conseil. D’autres membres de la Seconde Fondation les suivirent.

III

Rossem est l’un de ces mondes marginaux que néglige en général l’histoire galactique ; il est bien rare qu’ils s’imposent à l’attention des hommes qui occupent les myriades d’autres planètes plus fortunées.

Dans les derniers jours de l’Empire Galactique, quelques prisonniers politiques avaient habité ses étendues désertiques, cependant qu’un observatoire et une petite garnison navale le préservaient d’une désertion complète. Plus tard, dans les jours troublés précédant l’époque de Hari Seldon, les hommes les plus faibles, excédés par la récurrence périodique de l’insécurité et du danger, las de voir leurs planètes mises à sac et une succession fantomatique d’empereurs se frayer un chemin jusqu’à la pourpre suprême pour exercer passagèrement un pouvoir tyrannique et stérile, avaient fui les centres populeux pour chercher refuge dans ces coins déshérités de la Galaxie.

Dans les solitudes glaciales de Rossem, s’agglutinaient les villages. Leur soleil n’était qu’une petite étoile naine rougeâtre qui gardait pour elle sa maigre chaleur, tandis qu’une neige clairsemée ne cessait de tomber pendant neuf mois de l’année. Le robuste grain indigène demeurait en léthargie dans le sol pendant tous ces mois d’hiver, pour croître et mûrir ensuite avec une rapidité quasi panique, lorsque les rayons du soleil faisaient, comme à regret, monter la température aux alentours de dix degrés.

De petits animaux, rappelant les chèvres, broutaient les herbages, grattant la neige de leurs sabots tri-ongulés.

Les hommes de Rossem obtenaient ainsi leur pain et leur lait, et – lorsqu’ils pouvaient se payer le luxe de sacrifier un animal – même leur viande. Les sombres et sinistres forêts qui croissaient de haute lutte, sur la moitié équatoriale de la planète, fournissaient un bois solide et de texture serrée, pour la construction de l’habitat. Ce bois, de même que certaines fourrures et certains minéraux, convenaient même à l’exportation, et les astronefs de l’Empire débarquaient périodiquement, apportant en échange matériel agricole, poêles atomiques et même des postes de télévision. Ces derniers n’étaient pas superflus, car le long hiver imposait aux paysans une claustration interminable.

Le fleuve de l’histoire impériale dédaignait les paysans de Rossem. Les astronefs marchands pouvaient apporter sporadiquement des nouvelles ; de nouveaux fugitifs débarquaient à l’occasion – certain jour, un groupe relativement important arriva en corps constitué et demeura sur place – et tous ces gens apportaient habituellement des nouvelles de la Galaxie.

C’est à ces occasions que les Rossemites entendaient parler des grandes batailles, des populations décimées, des empereurs tyranniques et des vice-rois rebelles. Et ils soupiraient en secouant la tête, fermaient étroitement leurs cols de fourrure autour de leurs visages barbus et s’asseyaient sur la place du village, sous les pâles rayons du soleil, pour philosopher à l’aise sur la méchanceté des hommes.

Puis, après un certain temps, les astronefs marchands disparurent et la vie devint plus dure. Les importations de délicates nourritures étrangères, de tabac, de matériel s’arrêtèrent. Quelques bribes de nouvelles recueillies sur les écrans des téléviseurs leur firent pressentir des événements alarmants. On apprit enfin que Trantor avait été mise à sac. La grande métropole de toute la Galaxie, cette splendide, inaccessible et incomparable demeure historique des empereurs avait été dépouillée, ruinée, totalement anéantie.

C’était là un événement inconcevable, et pour bien des paysans de Rossem, grattant péniblement la terre de leurs champs, il semblait que la fin de la Galaxie fût imminente.

Et puis, un jour semblable aux autres, un astronef apparut de nouveau dans le ciel. Les anciens de chaque village hochaient la tête d’un air entendu et soulevaient leurs vieilles paupières en chuchotant qu’il en était ainsi du temps de leurs pères – mais ce n’était pas la vérité. Il s’en fallait.

Ce vaisseau n’était pas un navire impérial. Le sceau de l’Astronef et du Soleil manquait à sa proue. C’était un engin informe, fait de bric et de broc à partir de pièces ayant appartenu à des vaisseaux plus anciens, et ceux qui en débarquèrent se présentèrent comme les soldats de Tazenda.

Les paysans n’y comprenaient rien. Ils n’avaient jamais entendu parler de Tazenda ; ils n’en accueillirent pas moins les soldats avec leur hospitalité traditionnelle. Les nouveaux venus s’enquirent avec précision de la nature de la planète, du nombre de ses habitants, de ses cités – mot que les paysans confondirent avec « village », ce qui ne fut pas sans provoquer des malentendus –, du type de l’économie et ainsi de suite.

D’autres astronefs suivirent et des proclamations firent savoir sur toute la planète que Tazenda avait pris les rênes du pouvoir, qu’une chaîne de stations de collecteurs d’impôts serait établie le long de l’équateur – la région habitée – qu’un pourcentage de grain et de fourrure serait prélevé annuellement selon un certain cœfficient numérique.

Les Rossemites ne savaient trop quel sens attribuer au mot « impôts ». Lorsque vint le moment de la collecte, ils furent nombreux à payer, tandis que d’autres regardaient, éperdus, ces hommes en uniforme venus d’un autre monde charger sur leurs vastes chars terrestres le grain et les fourrures.

Ici et là, des paysans indignés formèrent des bandes et brandirent d’anciennes armes de chasse, mais cette rébellion se termina en déconfiture. En grommelant, ils s’étaient dispersés à l’arrivée des hommes de Tazenda et avaient vu avec désolation leur lutte pour l’existence devenir encore plus âpre.

Mais un nouvel équilibre s’établit. Le gouverneur de Tazenda vivait dans le village de Gentri, où n’avaient pas accès les Rossemites. Comme les officiels sous ses ordres, il n’était pour les autochtones qu’un vague personnage venu de l’extérieur et il n’empiétait que rarement sur leur domaine. Les fermiers-collecteurs, des Rossemites à la solde de Tazenda, se présentaient périodiquement ; mais on avait pris l’habitude de les voir – et le paysan avait appris à cacher son grain, à mener son troupeau dans la forêt et à ne pas afficher dans sa hutte les signes extérieurs d’une trop grande prospérité. Ensuite, il répondait aux interrogatoires indiscrets par un regard stupide et en montrant du geste ses seules possessions visibles.

Ces tracasseries se firent moins insistantes, les impôts décrurent, comme si Tazenda s’était lassée d’extorquer péniblement des liards à un monde aussi déshérité.

Le commerce se développa et sans doute Tazenda estima-t-elle cet expédient plus profitable. Les gens de Rossem ne recevaient plus les rutilantes créations de l’Empire, mais les machines et la nourriture de Tazenda valaient encore mieux que les produits du cru. Et puis, il y avait les vêtements de femmes. Celles-ci pouvaient désormais abandonner la grossière toile grise tissée à la maison, ce qui était très important.

C’est ainsi qu’une fois de plus, l’Histoire galactique s’écoula d’une manière relativement paisible, et les paysans continuaient à extraire chichement leur subsistance d’un sol ingrat.


Narovi souffla dans sa barbe en sortant de sa hutte. Les premières neiges commençaient à couvrir le sol gelé, et le ciel bas était d’une couleur uniformément rose terni. Il explora consciencieusement la nue et décida que le temps n’était pas à l’orage. Il pouvait se rendre à Gentri sans grand risque, pour échanger ses excédents de grain contre des aliments en conserve qui lui dureraient tout l’hiver.

Il rugit à travers la porte qu’il venait d’entrebâiller pour la circonstance : « A-t-on garni le véhicule de combustible, Yunker ? »

Une voix cria de l’intérieur, puis apparut le fils aîné de Narovi, avec sa courte barbe rouge qui ne parvenait pas encore à masquer la minceur adolescente de son visage. « Le véhicule, dit-il d’un ton maussade, est garni de combustible et fonctionne bien, mais les axes sont en mauvais état. Mais je ne suis pas à blâmer. Ne vous ai-je pas dit qu’il fallait faire appel à un spécialiste ? »

Le vieil homme fit un pas en arrière et examina son fils sous ses sourcils baissés ; puis il projeta en avant son menton velu : « Et alors, est-ce ma faute ? Comment aurais-je pu m’offrir les services d’un spécialiste ? La récolte n’a-t-elle pas été plus que maigre depuis cinq ans ? Mes troupeaux n’ont-ils pas été décimés par la peste ? Est-ce que les peaux n’ont pas…

Narovi. » La voix bien connue qui venait de l’intérieur coupa court à ses lamentations.

« Bon, bon, il faut à présent que ta mère vienne mettre le nez entre un père et son fils. Fais sortir la voiture et assure-toi que les remorques sont solidement arrimées. »

Il frappa l’une contre l’autre ses mains gantées et leva de nouveau les yeux vers le ciel. Les nuages rougeâtres s’assemblaient et le ciel gris qui apparaissait dans leurs interstices n’apportait pas de chaleur. Le soleil était caché.

Il allait détourner les yeux lorsqu’un objet attira sa vue. Son doigt se leva machinalement, tandis que sa bouche s’ouvrait largement pour pousser un cri, sans se préoccuper le moins du monde de l’air glacé.

« Femme ! cria-t-il vigoureusement. Vieille femme, viens ici ! »

Une tête indignée apparut à une fenêtre. Les yeux de la femme suivirent la direction indiquée par son doigt, sa bouche s’ouvrit à son tour. Avec un cri, elle se précipita au bas de l’escalier de bois, saisissant au passage un vieux châle et un carré de toile. Elle apparut bientôt, le carré de toile bien serré sur sa tête et ses oreilles, le châle sur les épaules.

« C’est un astronef qui vient de l’espace extérieur ! souffla-t-elle.

— Je le vois bien ! dit Narovi avec impatience. Nous avons des visiteurs, vieille femme, des visiteurs ! »

Le vaisseau s’approchait lentement, s’apprêtant à se poser sur le champ gelé, dans la partie nord de la ferme de Narovi.

« Mais qu’allons-nous faire ? gémit la femme. Pouvons-nous offrir l’hospitalité à ces gens ? Se contenteront-ils du sol de terre battue de notre cabane et des miettes de la galette de maïs de la semaine dernière ?

— Préfères-tu qu’ils aillent chez nos voisins ? » Le teint de Narovi, congestionné par le froid, s’empourpra encore et ses bras, couverts d’une maigre fourrure, saisirent l’épaule musculeuse de la femme. « Femme de mon cœur, murmura-t-il, tu feras descendre au rez-de-chaussée les deux chaises de notre chambre. Tu veilleras à ce qu’un jeune animal bien gras soit immolé et rôti avec des tubercules ; tu prépareras un nouveau gâteau de mais. A présent, je vais saluer et accueillir ces hommes puissants qui viennent de l’espace… et… et… » Il s’interrompit, inclina sur le côté son vaste bonnet et se gratta la tête d’un air perplexe. « Oui, je vais emporter ma cruche d’eau-de-vie de grain. Il est agréable de boire une bonne rasade. »

Durant ce discours, les lèvres de la femme n’avaient pas cessé de remuer silencieusement. Ce stade une fois passé, sa bouche émit des cris discordants.

Narovi leva un doigt. « Vieille femme, qu’est-ce donc que les Anciens ont dit la semaine passée ? Eh bien ? Fouille ta mémoire. Les Anciens sont allés de ferme en ferme – en personne ! Vois s’ils estimaient la chose importante – pour nous demander de les prévenir immédiatement – ordre du gouverneur – si jamais des astronefs venus de l’espace apparaissaient dans le ciel.

« Ne saisirai-je pas l’occasion de gagner les bonnes grâces des gens au pouvoir ? Examine ce navire. As-tu jamais vu le pareil ? Ces hommes du monde extérieur sont riches, puissants. Le gouverneur en personne n’a pas hésité à lancer des messages urgents à leur sujet et les Anciens sont allés de ferme en ferme malgré la bise. Peut-être a-t-on annoncé sur tout le territoire de Rossem que ces hommes sont hautement désirés par les Seigneurs de Tazenda… et c’est sur ma propre ferme qu’ils se posent ! »

Il trépignait positivement d’anxiété. « Que nous nous acquittions convenablement des lois de l’hospitalité – que mon nom vienne aux oreilles du gouverneur – et rien ne nous sera plus refusé. »

Sa femme fut soudain consciente du froid qui la pénétrait à travers ses légers vêtements d’intérieur. Elle bondit vers la porte en criant par-dessus son épaule : « Ne t’occupe pas de ces gens. »

Mais elle parlait à un homme qui avait déjà pris sa course vers ce fragment d’horizon où l’astronef opérait sa descente.


Ce n’était pas le froid ni les espaces nus et désolés qui préoccupaient le général Han Pritcher. Non plus que l’aspect misérable du pays, ou le paysan trempé de sueur.

Il s’inquiétait plutôt de savoir s’ils avaient agi sagement en se lançant dans cette aventure. Il se trouvait seul sur cette planète en compagnie de Channis.

Dans l’espace, l’astronef pouvait toujours se tirer d’affaire dans les circonstances ordinaires, et pourtant il ne se sentait pas en sécurité. C’était Channis, évidemment, qui était responsable de cette initiative. Il lança un regard de biais vers le jeune homme et le surprit à cligner joyeusement de l’œil dans la direction d’une ouverture ménagée dans la cloison garnie de fourrures, où les yeux fureteurs et la bouche béante d’une vieille femme venaient d’apparaître momentanément.

Channis, du moins, semblait parfaitement à son aise. Pritcher constata le fait avec une satisfaction aigre-douce. Désormais, le jeu ne suivrait plus exactement la voie qu’il avait tracée. D’autre part, leurs émetteurs-récepteurs à ultra-ondes demeuraient le seul lien qui les unissait à l’astronef.

Leur hôte rustique leur prodiguait de vastes sourires tout en hochant la tête à plusieurs reprises. D’une voix pénétrée de respect, il leur dit : « Nobles seigneurs, je prends l’extrême liberté de vous avertir que mon fils aîné – un brave garçon travailleur, auquel ma pauvreté m’interdit de donner l’éducation qu’il mérite – vient de m’informer que les Anciens arriveront bientôt. J’espère que votre séjour sous mon toit aura été aussi agréable que mes humbles moyens – car je suis pauvre, bien qu’honnête et humble fermier, dur au travail, comme chacun pourra vous le dire – me le permettent.

— Les Anciens ? dit Channis d’un ton léger. Ce sont sans doute les dirigeants locaux ?

— C’est bien cela, nobles seigneurs, et tous d’honnêtes et dignes hommes, car notre village est connu sur Rossem pour sa vertu et sa loyauté – bien que la vie soit dure et les produits des champs et de la forêt bien maigres. Peut-être ferez-vous état de la civilité et du respect dont j’ai témoigné à l’égard des voyageurs et, ainsi, il se peut que les Anciens m’accordent un nouveau véhicule à moteur, car le vieux peut à peine se traîner, et nous dépendons de lui pour notre subsistance. »

Il prononçait sa requête avec une pressante humilité et Han Pritcher opinait du chef avec la hautaine condescendance compatible avec le titre de « nobles seigneurs » dont on les gratifiait généreusement.

« Nous ferons compliment aux Anciens de votre hospitalité. »

Pritcher saisit l’occasion d’un moment fortuit de solitude pour glisser un mot à l’oreille d’un Channis apparemment à moitié endormi. « Je n’apprécie pas tellement cette entrevue avec les Anciens, dit-il. Avez-vous une opinion quelconque sur le sujet ? »

Channis parut surpris. « Non. Qu’est-ce qui vous préoccupe ?

— Il semble que nous ayons mieux à faire que d’attirer l’attention sur nous dans ce village. »

Channis lui dit rapidement, d’une voix basse : « Il se peut qu’il devienne nécessaire d’attirer l’attention lors de nos prochaines initiatives. Nous ne trouverons pas le genre d’homme que nous cherchons en plongeant à l’aveuglette notre main dans un sac. Des gens qui dirigent grâce à leur pouvoir psychique n’occupent pas obligatoirement des postes honorifiques. Tout d’abord, les psychologues de la Seconde Fondation ne sont probablement qu’une infime minorité par rapport à l’ensemble de la population, de même que les savants et les techniciens de notre Première Fondation étaient en nombre extrêmement réduit. Les gens ordinaires ne sont rien d’autre probablement, que ce qu’ils paraissent – des gens très ordinaires. Il se peut que les psychologues eux-mêmes se cachent jalousement, et les hommes qui occupent apparemment les postes de direction se croient, en toute sincérité, les véritables maîtres. Il se peut que la solution de notre problème se trouve ici même, sur cette misérable planète gelée.

— Je ne vous suis absolument pas.

— Voyons, ce n’est pas compliqué. Tazenda est probablement un monde immense dont la population s’élève à des millions, voire des centaines de millions d’individus. Comment ferions-nous pour identifier les psychologues dans cette masse et raconter sincèrement au Mulet que nous avons découvert la Seconde Fondation ? Ici, au contraire, sur ce monde minuscule de paysans, sur ces planètes vassales, tous les dirigeants de Tazenda – c’est notre hôte qui le dit – sont concentrés dans le village principal de Gentri. Leur nombre ne doit guère excéder une centaine, Pritcher, et parmi eux, il doit bien se trouver un ou plusieurs hommes de la Seconde Fondation. Nous nous y rendrons éventuellement, mais voyons d’abord les Anciens. Je pense que c’est la première étape d’une progression logique. »

Ils se séparèrent avec le plus grand naturel, cependant que leur hôte pénétrait dans la pièce en coup de vent, en proie à une agitation visible.

« Nobles seigneurs, les Anciens arrivent. Je prends une fois de plus la liberté de vous demander de glisser un mot en ma faveur. » Il se plia en deux dans un paroxysme de servilité.

« N’ayez crainte, nous nous souviendrons de vous, dit Channis. Sont-ce là vos Anciens ? »

C’étaient eux, apparemment. Ils étaient au nombre de trois.

L’un d’eux s’avança. Il s’inclina respectueusement, mais sans perdre un pouce de sa dignité. « Nous sommes très honorés. Nous vous avons procuré des moyens de transport et j’ose espérer que vous nous ferez l’honneur de paraître à notre salle de réunion. »

Troisième interlude

Le Premier Orateur considéra le ciel nocturne avec mélancolie. Des lambeaux de nuages passaient devant la faible clarté des étoiles. L’espace semblait agressivement hostile. Habité par le froid et les intempéries, il n’était guère accueillant, mais la présence de cette créature étrange, le Mulet, le chargeait et l’assombrissait encore d’une sinistre menace.

La réunion était terminée. Elle n’avait guère duré. On avait débattu des doutes et des incertitudes que suscitait le difficile problème mathématique posé par un mutant dont les réactions demeuraient imprévisibles. Toutes les éventualités les plus extrêmes devaient être envisagées.

Avaient-ils acquis quelque certitude ? Quelque part, dans cette région de l’espace – à portée de main, selon l’échelle galactique –, se trouvait le Mulet. Quelle action allait-il entreprendre ?

Ses hommes ne se montraient pas trop difficiles à manier. Ils réagissaient conformément aux prévisions.

Mais qu’en serait-il du Mulet lui-même ?

IV

Les Anciens de cette région particulière de Rossem n’étaient pas exactement tels qu’on aurait pu s’y attendre. Ils ne constituaient pas une simple extrapolation de la paysannerie – c’est-à-dire : plus âgés, plus autoritaires, moins amicaux.

Pas du tout.

La dignité dont ils avaient fait preuve à la première entrevue s’était accentuée au point de devenir, aux yeux des visiteurs, leur caractéristique dominante.

Ils étaient assis autour de leur table ovale comme autant de penseurs graves et avares de leurs mouvements. La plupart avaient dépassé le cap de la prime jeunesse, néanmoins les quelques individus dont le visage s’agrémentait d’une barbe la portaient courte et soigneusement entretenue. Cependant, suffisamment nombreux étaient ceux qui ne paraissaient pas avoir encore atteint la quarantaine, pour que le titre d’Ancien puisse être considéré davantage comme un témoignage de respect plutôt qu’une référence à l’âge de l’intéressé.

Les deux visiteurs venus de l’espace étaient placés au sommet de la table et, dans le silence solennel qui accompagnait un repas plutôt frugal et dont le caractère tenait plus du cérémonial que d’une opération destinée à calmer l’appétit, ils s’imprégnaient de cette atmosphère nouvelle qui offrait tellement de contrastes avec ce qu’ils avaient connu jusqu’à présent.

Le repas terminé, après qu’une ou deux observations respectueuses – trop brèves et trop simples pour qu’on puisse les qualifier de discours – eurent été prononcées par ceux des Anciens qui jouissaient apparemment de la plus haute estime, la réunion prit un tour plus familier.

On eût dit que l’atmosphère d’accueil protocolaire présidant à la réception des personnages étrangers avait cédé le pas à une ambiance rustique faite de curiosité et d’empressement amical.

Ils se pressaient autour des deux nouveaux venus et les assaillaient de questions.

Ils demandaient s’il était difficile de piloter un astronef, de combien de membres se composait l’équipage, s’il était possible de construire de meilleurs moteurs pour leurs véhicules terrestres, s’il était vrai qu’il neigeait rarement sur les autres planètes (ce qui n’était pas le cas pour Tazenda), combien de gens vivaient sur leur monde, s’il était aussi étendu que Tazenda, quelle distance les en séparait, comment étaient tissés leurs vêtements, et ce qui leur donnait ce lustre métallique, pourquoi ils ne portaient pas de fourrures, s’ils se rasaient chaque jour, quelle sorte de pierre portait la bague de Pritcher… et ainsi de suite.

Et presque toujours, les questions étaient adressées à Pritcher, comme si, en sa qualité d’aîné, il était automatiquement investi de la plus haute autorité. Le général se trouva contraint de répondre avec un luxe accru de détails. Il avait l’impression d’être entouré par une foule d’enfants. Leurs questions témoignaient d’un émerveillement extrême, absolument désarmant. Leur passion d’apprendre était immense et ne souffrait pas de résistance.

Pritcher expliqua que les astronefs n’étaient pas difficiles à piloter et que l’importance de leurs équipages variait, selon la taille de l’engin, entre un seul homme et un grand nombre ; qu’il ignorait les détails de construction de leurs moteurs, mais qu’il était certain qu’ils étaient susceptibles d’amélioration ; que les climats variaient à l’infini suivant les planètes ; que des populations se chiffrant par centaines de millions vivaient sur le monde d’où il venait, mais qu’il était beaucoup moins étendu et plus insignifiant que le grand empire de Tazenda ; que leurs vêtements étaient tissés à l’aide de fils de silicone sur lesquels le lustre était obtenu artificiellement par une orientation convenable des molécules superficielles, et qu’on pouvait les chauffer par un procédé spécial, si bien que les fourrures n’étaient pas nécessaires ; qu’ils se rasaient chaque jour ; que la pierre enchâssée dans sa bague était une améthyste. Et les questions fusaient toujours. Il sentait sa rude carapace se fondre, contre son gré, au contact de ces naïfs villageois.

Et toujours, ses réponses étaient suivies d’un rapide commentaire des Anciens, comme s’ils débattaient entre eux de la qualité des informations obtenues. Il était difficile de suivre leurs discussions particulières, car ils avaient à ce moment recours à leur version typiquement accentuée du langage galactique universel, lequel, pour avoir été trop longtemps séparé de la langue mère, avait gardé une forme archaïque.

On aurait presque pu dire que leurs brefs commentaires frôlaient le seuil de l’entendement, tout en restant subtilement compréhensibles.


Channis interrompit finalement le déluge de questions.

« Mes chers hôtes, votre tour est maintenant venu de répondre, car nous sommes étrangers et nous aimerions bien connaître, autant que possible, le noble empire de Tazenda. »

Alors, il arriva ceci qu’un grand silence tomba sur l’assemblée et les Anciens qui, l’instant d’avant, parlaient avec une intarissable volubilité, devinrent muets comme des carpes. Leurs mains qui voletaient avec tant d’agilité et de délicatesse, comme pour donner à leurs paroles plus de portée et exprimer les diverses nuances de leur pensée, s’immobilisèrent soudain à leurs côtés. Ils échangèrent des regards furtifs, enclins, selon toute apparence, à s’effacer les uns devant les autres.

Pritcher s’interposa rapidement. « Mon compagnon formule cette demande en toute amitié, car la renommée de Tazenda s’est étendue à toute la Galaxie, et nous ne manquerons pas, naturellement, d’informer le gouverneur de la loyauté et de l’affection que lui portent les Anciens de Rossem. »

Nul soupir de soulagement ne fut poussé, mais les visages s’éclairèrent. Un Ancien passa ses doigts dans sa barbe, redressa une boucle d’une pression légère et dit : « Nous sommes les fidèles serviteurs des Seigneurs de Tazenda. »

La contrariété que Pritcher avait éprouvée en écoutant Channis formuler sa demande avec aussi peu de diplomatie s’était atténuée. Il était évident, du moins, que les effets de l’âge, dont il avait ressenti depuis peu les premières atteintes, ne lui avaient pas retiré la faculté de réparer les bourdes commises par les autres.

« Dans notre lointaine région de l’univers, continua-t-il, nous ne sommes pas très versés dans l’histoire des anciens Seigneurs de Tazenda. Je suppose que leur règne a été pacifique et s’est poursuivi pendant de longues années. »

L’Ancien qui était déjà intervenu répondit. Assumant le rôle de porte-parole, il s’exprimait d’une voix basse et monocorde.

« Même le grand-père du plus âgé d’entre nous n’a nulle souvenance d’une époque d’où les Seigneurs fussent absents, dit-il.

— Ce fut une ère de paix ?

— Ce fut une ère de paix. » Il marqua une certaine hésitation. « Le gouverneur est un fort et puissant Seigneur qui n’hésiterait pas à punir les traîtres. Naturellement, il n’y a pas de traîtres parmi nous.

— J’imagine que, dans le passé, certains ont expié leurs fautes comme ils le méritaient. »

Nouvelle hésitation. « Il ne s’est jamais trouvé de traîtres dans nos rangs, ni chez nos pères ni chez les pères de nos pères. Mais il n’en a pas été de même dans d’autres mondes, et une mort prompte a sanctionné la faute des coupables. Il ne convient pas que nous nous mêlions de ces choses, car nous sommes d’humbles gens, de pauvres fermiers qui ne font pas de politique. »

Sa voix trahissait une anxiété certaine, et l’inquiétude assombrissait les yeux de tous.

« Pourriez-vous nous dire la marche à suivre pour obtenir une audience de votre gouverneur ? » demanda Pritcher d’une voix douce.

C’est à ce moment que se produisit l’imprévisible.

Après un long moment de silence, l’Ancien lui dit : « Comment… vous ne le saviez pas ? Le gouverneur sera ici dès demain. Il attendait votre visite. Vous nous avez fait un très grand honneur. Nous… espérons ardemment que vous témoignerez auprès de lui de notre loyauté à son égard. »

Le sourire de Pritcher se crispa imperceptiblement. « Il nous attendait ? »

L’Ancien promena un regard étonné sur ses compagnons. « Mais… il y a déjà une semaine que nous étions prévenus de votre arrivée. »


Le logement qui leur fut attribué était relativement luxueux, si l’on considérait le niveau économique de la planète. Pritcher avait connu bien pis. Quant à Channis, il ne montrait qu’indifférence pour les contingences extérieures.

Mais un élément de dissension inédit venait de surgir entre les deux hommes. Pritcher sentait venir le moment d’une décision irréversible, tout en souhaitant une temporisation supplémentaire. Une entrevue immédiate avec le gouverneur accroîtrait dangereusement les risques de la partie engagée. Par contre, en cas de victoire, les profits pourraient s’en trouver multipliés. Il se sentit envahi d’une bouffée de colère en considérant Channis, dont les sourcils s’étaient légèrement rapprochés et dont la lèvre inférieure se contractait sur les incisives en une moue délicate. Il avait horreur de ces inutiles comédies dont il attendait l’issue avec impatience.

« Il semble que notre venue ait été prévue.

— Oui, dit simplement Channis.

— C’est là tout ce que vous trouvez à dire ? Vous n’avez pas d’autre commentaire plus judicieux à nous proposer ? Nous débarquons ici, et on nous informe que le gouverneur nous attend. Sans doute apprendrons-nous de sa bouche que tout le royaume de Tazenda était averti de notre arrivée imminente. Dans ce cas, je ne vois pas très bien quelle pourrait être la valeur de notre mission. »

Channis leva les yeux, sans faire le moindre effort pour dissimuler la lassitude de sa voix.

« Etre averti de notre arrivée est une chose, connaître notre identité et les raisons de notre visite en est une autre.

— Et vous croyez pouvoir les cacher aux hommes de la Seconde Fondation ?

— Peut-être. Pourquoi pas ? Seriez-vous déjà prêt à jeter le manche après la cognée ? Supposons que notre astronef ait été détecté en cours de route. Est-il tellement extraordinaire qu’une puissance entretienne des postes d’observation dans l’espace ? Ne serions-nous que des étrangers ordinaires que nous présenterions néanmoins un intérêt.

— Un intérêt à ce point évident que le gouverneur en personne se dérange pour venir nous accueillir ? »

Channis haussa les épaules : « Nous aurons tout le temps de nous occuper de ce problème plus tard. Pour l’instant, voyons à quoi ressemble ce gouverneur. »

Pritcher découvrit ses dents dans un rictus amer. La situation devenait ridicule.

Channis poursuivit avec une animation artificielle : « Nous savons au moins une chose. Tazenda est la Seconde Fondation, sinon il faudrait conclure que des millions d’indices nous indiquent unanimement la mauvaise voie. Comment interprétez-vous cette terreur évidente que les autochtones ressentent à l’égard de Tazenda ? Or, on n’aperçoit aucun signe apparent de domination politique. Leurs groupes d’Anciens se réunissent librement, autant qu’on en puisse juger, et sans intervention extérieure d’aucune sorte. Les taxes qui leur sont imposées ne semblent pas exagérées et la collecte s’effectue sans grande rigueur. Les gens parlent beaucoup de leur pauvreté, mais ont le physique de gens robustes et bien nourris. Leurs habitations sont sommaires et leurs villages rudimentaires, mais ils sont évidemment conçus en fonction du climat. En fait, ce monde me fascine. Je n’en ai jamais vu de plus rebutant, néanmoins je suis convaincu que la population ne souffre pas et que son existence, exempte de complications, lui apporte un bonheur dont ne jouissent pas les sociétés raffinées de nos pays civilisés.

— Dois-je en conclure que vous êtes un fervent des vertus paysannes ?

— Les étoiles m’en préservent ! » Cette idée semblait amuser fort le jeune Channis. « Il me suffit d’en souligner le caractère significatif. Apparemment, Tazenda est un administrateur efficace – efficace dans un sens différent de celui du vieil Empire ou de la Première Fondation, voire de notre propre Union. Toutes ces puissances ont apporté à leurs sujets un confort mécanique au détriment de valeurs plus intangibles. Tazenda leur apporte le bonheur et pourvoit convenablement à leurs besoins matériels. Ne voyez-vous pas que toute l’orientation de leur domination est différente ? Elle s’exerce, non sur un plan physique, mais psychologique.

— Vraiment ? » Pritcher se permettait d’ironiser. « Et que faites-vous de cette terreur que les Anciens manifestent à l’égard des punitions que ces bienveillants administrateurs infligent aux traîtres ? Comment la conciliez-vous avec votre thèse ?

— Ont-ils été l’objet de sanctions ? Ils ne parlent que des châtiments imposés aux autres. On pourrait penser que la notion de punition a été à ce point implantée dans leurs esprits que le châtiment lui-même est devenu inutile. Leur mentalité en est tellement imprégnée qu’il n’existe pas, j’en suis certain, un seul soldat sur toute la planète. Il me semble que cela saute aux yeux, ne le voyez-vous pas ?

— Je le verrai peut-être, répondit froidement Pritcher, lorsque j’aurai rencontré le gouverneur. A ce propos, et si nos mentalités étaient conditionnées ?

— Bah ! Vous en avez l’habitude », répondit Channis avec un mépris brutal.

Pritcher pâlit imperceptiblement et se détourna avec effort. Ils ne s’adressèrent plus la parole de la journée.


Dans le calme silence de la nuit glaciale, Pritcher tendait l’oreille vers la respiration régulière de son compagnon. Rassuré, il régla son poste de poignet sur la longueur d’ultra-onde dont il était le seul à disposer, à l’exclusion de Channis, et, par de silencieux frôlements d’ongles, se mit en communication avec l’astronef.

La réponse lui parvint sous la forme de brèves périodes de vibrations inaudibles, qui dépassaient à peine le seuil des perceptions sensorielles.

« Vous n’avez encore reçu aucune nouvelle communication ? »

La réponse fut répétée à deux reprises successives.

« Aucune. Nous attendons toujours. »

Il descendit du lit. Il faisait froid dans la pièce. Il s’enveloppa de la couverture fourrée et se plongea dans la contemplation des étoiles, si différentes, par leur brillance et leur complexité, de l’uniforme poussière galactique qui dominait les nuits de sa périphérie natale.

Quelque part, au milieu de ces astres, se trouvait la réponse aux questions qui bouleversaient son entendement, et il souhaitait ardemment que lui parvînt enfin la solution qui résoudrait pour lui ces problèmes irritants.

Pendant un instant, il se demanda une fois de plus si le Mulet avait raison – si la conversion l’avait effectivement privé de cette énergie indomptable que donne la confiance en soi. Ou n’était-ce pas plutôt l’effet de l’âge et des vicissitudes que lui avaient values les dernières années ?

En réalité, il n’en avait cure.

Il était las.


Le gouverneur de Rossem arriva en modeste apparat. Son seul compagnon était l’homme en uniforme qui tenait les commandes du véhicule terrestre.

Celui-ci était d’apparence somptueuse mais ses performances semblaient des plus médiocres au général. Dépourvu de maniabilité, il virait avec une lamentable gaucherie et, plus d’une fois, le moteur cala par suite d’un changement de vitesse trop précipité. Il était évident, à première vue, qu’il utilisait un combustible chimique et non atomique.

Le gouverneur tazendien descendit prestement sur la légère couche de neige et s’avança entre deux rangées d’Anciens respectueux. Il passa rapidement sans les regarder et pénétra dans la maison. Tous y entrèrent à sa suite.

De la place qu’on leur avait assignée, les deux hommes de l’Union observaient la scène. Le gouverneur était trapu, plutôt massif, court, fort peu impressionnant.

Et puis après ?

Pritcher maudit son absence de sang-froid. Son visage demeurait bien entendu d’un calme glacial. Sa défaillance passerait inaperçue de Channis – mais il savait fort bien que sa tension artérielle s’était accrue et que sa gorge était desséchée.

Il ne ressentait pas une peur physique. Il n’était pas de ces êtres stupides et sans imagination, formés d’une pâte trop grossière pour être accessibles à la peur, mais la crainte physique était un sentiment que l’on pouvait raisonner et dominer.

Il s’agissait ici de tout autre chose, d’une peur toute différente.

Il jeta un coup d’œil rapide vers Channis. Le jeune homme examinait ses ongles dont il grattait machinalement une imperceptible aspérité.

Une vague d’indignation gagna Pritcher. Qu’avait à craindre Channis d’être mentalement contrôlé ?

Pritcher prit une profonde inspiration et tenta de réfléchir. Dans quel état d’esprit se trouvait-il avant que le Mulet eût converti le démocrate qu’il avait été ? Il lui était difficile de se souvenir. Il n’avait pas une nette conception de sa mentalité. Il était impuissant à rompre les fils de la toile d’araignée qui le liaient émotionnellement au Mulet. Sur le plan intellectuel, il se souvenait qu’il avait tenté une fois d’assassiner le Mulet, mais, en dépit de tous ses efforts, il lui était impossible de retrouver les sentiments qui avaient motivé son acte. Cependant, il s’agissait peut-être d’une action d’autodéfense de son esprit, car à la seule intuition de ce que ces sentiments auraient pu être – sans qu’il fût question de détails, mais seulement de l’orientation générale de son influx émotionnel – il sentit des nausées lui monter à la gorge.

Et si le gouverneur modelait à son tour son esprit ?

Qu’adviendrait-il si les tentacules mentaux d’un membre de la Seconde Fondation s’insinuaient le long des anfractuosités émotionnelles de son psychisme, pour les faire éclater et les rassembler à nouveau selon une configuration différente ?

Il n’avait éprouvé aucune sensation la première fois. Aucune souffrance, aucun déchirement affectif – même pas le sentiment d’une solution de continuité. Il avait, depuis toujours, aimé le Mulet. S’il avait jamais existé une époque – remontant à cinq courtes années – où il avait cru ne pas l’aimer, où il l’avait haï –, il ne pouvait s’agir que d’une affreuse illusion. La seule pensée de cette illusion le plongeait dans l’embarras le plus profond.

Mais de souffrance, point.

La rencontre avec le gouverneur serait-elle une réédition de cette expérience ? Tous les événements passés – toute sa dévotion au service du Mulet – toute l’orientation de sa vie – iraient rejoindre le royaume des rêves brumeux que représentait pour lui le mot démocratie. Le Mulet deviendrait à son tour un rêve, et sa loyauté se consacrerait désormais à la seule Tazenda.

Il se détourna brusquement, pris d’une violente envie de vomir.

A ce moment, la voix de Channis explosa dans son oreille.

« Je crois que le moment est venu, général. »

Pritcher se retourna de nouveau. Un Ancien venait d’ouvrir silencieusement la porte et se tenait sur le seuil, avec un calme plein de dignité et de respect.

« Au nom des Seigneurs de Tazenda, Son Excellence le Gouverneur a le plaisir de vous accorder une audience et vous demande de bien vouloir paraître devant lui.

— Certainement », dit Channis. Il resserra sa ceinture d’une secousse et se coiffa d’un capuchon rossemite.

Pritcher serra les mâchoires. La véritable partie allait enfin commencer.


Le gouverneur de Rossem n’était pas un homme de formidable apparence. Tout d’abord, il était nu-tête, et ses cheveux châtains, clairsemés et grisonnants, donnaient de la douceur à son visage. Ses arcades sourcilières s’abaissèrent et ses yeux enchâssés dans un réseau de fines rides prirent un regard scrutateur ; cependant, son menton rasé de frais était petit et fuyant, et selon les canons de cette pseudo-science qui prétend déterminer le caractère par l’étude de la conformation faciale, c’était un faible.

Pritcher évita les yeux et fixa le menton. Il ne savait pas si cette manœuvre serait efficace – ou s’il existait quelque possibilité de parade.

La voix du gouverneur était haut perchée, indifférente.

« Soyez les bienvenus sur Tazenda. Que la paix soit avec vous. Avez-vous mangé ? »

Sa main – doigts longs, veines apparentes – désigna la table en fer à cheval, d’un geste quasi royal.

Ils s’inclinèrent et prirent place. Le gouverneur s’installa au sommet, du côté extérieur du fer à cheval, et eux à l’intérieur. A droite et à gauche, s’étendait la double rangée des Anciens, silencieux.

Le gouverneur s’exprimait en phrases courtes et hachées, faisant l’éloge des aliments importés de Tazenda (ils étaient, en effet, d’une qualité quelque peu différente, bien qu’à vrai dire pas tellement supérieure à la nourriture plus rustique des Anciens), déplorant le climat rossemite et faisant allusion comme par hasard à la complexité des voyages spatiaux.

Channis parlait peu. Pritcher pas du tout.

Puis le repas se termina. De petits fruits, servis cuits, furent passés à la ronde ; les serviettes furent rejetées et le gouverneur se renversa sur son siège.

Ses petits yeux étincelaient.

« Je me suis informé de votre astronef. J’aimerais qu’il soit l’objet de la plus grande attention et des plus grands soins. Je me suis laissé dire que sa position était inconnue.

— En effet, répondit Channis d’un ton léger. Nous l’avons laissé dans l’espace. C’est un vaste oiseau qui convient aux longs voyages à travers des régions parfois hostiles, et nous avons pensé qu’en le posant nous pourrions susciter quelques doutes quant à nos intentions pacifiques. Nous avons préféré atterrir seuls et désarmés.

— C’est un geste amical de votre part, dit le gouverneur sans conviction. Un vaste vaisseau, avez-vous dit ?

— Mais pas un bâtiment de guerre, Excellence.

— Ah ! hum. D’où venez-vous ?

— D’un petit monde dans le secteur de Santanni, Excellence. Peut-être ignorez-vous même son existence ; il est tellement insignifiant. Nous serions heureux d’entretenir des relations commerciales avec Tazenda…

— Vraiment ? Qu’avez-vous à vendre ?

— Des machines de toutes sortes, Excellence, en échange de denrées alimentaires, de bois, de minerais…

— Ah ! hum. » Le gouverneur paraissait sceptique. « Ces questions ne me sont pas très familières. Nous pourrions peut-être établir des contrats fructueux pour les deux parties. Peut-être, lorsque j’aurai examiné vos lettres de créance – car mon gouvernement exigera des informations détaillées avant d’entreprendre des négociations – et observé votre vaisseau, serait-il judicieux de votre part de vous rendre à Tazenda. »

Cette proposition n’obtint aucune réponse, et l’attitude du gouverneur se refroidit perceptiblement.

« Mais, avant tout, il est nécessaire que je voie votre vaisseau.

— Malheureusement, dit Channis d’un air lointain, on s’occupe en ce moment de le réparer. Si Votre Excellence voulait bien nous accorder un délai de quarante-huit heures, nous le mettrions de grand cœur à votre disposition.

— Je n’ai guère l’habitude d’attendre. »

Pour la première fois, Pritcher rencontra le regard de l’autre et son souffle explosa silencieusement dans sa poitrine. Il éprouva pendant un instant la sensation d’un homme qui se noie, puis ses yeux s’arrachèrent péniblement à l’emprise adverse.

Channis ne cilla pas.

« L’astronef ne pourra pas se poser avant quarante-huit heures, Excellence. Nous sommes sans armes, à votre merci. Pouvez-vous douter de l’honnêteté de nos intentions ? »

Il y eut un long silence, puis le gouverneur dit d’un ton rogue :

« Parlez-moi du monde d’où vous venez. »

Ce fut tout. L’incident était clos. Aucune friction ne se produisit plus désormais. Le gouverneur, ayant accompli sa mission officielle, se désintéressait apparemment de l’affaire, et l’entretien s’éteignit dans une mort sans gloire.


Lorsque tout fut terminé, Pritcher se retrouva dans leur logement commun et procéda à un examen de conscience.

Avec minutie, en retenant son souffle, il ausculta ses sentiments. Il n’avait certes pas l’impression d’être changé de quelque façon ; mais il restait à savoir s’il aurait eu conscience d’une quelconque modification. Après la conversion opérée sur lui par le Mulet, avait-il noté en lui quelque différence ? Est-ce que tout ne lui avait pas semblé naturel et normal ?

Mais il fallait soumettre son esprit à l’épreuve décisive.

Avec une froide résolution, il lança un cri à travers les silencieuses cavernes de sa conscience. Ce cri était : « Il faut démasquer et détruire la Seconde Fondation ! »

Et le sentiment qui l’accompagnait était une haine sincère.

Pas la plus petite ombre d’hésitation.

La seconde épreuve consistait à substituer le nom du Mulet à celui de la Seconde Fondation. Aussitôt le souffle lui manqua et sa langue se pétrifia à la simple évocation de la phrase sacrilège.

Tout allait bien pour l’instant.

Mais si la pénétration de l’adversaire avait pris un tour plus subtil ? Si son esprit avait subi d’imperceptibles modifications ? Des changements qu’il ne pouvait déceler, parce que leur existence même faussait son jugement ?

Il ne disposait d’aucun moyen de le savoir.

Mais il éprouvait toujours, à l’égard du Mulet, le même sentiment d’indéfectible loyauté, et cela seul importait réellement.

Il tourna de nouveau son esprit vers l’action. Channis s’activait dans le coin qui lui était réservé. Pritcher porta le pouce sur son poste de poignet.

Et lorsqu’il reçut la réponse, une vague de soulagement déferla sur lui, qui le laissa sans force.

Les muscles impassibles de son visage ne trahirent rien de son drame intérieur mais tout son être criait de joie. Et lorsque Channis tourna vers lui son visage, il sut que la farce était sur le point de finir.

Quatrième interlude

Les deux Orateurs se croisèrent sur la route et s’arrêtèrent.

« J’ai reçu un message du Premier Orateur « dit l’un d’eux.

Une lueur d’appréhension brilla dans les yeux de l’autre. « Point de jonction ?

— Oui. Puissions-nous vivre pour voir se lever une nouvelle aube. »

V

Si Channis avait remarqué le subtil changement intervenu dans l’attitude de Pritcher et leurs relations réciproques, il n’en laissait rien paraître. Il se renversa sur le dur banc de bois et allongea les pieds en éventail, devant lui.

« Quelle impression vous a laissée le gouverneur ? »

Pritcher haussa les épaules.

« Aucune. Surtout pas celle d’un génie. Un spécimen bien médiocre des représentants de la Seconde Fondation, si vous voulez mon avis.

— Je n’en suis pas tellement sûr. Je ne sais trop que penser de lui. Supposons que vous soyez à sa place… » Channis prit un air songeur « … quelle attitude adopteriez-vous ? Imaginez que vous ayez quelque soupçon de nos desseins, quelles mesures prendriez-vous à notre égard ?

— Je procéderais à votre conversion, naturellement.

— A l’exemple du Mulet ? » Channis leva les yeux brusquement. « Le saurions-nous, si nous avions été convertis ? Je me pose la question. Que se passerait-il, s’ils n’étaient que de simples psychologues, mais des psychologues vraiment intelligents ?

— Dans ce cas, je vous aurais tué sans perdre une seconde.

— Et notre navire ? Non ! » Channis agita l’index. « Nous jouons une mascarade, mon vieux Pritcher. Rien d’autre qu’une mascarade. A supposer qu’ils possèdent le pouvoir d’influencer notre esprit, nous ne sommes – vous et moi – que des hommes de paille. C’est au Mulet qu’ils doivent livrer bataille, et ils déploient autant de circonspection vis-à-vis de nous que nous en montrons vis-à-vis d’eux. Je suis sûr qu’ils connaissent notre identité. »

Pritcher le couvrit d’un regard glacial : « Qu’avez-vous l’intention de faire ?

— Attendre. » Il avait lancé le mot rageusement. « Laissons-les venir. Ils sont inquiets, peut-être à propos de l’astronef, mais plus probablement à cause du Mulet. La visite du gouverneur était une manœuvre d’intimidation. Elle n’a donné aucun résultat. Nous n’avons pas bronché. Le second émissaire sera un membre de la Seconde Fondation qui nous proposera un marché.

— Et alors ?

— Alors, nous conclurons le marché.

— Je ne suis pas de cet avis.

— Vous pensez sans doute que ce serait trahir le Mulet ? Il n’en sera rien.

— Non. Non, le Mulet est de taille à déjouer toutes vos trahisons, aussi ingénieuses soient-elles. Mais je ne suis toujours pas de votre avis.

— Selon vous, nous sommes incapables de jouer au plus fin avec les membres de la Seconde Fondation ?

— C’est possible, mais ce n’est pas la véritable raison. »

Channis laissa tomber son regard sur ce que l’autre tenait dans sa main et dit avec une fureur contenue : « Ce serait donc cela la véritable raison ? »

Pritcher brandit son pistolet : « Vous avez deviné. Je vous arrête.

— Pourquoi ?

— Je vous accuse de trahison contre le Premier Citoyen de l’Union. »

Les lèvres de Channis se durcirent : « Qu’est-ce qui vous prend ?

— Trahison, je vous le répète et, pour ma part, je prends les mesures en conséquence.

— Quelles preuves avez-vous ? De vagues présomptions, des rêveries ? Etes-vous devenu fou ?

— Non. Et vous ? Croyez-vous que le Mulet confie à de jeunes écervelés, à peine sevrés, de bouffonnes missions pour qu’ils puissent à loisir jouer les matamores ? Cela m’avait paru bizarre au début. J’ai perdu bien du temps à douter de moi-même. Pourquoi son choix s’était-il porté précisément sur vous ? A cause de vos sourires enjôleurs ? De vos vêtements bien coupés ? Parce que vous avez vingt-huit ans ?

— Parce qu’on peut me faire confiance. Votre logique a-t-elle des raisons que la raison ne connaît pas ?

— Disons plutôt, parce qu’on ne peut pas vous faire confiance. Ce qui est assez logique, vu les circonstances.

— Faisons-nous assaut de paradoxes, ou s’agit-il d’un jeu à qui dira le moins de choses en employant le plus de paroles ? »

Le pistolet avança, suivi de Pritcher. Il se tenait tout droit devant l’homme plus jeune. « Debout ! »


Channis obéit, mais sans aucune hâte spéciale, et les muscles de son estomac ne se contractèrent nullement lorsque le canon de l’arme vint se poser sur sa ceinture.

« Ce que voulait le Mulet, dit Pritcher, c’était découvrir la Seconde Fondation. Il avait échoué, j’avais échoué, et un secret que ni l’un ni l’autre de nous ne peut percer est un secret bien caché. Il ne restait qu’une possibilité : dénicher un chercheur qui connaissait déjà la cachette.

— C’est de moi qu’il s’agit ?

— Apparemment. A l’époque, je n’en savais rien, naturellement : mais si l’âge a quelque peu ralenti mes réflexes, je sais toujours discerner où se trouve mon devoir. Avec quelle facilité étonnante nous avons trouvé Star’s End ! Avec quelle sûreté miraculeuse vous avez choisi, parmi un nombre infini de possibilités, la région correcte du champ du Lens ! Après quoi, avec quel bonheur nous tombons précisément sur le point correct, parmi tant d’autres qui s’offraient à notre observation ! Stupide maladroit ! M’avez-vous à ce point sous-estimé que vous ayez cru pouvoir me faire avaler cette incroyable accumulation de hasards soi-disant fortuits ?

— Vous voulez dire par-là que j’ai trop bien réussi ?

— Dix fois trop pour un homme loyal.

— Parce que les chances de succès que vous aviez bien voulu m’accorder étaient tellement basses ? »

Le canon du pistolet s’enfonça dans son estomac. Dans le visage de Pritcher, seule la lueur froide qui commençait à briller dans les yeux trahissait la colère grandissante.

« Parce que vous êtes à la solde de la Seconde Fondation !

— La solde ? » Et, avec un infini mépris : « Prouvez-le !

— Ou sous son influence mentale.

— A l’insu du Mulet ? Ridicule !

— Non pas à l’insu du Mulet, mon jeune étourneau. Avec sa pleine connaissance. Autrement, vous imaginez-vous qu’on vous aurait confié un astronef pour vous servir de jouet ? Vous nous avez menés à la Seconde Fondation, comme il était prévu.

— Puis-je m’informer du mobile qui me pousserait à une telle conduite ? Si j’étais un traître, comme vous le dites, pour quelle raison vous mènerais-je au cœur de la Seconde Fondation ? Pourquoi ne vous aurais-je pas entraîné gaiement de-ci de-là, à travers la Galaxie, pour finir, comme vous, par rentrer bredouille ?

— A cause de l’astronef. Parce que les hommes de la Seconde Fondation ont évidemment besoin de l’arme atomique pour assurer leur défense.

— Il faudrait bien autre chose que cela. Un seul astronef ne signifierait rien pour eux, et s’ils s’imaginent qu’il leur suffira de l’examiner pour assimiler la science nécessaire et construire une usine atomique l’année suivante, ces gens de la Seconde Fondation sont vraiment de pauvres naïfs. Aussi naïfs que vous, dirais-je.

— Vous aurez l’occasion d’expliquer tout cela au Mulet.

— Nous retournons donc sur Kalgan ?

— Au contraire. Nous demeurons ici. Et le Mulet nous rejoindra dans un quart d’heure environ. Vous pensiez donc qu’il ne nous avait pas suivis, mon cher jeune homme à l’esprit agile, à l’imagination fertile ? Mais la trop haute opinion que vous avez de vos mérites vous aveugle. Vous avez joué le rôle inverse d’un leurre. Vous n’avez pas attiré vers nous nos victimes, mais vous nous avez certainement menés vers elles.

— Puis-je m’asseoir, dit Channis, et vous expliquer quelque chose au moyen d’un croquis ? Je vous en prie.

— Restez debout.

— Après tout, je puis aussi bien vous le dire debout. Vous pensez que le Mulet nous a suivis à cause de la présence de l’hypertraceur dans le circuit de communication ? »

Il se pouvait que le pistolet eût tremblé, Channis n’aurait pu en jurer.

« Vous ne paraissez pas surpris, dit-il. Mais je ne perdrai pas de temps à supputer ce qui se passe au fond de vous. Oui, je connaissais ce fait. Et maintenant, après vous avoir montré que je connaissais un secret dont vous me pensiez ignorant, je vais vous révéler quelque chose dont je sais que vous n’êtes pas informé.

— Pas tant de préambules, Channis. J’aurais cru que votre imagination fonctionnait mieux.

— Il ne s’agit pas le moins du monde d’imagination. Il y a eu des traîtres ou, si vous préférez, des agents ennemis. Mais le Mulet avait appris la vérité d’une façon assez curieuse. Il apparaît que certains de ses hommes convertis ont été influencés. »

Cette fois, il n’y avait pas à s’y tromper, le pistolet avait frémi.

« C’est sur ce point que j’attire tout spécialement votre attention, Pritcher. C’est la raison pour laquelle il avait besoin de moi. Je ne suis pas un converti. N’a-t-il pas mis l’accent sur ce point en votre présence, qu’il vous ait ou non donné ses véritables raisons ?

— Trouvez autre chose, Channis. Si j’étais contre le Mulet, je le saurais. » Avec calme et rapidité, Pritcher fouillait son esprit. Rien de changé. L’homme mentait de toute évidence.

« Vous voulez dire que votre loyauté à l’égard du Mulet demeure intacte ? Peut-être. Cette loyauté n’a pas été influencée. Un revirement eût été trop aisément décelable, a dit le Mulet. Mais comment vous sentez-vous du point de vue mental ? Depuis le début de ce voyage, avez-vous toujours été dans votre état normal ? N’avez-vous pas éprouvé parfois des sensations bizarres, comme si vous n’étiez plus tout à fait vous-même ? »

Pritcher recula son arme d’un centimètre. « Qu’entendez-vous par-là ?

— Je dis que vous avez été influencé. Vous avez été reconditionné. Vous n’avez pas vu le Mulet installer cet hypertraceur, ni personne, d’ailleurs. Vous avez simplement découvert l’appareil à l’endroit où on l’avait disposé, et vous en avez conclu que c’était le Mulet. Depuis ce moment, vous êtes persuadé qu’il nous suit. Je sais que votre poste de poignet communique avec l’astronef grâce à une longueur d’onde dont je n’ai pas la disposition. Pensiez-vous que je l’ignorais ? »

Il s’exprimait maintenant avec rapidité et colère. Sa carapace d’indifférence s’était muée en fureur. « Mais ce n’est pas le Mulet qui s’approche de nous en ce moment. Ce n’est pas le Mulet.

— Qui donc, alors ?

— Qui, en effet, selon vous ? J’ai découvert cet hypertraceur le jour de notre départ. Mais je n’ai pas pensé une seconde que la manœuvre venait du Mulet. Il n’avait aucune raison, à cette époque, d’utiliser à notre égard ce moyen déloyal. Ne voyez-vous pas l’absurdité d’une pareille conduite ? Si j’étais un traître, et qu’il le sût, il pouvait me convertir aussi facilement qu’il vous avait converti vous-même, et il aurait pu extraire de mon cerveau le secret de la retraite de la Seconde Fondation sans me faire parcourir la moitié de la Galaxie. Peut-on cacher un secret au Mulet ? Et si je ne le connaissais pas, j’étais incapable de l’y conduire. Alors pourquoi m’avoir confié cette mission ?

« A n’en pas douter, l’hypertraceur a dû être posé dans le vaisseau par un agent de la Seconde Fondation. C’est lui qui vient vers nous en ce moment. Aurait-on pu vous abuser si votre précieux esprit n’avait pas été modifié ? Il vous sied bien de jouer les justiciers, vous qui prenez pour de la sagesse le délire le plus extravagant ! J’aurais livré un astronef à la Seconde Fondation ? Et qu’auraient-ils fait d’un astronef ?

« C’est à vous qu’ils s’intéressent, Pritcher. Vous en savez plus que quiconque sur l’Union, le Mulet mis à part, et s’il est dangereux pour eux, vous ne l’êtes pas. C’est pourquoi ils m’ont insufflé dans l’esprit la notion du but de notre recherche. Bien entendu, il m’était impossible de découvrir Tazenda en explorant au hasard la Galaxie à l’aide du Lens. Je le savais. Mais je savais aussi que la Seconde Fondation était sur nos traces et qu’ils avaient fomenté l’entreprise. Pourquoi ne pas se prêter à leur jeu ? C’était un combat de dupes. Ils voulaient mettre la main sur nous, je cherchais à découvrir leur cachette ; et malheur à celui qui se montrerait le plus faible dans cette surenchère de mascarades.


« Cependant, nous jouons perdants, tant que vous m’appuierez ce pistolet sur le ventre. L’idée ne vient pas de vous, c’est évident. Mais d’eux. Donnez-moi ce pistolet, Pritcher. Vous pensez sans doute que ce serait une erreur, mais cette idée ne vient pas de vous. C’est la Seconde Fondation qui a pris possession de vos facultés. Donnez-moi le pistolet, Pritcher, et nous affronterons ensemble les manœuvres de l’ennemi. »

Pritcher était la proie d’une confusion horrifiée qui allait grandissant. Pouvait-il se fourvoyer à ce point ? Pourquoi doutait-il éternellement de lui-même ? Qu’est-ce qui rendait donc les explications de Channis à ce point plausibles ?

Plausibles !

N’était-ce pas plutôt son esprit torturé qui luttait désespérément pour repousser l’invasion étrangère ?

Sa personnalité s’était-elle dédoublée ?

Dans un brouillard, il apercevait Channis debout devant lui, la main tendue, et soudain il comprit qu’il allait lui remettre le pistolet.

Au moment précis où les muscles de son bras se contractaient pour effectuer le mouvement correspondant, la porte s’ouvrit sans hâte derrière lui, et il se retourna.

Il existe peut-être, dans la Galaxie, des hommes qui peuvent être confondus l’un avec l’autre même par des gens qui ont tout le loisir de les examiner à tête reposée. D’autre part, il peut exister certains états d’esprit qui peuvent amener à se méprendre sur l’identité de deux individus dissemblables. Mais le Mulet échappait à toute combinaison de ces éventualités.

Toute la détresse morale dont Pritcher était la proie ne put s’opposer au déferlement de vigueur et de froide résolution qui l’envahit aussitôt.

Sur le plan physique, le Mulet était incapable de dominer quelque situation que ce soit. Dans le cas présent, sa situation n’était pas plus avantageuse.

Il offrait un spectacle assez ridicule sous les couches de vêtements qui tentaient d’étoffer sa silhouette, sans parvenir pour autant à lui donner des proportions normales. Son visage était emmitouflé, et son nez proéminent, rougi par le froid, recouvrait le reste.

Dans un rôle de sauveur, il était impossible d’imaginer apparition plus grotesque, plus incongrue.

« Gardez votre pistolet, Pritcher », dit-il. Puis il se tourna vers Channis qui s’était assis en haussant les épaules. « Si je ne m’abuse, nous sommes en pleine confusion et le conflit a pris une tournure aiguë. Vous prétendez avoir été suivis par un autre que moi ? Qu’est-ce à dire ? »

Pritcher intervint avec vivacité. « Est-ce pour obéir à vos ordres qu’un hypertraceur a été placé sur l’astronef, Monsieur ? »

Le Mulet tourna vers lui des yeux froids. « Certainement. Croyez-vous qu’une organisation galactique autre que l’Union des Mondes puisse y avoir accès ?

— Il disait…

— L’intéressé est présent, général. Je ne vois pas l’utilité des citations indirectes. Vous avez exprimé une opinion, Channis ?

— Oui. Mais apparemment je me suis trompé, Monsieur. J’étais persuadé que le traceur avait été placé à bord de l’astronef par un individu à la solde de la Seconde Fondation et que nous avions été attirés en ce lieu pour la réalisation d’un dessein que je me préparais à contrecarrer. J’avais également l’impression que le général était plus ou moins entre leurs mains.

— A vous entendre, il semblerait que vous jugez cette opinion erronée.

— En effet. Sinon, ce n’est pas vous que nous aurions vu apparaître à la porte.

— Eh bien, tirons tout cela au clair. » Le Mulet se débarrassa de ses couches extérieures de vêtements capitonnés et chauffés électriquement. « Je vais m’asseoir, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Maintenant, nous sommes ici en sécurité et absolument à l’abri de tout danger d’intrusion. Nul habitant de ce morceau de glace n’éprouvera le désir de s’approcher de nous, je puis vous en donner l’assurance. » Il faisait allusion à ses pouvoirs avec un sérieux redoutable.

Channis extériorisa sa répugnance : « Pourquoi ce souci d’intimité ? Va-t-on nous servir le thé et introduire les danseuses ?

— Cela m’étonnerait. En quoi consistait votre fameuse théorie, jeune homme ? Un membre de la Seconde Fondation suivait vos traces au moyen d’un dispositif que je suis le seul, exclusivement, à posséder ? Et… comment dites-vous que vous avez découvert cet endroit ?

— Apparemment, je ne puis expliquer une série de faits sans admettre que certaines notions aient été introduites dans mon cerveau…

— Toujours par le même membre de la Seconde Fondation ?

— Qui d’autre ?

— Alors, il ne vous est pas venu à l’esprit que, si un membre de la Seconde Fondation pouvait vous amener par la séduction, la persuasion ou la contrainte à vous rendre sur la Seconde Fondation pour l’accomplissement de ses desseins personnels, et cela par des méthodes analogues aux miennes – notez que je ne puis implanter dans le cerveau d’autrui que des émotions, non des idées – il ne vous est donc pas venu à l’esprit, dis-je, que s’il possédait ce pouvoir, il était bien inutile de vous faire filer par un hypertraceur ? »


Channis leva brusquement les yeux et rencontra ceux de son souverain avec un sursaut. Pritcher poussa un grognement et ses épaules se détendirent de façon perceptible.

« Non, dit Channis, cela ne m’était pas venu à l’esprit.

— Ou que, s’ils étaient contraints de vous filer, c’est qu’ils se sentaient incapables de vous diriger. Or, privé de direction, vous aviez fort peu de chance de trouver votre route comme vous l’avez fait. Cela vous est-il venu à l’esprit ?

— Pas davantage.

— Pourquoi donc ? Votre niveau intellectuel aurait-il subi une régression aussi hautement improbable ?

— Je vous répondrai par une question, Monsieur. Vous joignez-vous au général Pritcher pour m’accuser d’être un traître ?

— Si c’était le cas, auriez-vous quelque chose à dire pour votre défense ?

— Seulement ce que j’ai déjà exposé au général. Si j’étais un traître connaissant la cachette de la Seconde Fondation, vous pouviez me convertir et obtenir directement le renseignement. Si vous avez jugé nécessaire de me filer, c’est donc que je ne connaissais pas le secret et, par conséquent, je n’étais pas un traître. Je réponds à votre paradoxe par un autre.

— Et quelle est votre conclusion ?

— Je ne suis pas un traître.

— Il faut bien que je l’admette puisque vos arguments sont irréfutables.

— Dans ce cas, puis-je vous demander pour quelle raison vous nous avez fait suivre secrètement ?

— Parce que tous les faits supposent une troisième explication. Pritcher et vous-même avez expliqué quelques-uns de ces faits à votre manière, mais pas tous. Si vous voulez bien m’accorder le temps nécessaire, je vous fournirai tous les éclaircissements. Et en peu de temps, si bien que vous ne risquez pas de vous ennuyer. Asseyez-vous, Pritcher, et donnez-moi votre pistolet. Désormais, nous ne risquons plus d’être attaqués. Ni de l’intérieur, ni de l’extérieur, ni même par la Seconde Fondation. Grâces vous en soient rendues, Channis. »

La pièce était éclairée selon la coutume rossemite au moyen d’un filament chauffé par le courant électrique. Une simple ampoule était suspendue au plafond et sa faible lueur jaunâtre projetait les ombres portées des trois personnages.

« Puisque j’estimais nécessaire de filer Channis, dit le Mulet, j’espérais bien tirer un profit de cette manœuvre. Il s’est rendu à la Seconde Fondation avec une précision et une rapidité déconcertantes et l’on peut raisonnablement en déduire que je n’en attendais pas moins de lui. Tels sont les faits. Channis connaît évidemment la réponse. Moi aussi. Vous comprenez, Pritcher ? »

Pritcher répondit d’un ton bourru : « Non, Monsieur.

— Alors, je vais vous expliquer. Un seul type d’homme est susceptible à la fois de connaître la retraite de la Seconde Fondation et de m’empêcher de l’apprendre. Channis, je crains fort que vous ne soyez, vous-même, un membre de la Seconde Fondation. »

Channis s’accouda sur ses genoux et, les lèvres rigides, il dit avec colère : « En avez-vous une preuve formelle ? A deux reprises aujourd’hui, des déductions se sont soldées par une erreur.

— Des preuves formelles ? J’en ai, Channis. Ma tâche fut assez facile. Je vous ai dit que l’esprit de mes hommes avait été influencé. Le coupable devait être évidemment : 1° un individu non converti, et 2° parfaitement introduit dans les milieux influents. Le champ était vaste mais non point illimité. Votre réussite était trop insolente, Channis, vous étiez trop populaire, votre voie trop facile. Des doutes me vinrent…

« Et puis, je vous ai offert de prendre le commandement de cette expédition, et cette responsabilité ne vous a pas fait reculer. J’épiais vos émotions, mais je me gardais bien de jouer les fâcheux. Vous avez fait montre d’une confiance excessive, Channis. Nul homme vraiment compétent n’aurait pu s’empêcher d’éprouver des doutes devant une tâche aussi difficile. Puisque votre esprit n’en a même pas été effleuré, de deux choses l’une, vous étiez ou un sot ou un homme contrôlé.

« Il ne m’était pas difficile de vous mettre à l’épreuve. Je m’emparai de votre esprit en profitant d’un moment de détente et le remplis de chagrin pendant un instant passager. Plus tard, vous avez simulé la colère avec un art tellement consommé que j’aurais donné ma tête à couper qu’il s’agissait d’une réaction parfaitement naturelle, mais auparavant un détail avait emporté ma conviction. Car, au moment où je faisais violence à vos sentiments, pendant une infime fraction de seconde, avant que vous ayez pu vous ressaisir, j’ai perçu une résistance. C’était tout ce que je voulais savoir.

« Nul n’aurait pu me résister, même pendant ce petit instant, s’il n’avait possédé des pouvoirs analogues aux miens.

— Soit, et ensuite ? dit Channis d’une voix basse et amère.

— Ensuite vous allez mourir, car vous êtes un membre de la Seconde Fondation. C’est tout à fait nécessaire. Vous vous en rendez compte, je le suppose ? »

De nouveau, Channis se trouva confronté avec le canon d’un pistolet. Mais cette fois l’arme était guidée par un esprit que l’on ne pouvait pas modeler à volonté comme celui de Pritcher, un esprit aussi mûr et aussi résistant aux pressions externes que le sien.

Et le temps dont il disposait pour modifier le cours des événements était des plus courts.


Ce qui suivit est difficile à expliquer pour un individu doué de sens normaux et incapable d’exercer un quelconque contrôle émotionnel sur autrui.

Voici, dans l’essentiel, ce qui se déroula pendant le court instant où le Mulet effectua une pression du doigt sur la détente du pistolet.

La conformation émotionnelle normale du Mulet était une résolution froide et implacable, que jamais l’ombre d’une hésitation ne venait ternir. Si, par la suite, Channis avait eu la curiosité de calculer le temps qui séparait la décision de tirer du déclenchement du flux désintégrateur, il aurait conclu qu’il disposait d’un répit d’environ un cinquième de seconde.

C’était vraiment mince.

Dans le même temps, le Mulet s’aperçut que le potentiel émotionnel de Channis avait opéré une brusque poussée verticale, concurremment avec le sien qui cherchait le contact, et, simultanément, un torrent de haine corrosive se déversait sur lui, en provenance d’une direction imprévue.

Ce fut ce nouvel élément qui écarta son doigt de la détente. Aucune autre force au monde n’y serait parvenue. Et, en même temps que ce revirement, il eut une vision totale de la situation nouvelle.

La scène dura beaucoup moins de temps que ne l’aurait normalement exigé son intensité dramatique. Il y avait le Mulet, dont le doigt avait quitté la détente et qui regardait fixement Channis. Il y avait Channis, contracté, qui n’osait respirer. Et il y avait Pritcher, convulsé sur sa chaise, chacun de ses muscles tendu à se rompre ; chacun de ses tendons frémissant du désir de bondir en avant ; le visage grimaçant d’une haine atroce, masque de mort méconnaissable qui avait enfin remplacé l’impassibilité de commande ; et ses yeux, rivés sur le Mulet avec une fixité hallucinante, ne voyant que lui, uniquement que lui.

Seuls un mot ou deux furent échangés entre Channis et le Mulet – un mot ou deux, et aussi ce courant extrêmement révélateur de conscience émotionnelle qui demeure à jamais le véritable médium de compréhension entre de tels adversaires. Pour l’intelligence de notre récit, il sera dorénavant indispensable de traduire en mots la suite des événements.

« Vous vous trouvez entre deux feux, Premier Citoyen, dit Channis. Vous ne pouvez contrôler simultanément deux esprits, surtout lorsque l’un d’eux est le mien – alors, faites votre choix. Pritcher est libéré de votre conversion en ce moment. J’ai fait sauter ses liens. Il est redevenu l’ancien Pritcher ; celui qui a, autrefois, tenté de vous assassiner ; celui qui vous considère comme l’ennemi de tout ce qui est libre, juste et sacré ; celui qui sait que vous avez fait de lui, contre son gré, un misérable sycophante. Je le retiens en annihilant sa volonté, mais si vous me tuez, en infiniment moins de temps qu’il ne vous en faudra pour braquer sur lui votre pistolet ou le plier à votre volonté, il vous écrasera comme un chien. »

Le Mulet avait compris la situation. Il ne bougea pas.

Channis continua : « Si vous vous retournez pour le reprendre sous votre coupe, pour le tuer ou toute autre manœuvre, je vous avertis que vous n’aurez plus le temps de vous remettre en position pour m’arrêter. »

Le Mulet ne bougea pas. Il poussa un léger soupir de résignation.

« Donc, dit Channis, jetez ce pistolet, reprenons cet entretien sans violence et je vous laisserai la libre disposition de Pritcher.

— J’ai fait une grosse erreur, dit enfin le Mulet. Je n’aurais pas dû vous rencontrer en présence d’un tiers. J’ai introduit une variable de trop dans l’équation. C’est une faute qu’il me faudra payer, je suppose. »

Il laissa tomber le pistolet avec insouciance et le projeta d’un coup de pied de l’autre côté de la pièce. Aussitôt, Pritcher se trouva plongé dans un profond sommeil.

« En se réveillant, il retrouvera son état normal », dit le Mulet avec indifférence.

L’incident entier, entre le moment où le doigt du Mulet s’était posé sur la détente du pistolet et celui où il avait laissé tomber l’arme, avait duré un peu moins d’une seconde et demie.

Immédiatement en deçà des frontières de la conscience, un peu au-delà des limites de la perception, Channis surprit une trace fugitive d’émotion dans l’esprit du Mulet. Mais elle exprimait toujours sa certitude confiante dans le triomphe.

VI

Deux hommes, apparemment détendus et entièrement à l’aise, de pôles opposés sur le plan physique – dont chacun des nerfs était un détecteur d’émotion à haut voltage.

Pour la première fois depuis de longues années, le Mulet n’avait pas une vision suffisamment claire de la route à suivre. Channis le savait. Cependant, s’il pouvait momentanément se protéger, c’était au prix d’un effort ; et il n’ignorait pas davantage que l’assaut que méditait son adversaire ne lui coûterait guère. Dans une épreuve d’endurance, il était vaincu d’avance.

Mais cette pensée même constituait pour lui un péril mortel. En trahissant la moindre faiblesse, il donnerait une arme au Mulet. Il y avait déjà comme une faible lueur – un moral de vainqueur – dans l’esprit du Mulet.

Gagner du temps…

Qu’est-ce qui retardait les autres ? A quelle source le Mulet puisait-il sa confiance ? Que savait son adversaire qu’il ignorait lui-même ? L’intellect qu’il observait ne lui révélait rien. Si seulement il pouvait lire les pensées… Et pourtant…

Channis donna un brutal coup de frein à son tourbillon mental. Se concentrer sur un seul objectif : gagner du temps…

« Puisqu’il est avéré, dit-il, et je ne le nie plus, depuis notre petit duel à propos de Pritcher, que j’appartiens à la Seconde Fondation, voyons si vous pourriez m’expliquer les raisons qui ont motivé ma venue sur Tazenda ?

— Oh ! non. » Le Mulet se mit à rire dans l’excès de sa confiance. « Je ne suis pas Pritcher. Je n’ai pas d’explications à vous donner. Vous aviez vos raisons. Je ne m’inquiète pas de leur bien-fondé. Votre comportement favorisait mes desseins et j’en demande pas plus.

— Cependant, la trame de l’histoire, telle que vous la concevez, doit bien comporter quelques lacunes. Tazenda est-elle bien la Seconde Fondation que vous vous attendiez à trouver ? Pritcher ne tarissait pas sur vos précédentes et infructueuses tentatives, sur votre psychologue, Ebling Mis. Il a quelque peu bavardé, grâce aux légers… euh… encouragements que je lui ai prodigués. Allons, Premier Citoyen, souvenez-vous d’Ebling Mis.

— Pourquoi cela, s’il vous plaît ? »

Confiance !

Channis sentait cette confiance émerger en terrain découvert, comme si l’anxiété éprouvée par le Mulet s’effaçait progressivement avec le temps.

Il dit d’une voix ferme, refrénant le courant de son désespoir : « Vous manquez donc à ce point de curiosité ? Pritcher m’a parlé de l’énorme surprise éprouvée par Mis. Il y avait sa hâte terriblement dramatique d’avertir rapidement la Seconde Fondation. Pourquoi ? Pourquoi ? Ebling Mis mourut. La Seconde Fondation ne fut pas avertie. Et cependant, elle existe encore. »

Le Mulet sourit avec un plaisir réel, puis, dans un accès soudain et surprenant de cruauté que Channis sentit surgir puis refluer : « Il m’apparaît au contraire que la Seconde Fondation avait bien reçu l’avertissement. Comment expliquer autrement l’arrivée à Kalgan d’un certain Bail Channis, chargé d’influencer l’intellect de mes subordonnés et d’assumer la tâche plutôt ingrate de me battre à mon propre jeu ? L’avertissement est arrivé trop tard, voilà tout.

— Alors… » Channis laissa la compassion déborder de son cœur, « … vous ignorez même la nature de la Seconde Fondation, vous ne savez rien du sens profond des mesures qui ont été prises. »

Gagner du temps.

Le Mulet perçut la pitié de l’autre et ses yeux se plissèrent d’une hostilité immédiate. Il se frictionna le nez d’un geste familier et dit d’une voix cinglante : « A votre aise, expliquez-moi la Seconde Fondation. »

Délibérément, Channis choisit d’avoir recours aux mots plutôt qu’aux symboles émotionnels : « Si je suis bien informé, c’est surtout le mystère qui entourait la Seconde Fondation qui intriguait Mis. Hari Seldon avait établi ses deux organismes selon des conceptions tellement différentes ! La Première Fondation fut un météore qui éblouit toute la Galaxie. La Seconde, un abîme de ténèbres.

« Il vous serait impossible de comprendre la raison de cette conduite sans ressusciter l’atmosphère intellectuelle qui régnait sous l’Empire déclinant. C’était une époque de concepts absolus, de grandes généralités définitives, du moins dans le domaine de la pensée. C’était aussi le signe d’une culture décadente qu’on ait construit des barrages pour s’opposer à l’expansion des idées. C’est sa révolte contre ces barrages qui rendit Seldon fameux. Cette ultime étincelle de création juvénile, jaillie de son cerveau, éclaira l’Empire d’une lueur crépusculaire qui faisait vaguement pressentir le soleil levant du second Empire.

— Dramatique, en vérité. Et ensuite ?

— Alors il créa ses Fondations selon les lois de la psychohistoire. Mais qui, mieux que lui, savait que ces lois ne sont que toutes relatives ? Il n’a jamais été dans son intention de créer un produit fini. Les produits finis conviennent aux esprits décadents. Il avait mis sur pied un mécanisme évolutif dont la Seconde Fondation devait être l’instrument. C’est nous, Premier Citoyen d’une temporaire Union des Mondes, qui sommes les gardiens du Plan Seldon. Nous seuls !

— Essayez-vous de vous donner du courage, s’informa le Mulet dédaigneusement, ou cherchez-vous à m’impressionner ? Car la Seconde Fondation, le Plan Seldon, le second Empire, tout cela me laisse parfaitement indifférent et ne touche en moi aucune fibre ni de compassion, ni de sympathie, ni de responsabilité, ni aucune autre source d’aide émotionnelle que vous pourriez essayer de me soutirer. Et en tout cas, pauvre sot, parlez au passé de la Seconde Fondation, car elle a cessé d’exister. »

Channis sentit le potentiel d’émotion qui assaillait son esprit croître en intensité, tandis que le Mulet se levait de sa chaise et s’approchait de lui. Il se défendait furieusement, mais quelque chose se glissait implacablement dans les replis de sa conscience, répétant inlassablement ses assauts, forçant son esprit dans ses derniers retranchements.

Il sentit le mur derrière lui, et le Mulet lui fit face, décharné, les bras en croix, un sourire terrible sous le nez monumental.

« La partie est terminée, Channis, dit-il. Cette partie qu’ont jouée tous les hommes qui appartenaient à l’ex-Seconde Fondation. Car la Seconde Fondation n’est plus !

« Pourquoi avoir tant attendu ici, pourquoi tous ces bavardages avec Pritcher, alors que vous auriez pu le terrasser et lui arracher le pistolet sans le moindre effort physique ? Vous m’attendiez, n’est-ce pas, mais il ne fallait pas que je trouve une situation susceptible d’éveiller mes soupçons.

« Malheureusement pour vous, mes soupçons n’avaient pas besoin de réveille-matin. Je vous connaissais. Je vous connaissais bien, Channis de la Seconde Fondation.

« Mais qu’attendez-vous maintenant ? Vous me bombardez désespérément de mots, comme si le seul son de votre voix suffisait à me pétrifier sur ma chaise. Et pendant que vous discourez, une partie de votre esprit attend, attend, attend toujours. Mais personne ne viendra. Aucun de ceux que vous attendez – aucun de vos alliés. Vous êtes seul, Channis, et vous demeurerez seul. Savez-vous pourquoi ?

« C’est parce que votre Seconde Fondation s’est méprise sur mon compte, jusqu’à l’ultime minute. J’ai connu leur plan de bonne heure. Ils ont cru que je vous suivrais jusqu’ici et que je servirais de plat de résistance à leur cuisine. Vous teniez le rôle de leurre – un leurre pour un lamentable et stupide mutant, galopant avec une telle ardeur sur les talons de l’Empire qu’il ne manquerait pas de choir dans la plus grossière chausse-trape. Mais suis-je votre prisonnier ?

« Leur est-il seulement venu à l’esprit que je n’aurais garde de m’aventurer ici sans l’escorte de ma flotte ? L’artillerie d’un seul de mes astronefs suffirait à les réduire en poudre ! Ont-ils seulement pensé que je ne m’attarderais pas à de vaines discussions, que je n’attendrais pas les événements ?

« Il y a douze heures, mes astronefs ont été lancés contre Tazenda, et leur mission est déjà complètement terminée. Tazenda est en ruine. Tous les grands centres ont été anéantis sans opposer de résistance. La Seconde Fondation a vécu, Channis – et c’est moi, l’impotent, le difforme, qui suis le chef de toute la Galaxie. »

Channis ne pouvait rien faire d’autre qu’agiter faiblement la tête : « Non… non…

— Oui… oui, raillait le Mulet, et si vous êtes le dernier survivant, ce qui est fort possible, ce n’est plus pour longtemps. »

Suivit une courte pause hallucinante, et Channis faillit crier sous la douleur fulgurante que lui causait la pénétration déchirante des replis les plus secrets de son cerveau.

Le Mulet recula en murmurant : « Non, ce n’est pas suffisant. L’épreuve n’est pas concluante. Votre désespoir est affecté. Votre terreur n’est pas ce sentiment bouleversant qui accompagne la destruction d’un idéal, mais cette petite peur égoïste et mesquine que suscite l’instinct de conservation. »

Et la faible main du Mulet saisit Channis à la gorge sans qu’il pût se libérer de cette étreinte dérisoire.

« Vous êtes ma garantie, Channis, vous êtes ma sauvegarde contre toute erreur de jugement que je pourrais commettre. » Les yeux du Mulet se vrillaient dans les siens, exigeants, insistants. « Ai-je calculé juste, Channis ? Ai-je vaincu vos gens de la Seconde Fondation ? Tazenda est détruite, Channis, rasée. Alors, à quoi rime ce désespoir affecté ? Où se trouve la réalité ? Je dois connaître la vérité et la réalité ! Parlez, Channis, parlez ! N’ai-je pas sondé les esprits assez profondément ! Le danger subsiste-t-il toujours ? Parlez, Channis. En quel point me suis-je trompé ? »

Channis sentit les mots s’échapper péniblement de sa bouche. Ils sortaient comme à regret. Il serrait les dents pour tenter de les retenir. Il se mordait la langue. Il contractait tous les muscles de sa gorge.

Ils sortirent néanmoins, en s’entrechoquant, extraits par la force de sa gorge qu’ils déchiraient au passage, éraflant sa langue, heurtant douloureusement ses dents.

« La vérité, croassa-t-il, la vérité…

— Oui, la vérité. Que reste-t-il encore à faire ?

— Seldon a établi la Seconde Fondation ici même. Ici, comme je vous l’ai déjà dit. Je n’avais pas menti. Les psychologues sont venus et ont étendu leur autorité sur la population autochtone.

— De Tazenda ? » Le Mulet plongea profondément dans l’âme torturée de sa victime, lacérant sans pitié les replis les plus secrets de sa sensibilité. « C’est Tazenda que j’ai détruite. Vous savez ce que je cherche. Donnez-le-moi.

— Ce n’est pas Tazenda. J’ai dit que les membres de la Seconde Fondation pouvaient ne pas être ceux qui détiennent ostensiblement le pouvoir ; Tazenda est la figure de proue… » Les mots, à peine reconnaissables, se formaient en dépit des efforts de volonté de Channis. « Rossem… Rossem… C’est sur Rossem qu’elle se trouve… »

Le Mulet desserra son étreinte et Channis s’affaissa comme un paquet de chairs torturées.

« Et vous pensiez m’abuser ? dit le Mulet doucement.

— Vous avez été abusé. » C’était le dernier lambeau de résistance qui subsistait en Channis.

« Mais pas pour longtemps. Je suis en communication avec ma flotte. Après Tazenda, viendra le tour de Rossem, mais avant… »

Channis sentit l’ombre torturante s’élever devant lui, et le geste machinal de son bras vers ses yeux douloureux ne fut pas suffisant à le protéger. C’était une ombre qui l’étouffait, et tandis que son âme déchirée, tenaillée, s’enfonçait de plus en plus dans les ténèbres, il aperçut une ultime image du Mulet triomphant – ce cure-dent articulé et ricanant – avec son interminable nez charnu que le rire faisait trembler.

Le bruit s’éteignit et l’obscurité l’enveloppa de son voile miséricordieux.

L’évanouissement se termina par une sensation fulgurante rappelant l’éclat brutal d’une torche, et Channis reprit lentement conscience et l’usage de la vue à travers des yeux brouillés de larmes.

Sa tête le faisait atrocement souffrir, et c’est au prix d’une véritable agonie qu’il put y porter la main.

De toute évidence, il était vivant. Légèrement, telles des plumes qui planent après avoir été emportées par un tourbillon de vent, ses pensées se calmèrent et vinrent se poser dans son esprit. Il se sentit pénétré par un sentiment de réconfort. Lentement, avec des peines infinies il tourna la tête – et le soulagement qu’il ressentit lui donna un coup au cœur.

Car la porte était ouverte et le Premier Orateur se tenait debout sur le seuil. Il voulut parler, crier, l’avertir. Mais sa langue se figea et il sut qu’il était toujours prisonnier du puissant cerveau du Mulet qui bloquait en lui toute velléité de parole.

Il tourna encore la tête. Le Mulet était toujours dans la pièce. Il était furieux, les yeux étincelants. Il ne riait plus, mais un rictus féroce découvrait ses dents.

Channis sentit l’influence mentale du Premier Orateur effleurer son esprit d’une caresse apaisante. Puis il se produisit un choc : un bref assaut contre les défenses mentales du Mulet, suivi d’une retraite.

« Voici donc un nouveau venu qui vient me saluer », dit le Mulet, avec une furie grotesque. Son esprit agile poussa ses tentacules hors de la pièce… loin… loin.

« Vous êtes seul », dit-il.

Le Premier Orateur répondit par un geste d’assentiment.

« Je suis complètement seul. Il est nécessaire que je sois seul, puisque c’est moi qui me suis trompé en calculant votre avenir, il y a cinq ans. J’aurais éprouvé une certaine satisfaction à réparer mon erreur sans aucune aide. Malheureusement, je n’avais pas compté avec la puissance de votre champ de répulsion émotionnelle, qui défendait cette maison. Je vous félicite de l’habileté avec laquelle vous l’avez établi.

— Gardez vos compliments pour de meilleures occasions, répondit l’autre d’un ton rogue. Etes-vous venu soutenir de votre état moral cette pile branlante de votre royaume ? »

Le Premier Orateur sourit : « Mais Bail Channis s’est fort bien tiré de sa mission, d’autant plus qu’il n’était pas de force, et de loin, à lutter avec vous sur le plan psychique. Je vois bien, évidemment, que vous l’avez malmené, mais il se peut que nous soyons encore en mesure de lui rendre la pleine possession de ses facultés. C’est un homme brave, Monsieur. Il s’est porté volontaire pour cette mission, tout en sachant pertinemment qu’il avait les plus grandes chances, selon nos prévisions mathématiques, de subir de sérieux dommages psychiques – ce qui est infiniment plus regrettable qu’une simple infirmité corporelle. »

L’esprit de Channis s’agitait en vains efforts pour s’exprimer : il aurait voulu jeter un cri d’alarme, mais en était incapable. Il ne pouvait qu’émettre un flot continu de peur, de peur…

Le Mulet était calme : « Vous savez, naturellement, que Tazenda vient d’être détruite.

— En effet : l’attaque que votre flotte a menée était prévue.

— Oui, je le suppose, mais non évitée, n’est-ce pas ?

— Non, pas évitée. » L’état d’esprit du Premier Orateur était simple : il se faisait littéralement horreur ; il éprouvait un complet dégoût de soi. « Et la faute m’en incombe bien plus qu’à vous. Qui aurait pu imaginer vos facultés, il y a seulement cinq ans ? Nous soupçonnions depuis le début – dès l’instant où vous avez conquis Kalgan – que vous disposiez d’un pouvoir sur le contrôle émotionnel. Cela n’avait rien de surprenant, Premier Citoyen, comme je pourrais aisément vous l’expliquer.

« Ce pouvoir d’influence émotionnelle que nous possédons, vous et moi, n’a rien de particulièrement nouveau. En fait, il existe à l’état latent dans le cerveau humain. La plupart des hommes peuvent lire les émotions de façon grossière en les associant pragmatiquement avec leurs reflets sur le visage, le ton de la voix et ainsi de suite. Bon nombre d’animaux possèdent cette faculté à un degré plus élevé ; ils utilisent, dans une grande mesure, le sens olfactif, et les émotions mises en cause sont, bien entendu, beaucoup moins complexes.

« En réalité, les humains sont capables de faire beaucoup mieux, mais le développement du langage parlé, au cours de millions d’années, a provoqué l’atrophie du contact émotionnel direct. La Seconde Fondation a eu le grand mérite de ressusciter ce sens oublié et de lui rendre au moins quelques-unes de ses facultés potentielles.

« Mais il ne connaît pas son plein épanouissement à notre naissance. Une dégénérescence remontant à un million d’années constitue un formidable obstacle, et ce sens, nous devons l’exercer, de même que nous exerçons nos muscles. Or, c’est là que se situe la grande différence qui nous sépare : vous possédiez pour votre part ce sens en venant au monde.

« Cela, nous avons pu l’établir par le calcul. Nous avons également pu calculer l’effet que produirait la possession d’un tel sens dans une collectivité d’hommes qui en seraient dépourvus. Le voyant au royaume des aveugles… Nous avions calculé jusqu’à quel point la mégalomanie s’emparerait de vous et nous avons cru prendre nos mesures en conséquence. Mais nous avions négligé deux facteurs.

« Le premier, c’est la portée considérable de votre sens. C’est seulement dans la limite de notre champ visuel que nous pouvons, quant à nous, établir un contact émotionnel, ce qui explique que nous soyons plus désarmés que vous ne pourriez l’imaginer contre les armes physiques. Le sens de la vue joue chez nous un rôle considérable. Il n’en va pas de même pour vous. Nous savons pertinemment que vous tenez des hommes sous votre coupe mentale et maintenez avec eux un intime contact émotionnel, même lorsqu’ils se trouvent hors de la portée de votre vue ou de votre voix. Cela, nous l’avons découvert trop tard.

« En second lieu, nous n’étions pas avertis de vos déficiences physiques, en particulier de celle qui vous paraissait à ce point importante que vous avez cru bon d’adopter le nom de Mulet. Nous n’avions pas prévu que vous étiez non seulement un mutant, mais un mutant stérile, et la distorsion psychique supplémentaire due au complexe d’infériorité qui en résultait nous a totalement échappé. Nous avions établi nos prévisions en fonction d’une mégalomanie – mais pas d’une intense psychopathie paranoïaque.

« C’est moi qui porte la responsabilité de ces lacunes dans nos informations, car j’étais le chef de la Seconde Fondation lorsque vous avez mis la main sur Kalgan. Nous avons découvert ce que nous ignorions lorsque vous avez détruit la Première Fondation – mais il était trop tard – et nous avons payé cette erreur par des millions de morts, sur Tazenda.

— Et vous pensez redresser la situation maintenant ? » Les lèvres minces du Mulet se retroussaient, son cerveau vibrait de haine. « Qu’allez-vous faire ? M’engraisser ? Restaurer ma virilité ? Extirper de mon passé les longues années de mon enfance passées dans un environnement hostile ? Regrettez-vous mes souffrances ? Regrettez-vous mon existence misérable ? Je n’éprouve aucun remords des actes auxquels la nécessité m’a contraint. Que la Galaxie assure donc de son mieux sa protection, puisqu’elle n’a pas remué le petit doigt pour venir à mon aide lorsque j’en avais besoin.

— Bien entendu, dit le Premier Orateur, vos sentiments ne sont que les produits de votre environnement. Il ne s’agit pas de les condamner mais de les modifier. La destruction de Tazenda était inévitable. Nous devions choisir entre les deux termes de l’alternative : en épargnant Tazenda, nous aurions provoqué à travers la Galaxie des destructions plus importantes, dont les conséquences se seraient répercutées pendant des siècles. Nous avons fait de notre mieux dans la mesure de nos moyens. Nous avons évacué au maximum les habitants de Tazenda. Nous avons décentralisé le reste de notre monde. Malheureusement, ces mesures ont été nécessairement insuffisantes. Elles vouaient des millions d’innocents à la mort… N’en éprouvez-vous pas de regret ?

— Pas le moins du monde – et je ne regrette pas davantage les centaines de milliers de personnes qui vont mourir sur Rossem dans moins de six heures.

— Sur Rossem ? » répéta vivement le Premier Orateur.

Il se tourna vers Channis qui était à demi parvenu à se redresser sur son séant et projeta vers lui la pleine puissance de son fluide mental. Channis sentit le duel psychique s’engager au-dessus de sa tête, puis il perçut le craquement des liens mentaux qui l’emprisonnaient, et les mots se précipitèrent pêle-mêle hors de sa bouche : « Monsieur, j’ai lamentablement échoué. Il m’a arraché l’aveu, dix minutes à peine avant votre arrivée. Je ne cherche pas d’excuses. Il sait que la Seconde Fondation n’est pas sur Tazenda mais sur Rossem. »

De nouveau, les liens se refermèrent sur lui.

Le Premier Orateur fronça les sourcils.

« Je vois. Qu’avez-vous l’intention de faire ?

— Vous me le demandez ? répondit le Mulet. Est-il tellement difficile de distinguer l’évidence ? Depuis le temps que vous discourez sur la nature du contact émotionnel et alignez des mots tels que mégalomanie et psychopathie paranoïaque, je travaillais. Je me suis mis en contact avec ma flotte et je lui ai donné des ordres. Elle a reçu les instructions sauf contrordre de ma part, pour bombarder dans six heures trente la surface de Rossem, à l’exception de ce seul village et d’une zone périphérique de cent soixante kilomètres carrés. Je lui ai donné la consigne de raser la planète et de se poser ensuite à cet endroit.

« Vous avez un répit de six heures, et en six heures vous ne viendrez pas à bout de mon esprit, pas plus que vous ne pourrez sauver Rossem.

Le Mulet étendit les mains et se mit de nouveau à rire, cependant que le Premier Orateur paraissait déconcerté par le tour imprévu qu’avaient pris les événements.

« Et l’autre terme de l’alternative ? dit-il.

— Pourquoi voulez-vous qu’il existe une alternative ? Qu’aurais-je à y gagner ? Faudrait-il que je sois avare des vies de ceux qui habitent Rossem ? Peut-être, si vous permettiez à mes astronefs de se poser et acceptiez – vous et tous les membres de la Seconde Fondation – de vous soumettre à la tutelle mentale qu’il me plairait de fixer, serait-il possible dans ce cas que je décommande le bombardement. Il ne serait peut-être pas inutile d’avoir à ma disposition tant d’hommes d’une intelligence supérieure. Mais, d’autre part, cela exigerait un effort considérable de ma part, et je ne suis pas autrement sûr que le jeu en vaille la chandelle. C’est pourquoi je ne suis pas tellement désireux d’obtenir votre agrément. Qu’en dites-vous, membre de la Seconde Fondation ? Quelle arme possédez-vous contre mon esprit, qui est au moins aussi puissant que le vôtre, et contre mes astronefs qui sont plus redoutables que tout ce que vous avez jamais rêvé de posséder ?

— Ce que j’ai ? dit lentement le Premier Orateur. Mais… rien, si ce n’est un petit grain de savoir – un minuscule grain de savoir que vous-même, avec toute votre superbe, vous ne possédez pas.

— Parlez vite, dit en riant le Mulet, montrez-vous inventif. Vous aurez beau vous débattre, vous ne sortirez pas de cette impasse.

— Pauvre mutant, dit le Premier Orateur, pourquoi me débattrais-je ? Interrogez-vous : pourquoi Channis fut-il envoyé sur Kalgan pour servir de leurre ? Bail Channis qui, bien que jeune et brave, vous est autant inférieur sur le plan psychique que cet officier endormi, ce Han Pritcher. Pourquoi ne me suis-je pas déplacé en personne, ou l’un de nos autres dirigeants ?… La lutte eût été plus égale.

— Sans doute n’étiez-vous pas assez sots pour risquer l’aventure, car aucun de vous n’est de taille à se mesurer avec moi, répondit le Mulet avec une suprême assurance.

— La raison véritable est plus logique. Vous saviez que Channis appartenait à la Seconde Fondation. Il n’avait pas la possibilité de vous le cacher. De votre côté, vous n’ignoriez pas votre supériorité. C’est pourquoi vous n’avez pas craint d’entrer dans son jeu et de le suivre comme il le désirait, pour mieux pouvoir vous battre plus tard. Serais-je allé sur Kalgan que vous m’auriez tué, car j’aurais constitué pour vous un réel danger. J’aurais pu éviter la mort en dissimulant mon identité. Mais je n’aurais pu vous pousser à me suivre dans l’espace. C’est uniquement cette infériorité reconnue qui vous a attiré. Seriez-vous demeuré sur Kalgan que toutes les forces réunies de la Seconde Fondation eussent été impuissantes à vous atteindre, environné que vous étiez par vos hommes, vos machines et votre pouvoir psychique.

— Mon pouvoir psychique est toujours à ma disposition, dit le Mulet, et mes hommes et mes machines ne sont pas loin.

— C’est exact, mais vous n’êtes plus sur Kalgan. Vous vous trouvez sur le territoire de Tazenda, que l’on vous a logiquement présentée comme la Seconde Fondation – très logiquement présentée, en vérité. Il fallait bien qu’il en fût ainsi, car vous êtes un homme habile, Premier Citoyen, que seules les déductions de la logique peuvent convaincre.

— Je l’admets, et ce fut pour votre camp une victoire passagère. Mais j’avais tout le temps devant moi pour tirer les vers du nez de votre précieux Channis, et suffisamment de sagesse pour comprendre qu’il pouvait dire la vérité.

— Et de notre côté, ô mon-ami-pas-tout-à-fait-assez-subtil, nous pensions pouvoir faire un pas de plus, et c’est là que Bail Channis vous attendait.

— Grave erreur… car c’est moi qui ai plumé son esprit comme un vulgaire poulet. Je lui ai positivement ouvert le crâne devant moi, et lorsqu’il m’a déclaré que Rossem était la Seconde Fondation, j’étais sûr de détenir la vérité. Car je l’avais à ce point disséqué qu’aucun soupçon de dissimulation n’aurait pu trouver refuge dans les plus infimes circonvolutions de sa cervelle.

— C’est assez vrai. Cela fait grand honneur à votre clairvoyance. Car je vous ai déjà dit que Bail Channis était un volontaire. Mais savez-vous quel genre de volontaire ? Avant de quitter notre Fondation, il a subi une opération chirurgicale mentale. Pensez-vous qu’il était à même de vous tromper ? Pensez-vous que Bail Channis, sans préparation spéciale, était capable de vous abuser ? Non, Bail Channis était lui-même abusé, volontairement. Jusqu’en les plus intimes replis de son cerveau. Bail Channis est honnêtement persuadé que Rossem est la Seconde Fondation.

« Et, depuis maintenant trois ans, nous autres, de la Seconde Fondation, nous avons construit un faux-semblant de cet organisme dans le royaume de Tazenda, cela uniquement en prévision de votre arrivée. Et nous avons réussi, avouez-le ? Vous avez été sur Tazenda, puis au-delà, jusque sur Rossem – mais pas plus loin. »

Le Mulet avait bondi sur ses pieds.

« Vous osez prétendre que Rossem non plus n’est pas la Seconde Fondation ? »

Du plancher où il était assis, Channis sentit ses liens se rompre pour de bon, sous la pression du flux mental projeté par le Premier Orateur. Il se redressa tout droit. Il laissa échapper un long cri incrédule : « Comment ?… Rossem ne serait pas le siège de la Seconde Fondation ? »

Les souvenirs de toute son existence, le témoignage de son esprit – tout dansait autour de lui une gigue échevelée dans un brouillard confus.

Le Premier Orateur sourit :

« Vous voyez, Premier Citoyen, Channis est aussi bouleversé que vous-même. Naturellement, Rossem n’est pas la Seconde Fondation. Nous croyez-vous assez fous pour introduire le loup dans la bergerie ?

« L’expédition envoyée sur Rossem par la Seconde Fondation et qui y réside depuis trois ans, sous la dénomination d’Anciens de ce village, s’est embarquée hier et a pris le chemin de Kalgan. Ils éviteront votre flotte, naturellement, et ils parviendront sur Kalgan un jour au moins avant vous. C’est d’ailleurs pour cette raison que je vous fais cette confidence. Sauf contrordre de ma part, vous trouverez à votre retour un Empire en pleine révolte, un royaume désintégré, et seuls vous resteront fidèles les équipages de votre flotte. Ils seront écrasés par le nombre. De plus, les hommes de la Seconde Fondation s’occuperont de la flotte demeurée à sa base et veilleront à ce que vous n’opériez aucune reconversion nouvelle. Votre Empire a vécu, mutant. »

Le Mulet inclina lentement la tête, tandis que la colère et le désespoir envahissaient son âme. « Oui, il est trop tard… trop tard… Maintenant, je le vois…

— Maintenant, vous le voyez, acquiesça le Premier Orateur, et ensuite vous ne le verrez plus. »

Dans le désarroi du moment, l’esprit du Mulet s’ouvrit, et le Premier Orateur, qui guettait l’instant propice, s’y insinua prestement. Il lui fallut une insignifiante fraction de seconde pour opérer un changement radical.

Le Mulet leva les yeux. « Alors, je rentrerai sur Kalgan ?

— Certainement. Comment vous sentez-vous ?

— En excellente forme. » Son front se plissa. « Mais qui êtes-vous ?

— Cela a-t-il une quelconque importance ?

— Non, bien entendu. » Il pensa à autre chose et toucha l’épaule de Pritcher. « Réveillez-vous, Pritcher. Nous allons rentrer chez nous. »

Deux heures plus tard, Bail Channis se sentit assez fort pour marcher sans aide.

« Il ne se souviendra plus jamais de ce qui s’est passé ? demanda-t-il.

— Jamais. Il conserve son pouvoir mental et son Empire, mais ses mobiles sont maintenant entièrement différents. Pour lui, la notion de Seconde Fondation n’existe plus et c’est désormais un homme pacifique. Il mènera une existence beaucoup plus heureuse durant les quelques années que lui laisse son physique déficient. Et, après sa mort, le Plan de Seldon suivra son cours – d’une façon ou d’une autre.

— Est-il exact, insista Channis, est-il exact que Rossem n’est pas le siège de la Seconde Fondation ? J’en jurerais mes grands dieux… Je le sais pertinemment… Je ne suis pas fou.

— Vous n’êtes pas fou, en effet, Channis – mais, comme je l’ai dit, changé. Rossem n’est pas la Seconde Fondation. Venez ! Nous aussi, nous allons rentrer chez nous. »

Dernier interlude

Channis était assis dans une petite chambre tapissée de carreaux rouges et laissait son esprit se détendre. Il était satisfait de vivre dans le présent. Il y avait les murs, et la fenêtre, et l’herbe à l’extérieur. Tout cela n’avait pas de nom. C’étaient simplement des choses. Il y avait un lit, une chaise et des livres qui se déroulaient languissamment sur l’écran situé au pied de son lit. Il y avait l’infirmière qui lui apportait ses repas.

Au début, il s’efforçait de rassembler en un tout cohérent les bribes de conversation qu’il entendait. Comme par exemple entre ces deux hommes.

« Aphasie complète, maintenant, dit l’un. Tout est nettoyé, et je crois sans dommage. Il suffira de réintroduire l’enregistrement de l’onde encéphalographique de sa conformation originale. »

Il se souvenait des sons par routine, des sons qui lui semblaient particuliers – comme s’ils avaient possédé quelque signification. Mais à quoi bon se préoccuper de ces questions ?

Mieux valait observer les jolies couleurs sur l’écran, placé au pied de la chose sur laquelle il était étendu.


Puis quelqu’un entra et s’occupa de lui, après quoi il dormit pendant longtemps.

Et lorsque ce fut terminé, le lit était soudain devenu un lit et il sut qu’il se trouvait dans un hôpital, et les mots dont il se souvenait avaient un sens.

Il se dressa sur son séant : « Que se passe-t-il ? »

Le Premier Orateur était à son chevet.

« Vous êtes sur la Seconde Fondation, et vous avez retrouvé votre esprit – votre esprit d’origine.

— Oui ! Oui ! » Channis se rendit compte qu’il était enfin lui-même et il éprouvait à cette idée un incroyable sentiment de joie et de triomphe.

« Et maintenant dites-moi, reprit le Premier Orateur, savez-vous quel est le siège de la Seconde Fondation ? »

Et, telle une vague gigantesque, la vérité submergea Channis et il s’abstint de répondre. Comme Ebling Mis avant lui, il n’était conscient que d’une vaste, d’une écrasante surprise.

Puis il hocha enfin la tête et dit : « Par toutes les étoiles de la Galaxie, à présent, je le sais. »

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